Chapitre IX.3
Ils allaient arriver à destination. Une abeille s’était mise à les suivre, et Io voulait attendre son départ pour essayer une nouvelle fois de les interroger sur son propre compte, avant de les quitter définitivement.
La salle de détente télévisuelle était sombre, afin que chacun puisse au mieux profiter des images proposées. Les écrans étaient très grands, très nombreux, et une double rangée de sièges confortables était installée en cercle devant chacun d’entre eux. Les quatre compagnons de Io se dirigèrent tous vers un même poste, et Io ne pouvait alors qu’espérer que tous les sièges n’étaient pas destinés à être occupés. Il n’y avait qu’une seule de ces maudites bestioles de surveillance dans la pièce, mais tout de même…
Donc, le groupe s’assit, et à mesure qu’ils tournèrent chacun à leur tour leurs regards vers l’écran allumé, le silence vint à s’établir. Ils étaient absorbés, attentifs.
Mais ce ne fut pas un jeu auquel ils eurent droit : ce fut un bulletin d’informations. Quoi que ce soit de toute façon, ils en étaient réjouis. Le présentateur du journal apparut alors ; il avait une figure totalement impassible, si bien que rien ne laissait présager de quoi il allait être question. Il était bien évidemment vêtu selon la dernière mode, et choisi de façon à ce qu’il n’exprime aucune caractéristique qui pourrait le distinguer de la masse de ses auditeurs. Il se mit à parler : « Mesdames et Messieurs, chers téléspectateurs, bonjour. Des événements d’une gravité très relative mais néanmoins réelle viennent de se produire. Un individu a trahi la Société. Un individu nous a trahis, nous les Citoyens. Hier, il s’est introduit dans un immeuble de la périphérie et y a détruit irrémédiablement des données appartenant au Réseau, appartenant à notre communauté. Notre reporter sur place, TC-774, et son équipe ont fait leur enquête. »
Le présentateur disparut alors, et il fut remplacé par l’immeuble du Projet Contrôle. Il était véritablement hideux, et Io eut bien du mal à le reconnaître ; mais c’était bien celui-là. Seulement, les murs des étages inférieurs étaient d’un noir d’encre, et ils étaient tout bosselés, comme s’ils avaient bouilli sous l’effet d’une éruption souterraine. Ce n’était sûrement pas la petite grenade de Io qui avait pu faire ça. Le reporter, une femme, prit la parole : « Ici TC-774 en direct de la périphérie de notre cité. Hier, pendant la nuit, un individu lourdement armé est parvenu à s’introduire dans l’immeuble dont vous apercevez derrière moi les restes calcinés. S’il est parvenu à violer ainsi notre sécurité, c’est parce que sa perversion et sa volonté de nuire atteignent des proportions qui ne peuvent normalement toucher un humain. Et pourtant c’est bien un homme, qui il y a encore quelques jours vivaient parmi nous : il s’agit de l’ex-Citoyen BTCR‑7563‑V‑0021. »
Io entendit les cris étouffés de ses voisins qui reconnaissaient le matricule de quelqu’un ayant travaillé dans le même service qu’eux, quelqu’un dont la proximité passée leur donnait maintenant envie de vomir.
« Cet homme, Mesdames et Messieurs, poursuivit la journaliste, était venu pour tuer. Son arsenal était impressionnant. Il avait réuni quantité d’armes et de bombes dont la fonction n’était pas simplement de nous priver de notre vie, mais aussi de nous faire souffrir : c’étaient des armes qui faisaient connaître à leurs victimes des tourments tels que la perspective de mourir déchiquetés par un chien enragé sur un brasier infernal les ferait baver d’envie. Et c’est dans un bâtiment surpeuplé qu’il s’est introduit, pour que son carnage à venir atteigne les sommets de violence désirés par son esprit malade.
» Il ne fut pas loin d’y parvenir. Ce dégénéré est allé jusqu’à pointer son arme sur une Citoyenne qui ne faisait évidemment rien d’autre que son travail. Il avait une telle soif de tuer qu’il l’a visée soigneusement, pour voir le sang que réclamait son cerveau démoniaque. C’est heureusement ce qui l’a empêché de réaliser ses sinistres desseins : le Réseau a pu intervenir juste à temps, mettant en fuite le terroriste grâce à des forces de police surentraînées. Le Réseau a organisé une poursuite dans tout le bâtiment pour mettre fin au cauchemar ; mais, dans sa volonté de préserver la vie de ses chers Citoyens, il n’a pu s’empêcher de s’interposer entre l’agresseur et ses victimes, si bien que le terroriste est malgré tout parvenu à produire des dégâts importants, réduisant à néant quantité de données et autres informations extrêmement précieuses faisant partie intégrante du Réseau.
