Chapitre VI.1
Io rencontra bien peu de policiers sur le chemin du retour, et plus aucun ne patrouillaient devant l’immeuble. « Me croient-ils mort ? se demanda-t-il. Possible ; mais cela ne saurait durer : ils s’apercevront tôt ou tard qu’ils n’ont fait que décharger leurs armes sur un simple hologramme. » D’ailleurs, au bout de la rue, là où se trouvait le « double » de Io quand la police avait ouvert le feu, on ne distinguait guère plus qu’une vague tache sombre. En effet, les lieux de l’incident avaient été aussitôt protégés par des murs qui formaient un grand pavé d’un noir d'encre recouvrant une bonne partie de la rue. A l’intérieur allait se dérouler l’enquête, les moindres indices seraient minutieusement analysés et tous s’apercevraient que Io tenait encore parfaitement sur ses deux jambes. « J’aurai alors toute la police à mes trousses, pensa le soit-disant criminel ; mais tant pis : il faut bien que je rencontre quelques obstacles sur ma route, sans quoi ce serait monotone. »
Quelques individus entraient et sortaient du pavé noir abritant des lieux regorgeant d’indices passionnants pour des enquêteurs qui avaient rarement de quoi se mettre sous la dent ; mais personne n’aperçut Io qui passa sans encombre les portes de l’immeuble. L’ange était-il rentré victorieux de sa quête de données à travers le Réseau ?
Le hall de l’immeuble lui semblait puissamment prometteur : c’était la pièce introductive à un bâtiment avec lequel il se forgeait une nouvelle vie, un lieu d’accueil vers un futur d’un inconnu merveilleux. Nulle trace d’ange cependant ; la représentation de l’immeuble avait totalement déserté les lieux… A moins que la mince fumée qui montait vers le plafond ne soit un reste du paradis nuageux qui l’environnait habituellement ? Non, la fumée s’élevait lentement d’une cigarette appartenant à un individu pour le moins déroutant qui, tout de noir vêtu et assis, ou plutôt affalé, dans un profond fauteuil au centre du hall, regardait dans sa direction.
Cet individu n’était pas si étrange, non, il s’apparentait en tous points à un humain et en possédait toutes les caractéristiques, mises à part, infime détail, deux cornes qui pointaient à travers son chapeau. Autant que sa position détendue permettait à Io d’en juger, il était assez grand (mais pas trop) et mince. Par-dessus ses vêtements noirs d’un genre plutôt raffiné quoiqu’un poil démodés, il était enveloppé d’un immense imperméable de cuir, noir lui aussi, tandis qu’un chapeau mou et de vieilles lunettes noires contribuaient à masquer un visage imberbe et mystérieux.
« Un jeune mafioso en puissance » aurait pu penser Io s’il avait eu connaissance de ce genre d’individus, aussi dangereux et terribles que pleins de grâce et de courtoisie. Le mafioso en question portait en outre des gants de cuir noirs ; la main gauche gantée tenait négligemment le droit, pour que l’homme puisse fumer en toute aisance. Seul détail insolite (mis à part les cornes qui lui sortaient des tempes, mais ce n'était que la banale manifestation d’un aspect démoniaque), la cigarette de l’individu se consumait sans répandre de cendres, pas plus qu’elle ne semblait se raccourcir.
« Un drôle d’ange, assurément, en conclut Io. Comment faut-il t’appeler désormais ?
— Toutes mes excuses pour la lenteur dont je fais preuve pour me présenter, répondit l’homme le plus aimablement du monde, je ne faisais que savourer l’instant présent. Ainsi tu m’as reconnu… Eh bien ! Saches que tu as en face de toi le fraîchement créé Imalbo, bien plus amusant qu’un quelconque envoyé de Dieu. »
Imalbo se leva lentement et s’avança vers Io : « Désolé de ne pas pouvoir te serrer la main, mais j’ai un sérieux manque de matérialité, si tu vois ce que je veux dire.
— Oui, je vois. Mais comment diable es-tu parvenu à m’apparaître en dehors d’un écran ? lui demanda Io. Quand tu te prenais pour un ange, et je suis d'ailleurs content de voir que ça t’est passé, tu ne t’es jamais tenu ainsi devant moi autrement que sur une surface plane.
