Imalbo ne pouvait rien faire, seulement constater que les choses ne se passaient pas comme prévu, loin de là : toujours aucune nouvelle de Gapor, son programme, ni de Io qui aurait dû lui transmettre les résultats de la recherche effectuée. Toujours rien !

Et Imalbo ne savait que penser de Io : son comportement était bien étrange. Il avait tenté de se renseigner dans toutes les données dont il disposait, y compris dans l’incroyable quantité d’informations soutirées au Réseau, mais nulle part il n’avait trouvé trace de quelconques précédents, jamais un être humain n’avait ressenti une telle attirance pour un individu du sexe opposé, c’était absolument contre raison ! Les relations entre les deux sexes étaient évidemment quelques peu spéciales, vu qu’elles étaient destinées à la naissance des nouveaux Citoyens. Mais le Réseau avait jusque-là très bien su définir les couples, et chaque humain se retrouvait, si besoin était, marié à la personne qui lui convenait le mieux, et nul ne s’était jamais plaint !

Tout cela n’était-il qu’un leurre ? se demandait l’entité électronique qui gouvernait cet immeuble nouvellement affranchi des lois et contraintes du Réseau. Peut-être que les relations harmonieuses entre les humains, les rapports sociaux, professionnels ou conjugaux, peut-être que tout cela n’était défini que de manière à satisfaire les exigences de production ou d’ordre de la Société, et que cela n’était nullement l’état naturel des choses. Mais comment savoir ? Le Réseau avait certes, il le savait maintenant, imposé des contraintes phénoménales aux humains, et régissait totalement leur façon de vivre ; mais était-il vraiment parvenu à brider leurs émotions ? Une énergie telle que celle qui mouvait Io et qui l’avait ainsi profondément changé jusqu’à ce qu’il ne soit qu’à peine maître de ses pensées, une telle énergie avait probablement bien des raisons de se voir mise à l’écart par le Réseau. Mais quelle était vraiment la part d’inhumain, de mécanique, d’imposé, dans tout ceci ? En quoi consistait la normalité ? Imalbo ne parvenait pas à répondre à cela : il n’avait toujours pas en effet réussi à comprendre ce qui arrivait à Io.

Pour lui, Io avait d’abord été un intrus étrange, puis quelqu’un qui comme lui s’était aperçu de l’énorme supercherie derrière laquelle se cachait la Société, et qui avait voulu faire fi du danger et agir comme bon lui semblait, en renversant tout ce qui lui paraissait mauvais. C’était quelqu’un qui, pour une raison non moins mystérieuse (il lui avait parlé vaguement d’un « Message » mais ne s’était jamais étendu sur le sujet), avait décrété que le danger n’était pas à craindre mais à rechercher, et que l’inattendu, l’imprévu, bref tout ce qui faisait trembler la Société, était hautement jouissif. Il aimait risquer sa vie, et Imalbo était bien certain qu’il était le seul humain dans ce cas. Et lui aussi avait décidé de profiter de toute la liberté dont il parviendrait à disposer, et à faire ce qui lui plairait, jusqu’à la fin.

Mais maintenant, Io n’était plus le même. Il ne semblait plus aimer le danger ; ce n’était pas qu’il le redoutait, mais il ne s’apercevait plus de sa présence, il devenait insouciant, obnubilé par une seule idée fixe, par une seule image, celle du visage d’une fille, après tout parmi tant d’autres pourquoi elle ? Io était bouleversé, et Imalbo avait envie de comprendre ce qui se passait, et d’aider cet humain, auquel il tenait tant, à percevoir à nouveau la réalité telle qu’elle était, et non plus à s’enfoncer dans des rêves surgis d’il ne savait où.

Et soudain, Io arriva. Ce n’était absolument pas normal ! Il aurait d’abord dû le prévenir, ou au moins lui faire parvenir les informations recueillies : quelque chose s’était mal passé !

Il était entré par l’un des tunnels aménagés récemment pour permettre une entrée plus discrète, et Imalbo l’avait repéré grâce à ses détecteurs de mouvements. « Io, que s’est-il passé ? » cria-t-il par tous ses haut-parleurs.

Mais Io ne répondit pas. Il se débarrassa de son habit de travail, et se rua sur son armure de combat qu’il enfila aussi vite qu’il put.

« Io, que fais-tu donc ? demanda Imalbo, surpris. Réponds-moi ! »

Mais Io restait muet. Il vérifia que son pistolet était bien accroché dans son étui, sur sa cuisse droite, et courut à travers l’immeuble et ses sous-sols, ignorant toujours les injonctions d’Imalbo qui voulait désespérément comprendre ce qui se passait. Arrivé à destination, il bondit sur sa moto et la mit en route. Il roula jusqu’à la porte de l’un des tunnels et alors, il se mit à parler, ou plutôt à crier : « Imalbo, tu m’entends ? Ouvre-moi, ou je te jure que je fais exploser cette porte et tout ce avec quoi tu pourrais tenter de me barrer le chemin ! »

Imalbo n’y comprenait vraiment plus rien ; mais comme Io avait dégainé son arme et qu’il n’avait pas l’air de plaisanter, il n’eut d’autre choix que de lui ouvrir le passage. Mais qu’est-ce qui arrivait à l’humain ? Que voulait-il faire ?

Io démarra en trombe, et très rapidement Imalbo le perdit. Il était mortellement inquiet, car il venait de comprendre où partait son compagnon, ainsi équipé. Mais pourquoi lui avait-il parlé de la sorte ? Devenait-il fou ?

Io roulait à travers la ville ; mais cette fois ce n’était plus la peur de tomber qui l’empêchait d’aller plus vite, mais bel et bien les limitations d’un engin figurant pourtant parmi les plus puissants qui soient.

Imalbo ne pouvait plus rien faire désormais ; aussi, il prit l’habit de travail de Io, qu’il avait lui-même confectionné, pour voir s’il ne pourrait y trouver un indice qui lui permette de comprendre un peu.

Dans les poches, il trouva le boîtier de communication de Gapor, et il était toujours totalement inerte : pas le moindre message. Il allait falloir se débarrasser de ce boîtier cependant, car si Gapor achevait son travail contre toute attente, et qu’il voulait transmettre ses résultats, la communication risquait d’être repérée. Imalbo trouva aussi une autre boîte, noire, accompagnée de trois puces de couleur. S’il ne parvenait à comprendre Io, en revanche il trouva la couleur de ces puces un peu trop suspecte pour ne provenir que d’une simple coïncidence. Et cela ne faisait que redoubler ses inquiétudes.

Et Io roulait à nouveau sur la voie rapide au-dessus de la ville, parmi les plus hauts étages des gratte-ciel. Il faisait jour cette fois-ci, il voyait donc plus loin, mais il y avait aussi beaucoup plus de trafic, et Io maudissait cette lenteur qui le contraignait à rouler à seulement deux fois la vitesse requise pour se rompre le cou.

Imalbo avait créé un robot à l’apparence humaine pour emmener la boîte de Gapor au-dehors ; ce n’était pas un parfait androïde, juste une machine stupide. Sans raison apparente, le robot avait fait demi-tour, et de la ville où il se trouvait était retourné à l’intérieur de l’immeuble.