» C’est là la raison de la noirceur de l’immeuble que vous apercevez sur votre écran : une bombe a explosé, et je vous laisse imaginer l’ampleur des dégâts qu’a pu subir le Réseau en voulant prévenir les méfaits de ce fou dangereux qui rode toujours parmi nous, mais qui sera très prochainement mis définitivement hors d’état de nuire. »
Le présentateur réapparut ensuite. Il semblait profondément choqué, comme si lui aussi venait d’entendre les nouvelles pour la première fois ; mais il gardait néanmoins tout son calme et son stoïcisme. Et quand il parla, ce fut d’une voix ferme, parfaitement maîtrisée : « En effet, l’individu BTCR‑7563‑V‑0021 n’a pu être stoppé par le Réseau, temporairement affaibli. Nul ne sait où il se cache, mais dès qu’il se montrera nous saurons lui indiquer le sort que nous réservons à ceux qui veulent nous nuire. Mesdames et Messieurs, cet homme est un fou, un psychopathe. Il n’a plus aucun repère, et plus aucun respect pour la Société dont son esprit malade ne parvient plus à saisir la beauté et la perfection. Et ainsi, il n’a plus tout son sens civique. Nous pouvons donc tous contribuer à la capture de ce dangereux criminel : renforçons encore, au-delà du possible, notre amour de la Société. Respectons le plus scrupuleusement la moindre de ses règles qui nous permettent de vivre dans une totale harmonie, et ainsi, nous saurons reconnaître cet individu qui essaye de renverser cela même pour quoi nous sommes présents sur cette planète ! »
Ce fut sur ces paroles poignantes que l’écran s’éteignit. Les nouvelles avaient été brèves, et la télé coupée immédiatement après sans la moindre plage publicitaire, car les Citoyens qui avaient regardé l’information (et s’ils n’étaient pas tous devant un écran, très bientôt la totalité de la population serait mise au courant) avaient maintenant à réfléchir. Leur réflexion ne pouvait évidemment les mener qu’à une unique conclusion, mais ils devaient la trouver eux-mêmes, seuls ou ensemble, pour qu’elle puisse être posée comme vérité irréfutable.
« Quelle horreur ! » s’exclama 306. Io était toujours assez enragé par la façon dont ils avaient ignoré ses deux tentatives pour introduire le sujet précédemment, aussi il tenta cette fois de reparler du temps.
« En effet, fit-il. Mais tout ça n’est que de la politique, n’est-ce pas, et comme vous l’avez dit tout à l’heure cela ne nous concerne pas vraiment. Ce n’est qu’un individu malade qui a pris un jeu pour de la réalité, non ? Un jeu comme celui dont vous me parliez mais qui n’a aucun rapport avec cette réalité. Pourquoi d’aussi sombres questions devraient venir gâcher un après-midi qui s’annonce aussi beau ? Vous n’avez pas vu, dans la cantine, comme les nuages semblaient former une sorte de couronne autour du soleil, et comment ils s’en écartaient progressivement pour le laisser briller dans toute sa splendeur ? Il y avait en outre un magnifique reflet de…
— Mais enfin comment se soucier du temps alors qu’un bandit ravage notre Société ? s’alarmait 246. Ce n’est plus un jeu, enfin, 130, nous sommes en danger.
— Et vous n’avez sans doute pas fait attention, cria 59, mais le matricule de ce monstre correspond à quelqu’un ayant travaillé ici, quelqu’un qui travaillait dans notre service depuis des années, jusqu’à il y a quelques jours seulement !
— Allons, allons, du calme, les pria 308. Pour le moment, il n’y a aucun danger réel.
— Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser un Citoyen tout à fait normal jusque-là à se rebeller contre la Société ? demanda Io d’un air innocent. Il n’aurait quand même pas pu s’apercevoir de mauvaises choses au sein de la Société, c’est impossible, n’est-ce pas ?
— Oui. Seule la folie a put le pousser dans cette voie, affirma 308.
— Mais combien de cas de folie, répliqua Io, la Société a-t-elle connu jusqu’à présent ? Absolument aucun, il n’y a plus de maladie, aussi bien du corps que de l’âme.