— Tout à fait exact, reconnu Imalbo. Eh bien, mettons que je suis comme un hologramme, mais d’un genre assez particulier : je peux me balader et apparaître n’importe où dans mon immeuble, je ne dépends pas des limitations ringardes d’un vulgaire projecteur holo. En fait, j’apparais tout autour d’une petite bille qui elle peut aisément se déplacer dans l’immeuble ; un objet minuscule suffit ainsi à me représenter. »
En entendant ces mots, Io distingua comme une vague lueur rouge provenant de l’homme. Mais ce n’était pas comme s’il était irradié et qu’il répandait une lueur autour de lui : un feu brillait à l’intérieur de son corps, il y avait un point dans son ventre, à hauteur de nombril, d’où provenaient des rayons de lumière rouges. Ils s’intensifièrent soudain jusqu’à ce que presque tout le corps en devienne luisant, puis la lumière s’estompa peu à peu jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un vague point rouge là où se trouvait la bille qui « créait » Imalbo.
« Comme tu vois, décréta celui-ci, je deviens parfois très coloré. Surtout quand je m’agite beaucoup, ou qu’il me prend envie de voler et autres bizarreries du même genre. Moi, je trouve ça joli.
— Sans doute. Mais tu ne vas quand même pas me faire languir plus longtemps : et ces données, alors ?
— Ah ! oui, j’oubliais. Je me suis plutôt bien débrouillé, en fait. Je te raconterai cela dans les détails tout à l’heure, mais sache que j’ai pu entrer en possession de toutes les informations que le Réseau pensait pouvoir être utiles à mon "petit frère" un jour ou l’autre. J’ai donc ainsi tous les renseignements qu’il ignore mais dont il aurait pu prendre connaissance, par exemple en cas d’un grave problème de sécurité.
— Un tas de trucs utiles, en somme. Et alors, ton petit frère, il ressemblait à quoi ?
— Oh ! Un vilain chien-chien, voilà tout. Mais il y a autre chose que je ne t’ai pas dit : pendant que tu revenais ici (tu auras remarqué que j’avais quand même pris le temps de désactiver toutes les sécurités de l’immeuble avant de partir), je m’ennuyais quelque peu, et j’ai commencé à fouiller dans toutes les données que j’avais recueillies. Je comptais juste m’amuser un peu, et comme je voulais changer de représentation, j’ai cherché des choses utiles en ce sens. Et je suis tombé sur la représentation sous laquelle le Réseau apparaissait à mon frangin, la représentation sous laquelle il se faisait obéir et respecter.
— Et qu’était-ce ? s’enquit Io. Si j’ai bien compris, ton "frère" se représentait lui-même par une sorte de chien, c’est ça ?
— Exact. Le Réseau apparaissait donc comme le maître de ce chien : un homme, en blouse de travail blanche. Une sorte de travailleur suprême, qui suscitait le respect par l’unité qu’il symbolisait au sein du monde du travail et de la Société. Un truc bizarre. En tout cas, il ne me plaisait guère, à moi. Je me suis donc bâti une représentation la plus différente possible de la sienne, la plus opposée que je puisse faire.
— D’où les cornes ?
— Ça me distingue de lui en tant qu’humain, non ? Et puis si je suis cinglé, ça me regarde. Bon, toujours est-il qu’une fois Imalbo achevé, tu n’étais toujours pas là. Je suis donc retourné fouiller dans les données récupérées, en essayant de deviner les intentions du Réseau en ce qui me concerne. Une seule certitude si je ne veux pas me retrouver avec les mémoires bien lessivées : il va falloir faire vite ! » Imalbo ne semblait pourtant pas alarmé, il montrait toujours son sourire mystérieux.
« Et tu as une idée de ce que l’on pourrait faire ?
— Plus ou moins. Je pense qu’il serait bien d’agir ce soir ; on a donc quand même un peu de temps devant nous. Je t’expliquerai tout cet après-midi, mais pour l’instant tu devrais te reposer un peu, tu vas en avoir besoin. Je suppose que tu as faim ? Il est déjà midi. »
Annotations
Versions