Io, maintenant qu’il était allié à l’immeuble, avait pu constater que les synthétiseurs-cordons-bleus des cantines étaient tout à fait opérationnels ; tout en poursuivant sa conversation avec l’ange qui s’exprimait via les nombreux haut-parleurs de la salle, il eut droit à l’un des meilleurs repas qu’il lui fut jamais donné l’occasion de manger.

« Si nous voulons frapper le Réseau une nouvelle fois, disait l’ange, autant profiter de la confusion que tu lui as fait subir, et agir le plus rapidement possible.

— En effet. Mais néanmoins, une question subsiste, qui pour toi revêt peut-être une importance toute relative, mais qui à moi me semble plus que problématique : comment ?

— Bah ! Inutile de se faire du souci pour cela : on finira bien par trouver quelque chose, l’important étant de se dépêcher. Ce qui pourrait grandement nous servir, en revanche, est le fait que je puisse faire construire tout ce qui pourrait s’avérer utile.

— Tu peux donc faire fonctionner les machines dans les sous-sols ? Io était curieux.

— N’oublie pas que ce sont mes sous-sols : bien sûr que je le peux ! Tu n’as qu’à choisir : veux-tu des patins à roulettes, ou un fusil d’assaut nouvelle génération ?

— Une arme me serait sans doute plus utile que des patins, mais j’espère tout de même ne pas en avoir besoin. Si tu peux effectivement me construire tout ce qui sera nécessaire, cela ouvre bien des perspectives… Le "comment ?" n’est peut-être alors plus la question la plus urgente ; il nous faut trouver où frapper.

— Ouaip. Finis donc ton repas – tu tâcheras quand même d’être moins gourmand la prochaine fois – et remonte dans ma "salle de contrôle", où se trouve mon écran. Ce sera plus pratique pour visualiser la situation. »

Io acheva donc son délicieux repas et se leva pour retourner dans l’étrange salle, au sommet, qu’il avait quittée quelques temps plus tôt. Il avait hâte de discuter avec l’immeuble de toutes les possibilités qui lui étaient offertes grâce aux chaînes de montage des sous-sols : il allait pouvoir bouleverser tout ce qu’il voudrait, et sa vie n’en deviendrait que plus agréablement, délicieusement, dangereuse… « Je suis complètement cinglé », se rendit-il compte. Et alors ?

Au dernier étage, il monta sur la chaise qu’il avait laissée sous la trappe, et sauta pour se hisser une nouvelle fois à la force des poignets.

« Il faudra que je songe à te faciliter l’accès à cette pièce, annonça la voix maintenant bien familière de l’ange-immeuble.

— Il faudra, oui. Tu me ramènes mon fauteuil ?

— Tout de suite. »

Le confortable meuble surgit à nouveau du fond de la pièce pour que Io puisse s’installer à son aise devant l’écran, où la figure épanouie de l’ange semblait bouillir d’excitation.

« C’est bon, tu es prêt ? demanda-t-il. Au boulot !

— Alors, que proposes-tu ? s’enquit Io.

— Eh oh, minute ! Je ne peux pas pondre des plans comme cela, en claquant des doigts. Il faut d’abord minutieusement analyser la situation, et réfléchir calmement.

— OK ! Récapitulons donc : que voulons-nous en premier lieu ? Détourner l’attention du Réseau de façon à ce qu’il ne t’efface pas tes mémoires.

— Tout juste, approuva l’immeuble. Et pour cela, il va nous falloir frapper en un certain point, créer une situation nouvelle et gênante pour le Réseau de façon à ce qu’il emploie toutes ses ressources pour la démêler.

— Et c’est là qu’interviennent fatalement les questions "où" et "comment", remarqua Io.

— Et c’est là que je bloque : aucun de nous deux ne possède les informations nécessaires pour déterminer comment tenter de paralyser le Réseau. »

L’ange déploya ses ailes et prit son envol, puis quitta l’écran après un splendide looping autour d’un petit nuage brumeux ; il laissa place à une surface d’un blanc immaculé sur laquelle vint se dessiner un bien curieux objet : il ressemblait, selon Io, à une méduse de plastique, avec une tête cubique et des tentacules de métal.

La voix de l’immeuble se fit à nouveau entendre : « Voici ce qui nous permettra de recueillir les informations nécessaires. Je l’ai imaginé pendant que nous parlions : c’est un objet très simple d’utilisation destiné à rétablir ma connexion avec le Réseau.

— On peut savoir comment ça marche ? Io voyait mal comment une méduse, en plastique de surcroît, pourrait bien les aider.