— Il a raison, reconnut 59. Il y a autre chose. Mais quoi ?
— Une seule explication, intervint 12 : il était mauvais dès le départ, né pour le crime. Il a ensuite suffit qu’il se laisse corrompre, qu’on lui propose suffisamment d’argent, et un tout petit rien a pu déclencher une telle énergie satanique.
— Impossible, fit Io : si on lui a proposé de l’argent, si quelqu’un l’a poussé à se rebeller, c’est qu’il existe un autre individu tout aussi mauvais, et dont la méchanceté s’était déjà "réveillée" auparavant. Non, on tourne autour du pot. Ainsi, ce n’est pas un problème d’individus : un sentiment de révolte contre la Société est apparu, déclenché par quelque chose qui n’est pas directement lié au criminel.
— Ce raisonnement tient debout, remarqua 308. Sauf qu’un sentiment de révolte ne peut apparaître dans une Société parfaite. »
« Ça y est, il l’a dit » pensa Io. « Que suggérez-vous ? fit-il, feignant l’indignation. Que la Société pourrait ne pas être parfaite ? Mais enfin, vous déraisonnez complètement, mon vieux. C’est vous qui devenez fou !
— Non, non, je n’ai pas dit ça ! s’écria 308.
— Et moi je crois bien que si, fit Io.
— Non, allons. Tout ce que je voulais montrer, c’était la totale absurdité de ces événements. On ne peut rien y comprendre, c’est comme se demander pourquoi les poissons sont verts !
— Ah, non ! Je ne suis pas d’accord, s’exclama 12. J’ai deux petits poissons chez moi qui tournent en rond dans un bocal, et ils sont bleus.
— Ce doit être à cause de la couleur de l’eau, intervint 246, l’air savant. Ainsi on voit le poisson différemment selon la couleur du milieu.
— Mais l’eau n’a pas de couleur, enfin, remarqua 59. En d’ailleurs, quand on essaye de décrire la couleur de la mer, il y en a toujours pour la trouver verte, et d’autres bleue.
— Oui, bien sûr, fit 308, mais les poissons ont eux une couleur bien définie, due à leurs écailles. Ils sont verts. »
VERT…
« Absurde, fit 12. Il faudra que je vous montre mes poissons un de ces jours, quand le Réseau décidera que je peux vous montrer que j’ai raison, et alors vous verrez bien qu’ils sont bleus. »
BLEU…
« Allons, enfin, les calma 59, ce n’est pas si important. Le bleu et le vert sont deux si jolies couleurs, les poissons ont sans doute du mal à choisir !
— Il y a d’ailleurs de très jolies choses vertes, dit 246, comme les arbres, les émeraudes, les publicités pour les boissons à la menthe…
— Tout comme il y a de très jolies choses qui sont bleues, continua 59 : un ciel d’été bien dégagé, les piscines du centre sportif, les saphirs étincelants…
— Et les poissons, conclut 12. Mais le mieux, c’est encore quand le vert et le bleu sont mélangés, comme dans la mer dont nul ne peut décrire la couleur.
— Il est vrai que le turquoise est une splendide couleur, approuva 308, réconcilié, et que c’est un mélange fort réussi de… »
BLEU ET VERT…
« … dont la réussite, justement, est magnifiquement illustrée par la mer et l’étendue de beauté qu’elle représente. Quoi d’autre encore contient autant de bleu et de vert et parvient à atteindre des sommets de beauté à peine imaginables ? »
Io avait l’impression qu’ils avaient accès à l’intérieur même de son cerveau et qu’ils se servaient de ce pouvoir terrifiant pour mieux le faire souffrir.
« Mais toutes ces couleurs nous proviennent du soleil, remarqua 59, et c’est donc la couleur de ce dernier qui prime : le jaune… » Le JAUNE de ses cheveux… « Et aussi, de même, intervint 12, la couleur qui relève le mieux le jaune et qui se marie le mieux avec lui : le noir… » Le NOIR qui enserrait sa tête de déesse…
« Mais enfin, les amis : cessez cela ! intervint 308. Vous vous écartez totalement du sujet : nous parlions, je vous le rappelle, du bleu et du vert ! »
BLEU/VERT, VERT/BLEU, JAUNE, NOIR, BLEU, VERT, ELLE, ELLE, ELLE !!!!
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