— Bien sûr. La partie cubique que tu vois actuellement sur l’écran est une sorte d’ordinateur très complexe, miniaturisé aux limites du possible ; tandis que la structure plastique qui en constitue le boîtier est en réalité une chaîne de composants qui permet d’assurer une liaison directe entre moi et l’objet. En quelque sorte, je pourrai transporter mon esprit (ou du moins une partie) dans la boîte que tu as sous les yeux.

— Et ceci à quelles fins ?

— J’y arrive. Il va falloir que tu amènes cet objet à un point de connexion avec le Réseau. Les "tentacules métalliques" de l’objet se chargeront d’assurer une liaison physique, en forçant la connexion de façon mécanique, pour que l’ordinateur contenant mon esprit soit lui-même connecté. Ensuite, je me "projetterai" à l’intérieur du Réseau, en forçant les sécurités de l’intérieur, partant en quête de toutes les données que je pourrai dénicher.

— Je vois, fit Io. Mais, une fois que tu seras relié au Réseau par l’intermédiaire de cet objet, qu’est-ce qui te fait croire que tu parviendras à forcer les sécurités ? »

L’ange réintégra l’écran, shootant dans l’objet pour le faire disparaître et retrouver son atmosphère céleste.

« Eh bien, peu de choses en fait, reconnut-il. Principalement le fait que le Réseau n’a probablement pas prévu qu’une intelligence qu'il a lui-même créée pour servir la Société puisse se retourner contre lui et tenter de passer ses barrages informatiques. Et je n’ai jamais dit que ce serait facile ; peut-être m’y casserai-je effectivement les dents. Mais si tu as une meilleure idée, dis-la toujours…

— En définitive, non, fit Io. La tienne me paraît très bonne, si, si… Mais il y a un problème qui m’ennuie : comment veux-tu que je sorte d’ici avec tous ces policiers dehors qui patrouillent ?

— Ecoute : laisse-moi donc travailler, va faire du sport, va regarder la télé, va dormir, fais ce que tu veux ; pendant ce temps-là, moi je m’occupe de mes usines aux sous-sols, je prépare tout et demain je te dirai ce qu’il faudra faire. Allez, ouste ! »

L’ange sur l’écran avait un air sévère qui fit éclater Io de rire, ce qui lui était rarement arrivé. L’immeuble se joignit à son hilarité avant de cesser tout contact pour effectivement s’adonner au travail.

Io fit ce qui lui avait été conseillé : il occupa sa journée par tous les moyens qu’il jugea bons, sans plus se poser de questions. Il passa plusieurs heures dans la grande salle de sport, car il savait que les jours prochains allaient nécessiter la plus grande forme physique. Il fit du ping-pong contre un robot des plus expérimentés, courut des sprints pour affronter d’autres automates, monta à la corde une dizaine de fois, exécuta des acrobaties interminables sur tous les agrès à sa disposition… Quand il eut fini, il était à bout de souffle, lessivé ; mais il se sentait prêt à affronter tous les dangers qui pourraient survenir. « Tout de même, pensa Io avec son esprit nouvellement ouvert, il est dommage qu’il n’existe pas de sport dans lesquels les humains pourraient s’entraider pour gagner, où l’on pourrait s’unir dans un but plus chaleureux que la coopération à la Société. De tels sports pourraient renforcer notre cohésion et améliorer encore nos rapports avec autrui… Il est étrange que personne n’ait songé à en créer ; il faudra que j’en discute avec l’immeuble », résolut-il.

Ce dernier ne donnait par ailleurs toujours aucun signe de vie ; il était sans doute encore plongé dans ses plans et ses machines. Io alla donc regarder la télé, pour voir si par hasard on n’y parlerait pas de lui. Mais non, en regardant l’écran on aurait pu croire que tout était absolument normal, comme s’il ne s’était jamais rien passé, comme si la foule de toute une ville ne s’était pas retrouvée, par la faute d’un seul homme, en train de lancer des feux d’artifices dans les rues. Seul le nombre élevé des publicités prônant les bienfaits de la Société aurait pu laisser entrevoir que cette dernière avait quelques soucis en ce moment. A huit heures Io alla manger, sans aucun ange cette fois pour lui tenir compagnie. Puis il monta dans la chambre où il s’était installé, et s’endormit plein des rêves de sa nouvelle vie. Il savait qu’une fois de plus il oublierait ces rêves, mais comme désormais la réalité promettait d’être tout aussi excitante, il en était moins triste.