Une heure plus tard, Io fut conduit depuis sa « salle d’attente » jusqu’à un autre bureau, et se retrouva en face du supérieur, une femme. Io s’aperçut rapidement qu’elle n’avait pas plus de pouvoir que l’homme d’avant, seulement, elle était habilitée à tenter de le convaincre d’agir comme il convenait. Io se contenta de persister dans son indignation face une erreur inadmissible pour toute personne possédant un sérieux aussi fort que le sien (là, il mentait).

Il finit enfin par arriver, après encore quelques intermédiaires, devant quelqu’un possédant un minimum de pouvoir sur l’affaire en question : en effet, il se retrouva face à un homme qui lui proposa directement de modifier la liste des méfaits, et de rajouter la mention « involontaire » à l’endroit où Io protestait. Coincé ! Il lui fallait trouver autre chose.

« Si nous rajoutons cette mention involontaire, je pense que vous ne verriez plus d’erreur, remarqua l’homme. Je modifie la liste… voilà qui est fait ! Plus rien ne vous empêche de signer, maintenant.

— Signer ? Mais ce serait reconnaître que je suis coupable de tout, et cela ne peut se faire avant que je ne me sois entretenu avec mon avocat !

— Impossible ! Pour que votre procès se déroule dans les meilleures conditions, tout à été réglé à la lettre : d’abord, vous signez la liste, et ensuite, vous rencontrez votre avocat. N’est-ce pas ?

— Je ne suis pas d'accord » répondit simplement Io. A force de protester, il finit par obtenir un entretien avec l’organisateur des formalités administratives de son procès. Et Io organisait, lui, un véritable bazar dans toute cette organisation, toujours pieds et poings liés, solidement attaché à sa chaise et véhiculé de bureau en bureau par les mêmes gardes qui le soulevaient sans le moindre ménagement ; mais c’était ce prisonnier qu’on trimbalait à volonté qui dirigeait tout, et qui causait le désordre partout où on l’amenait. L’organisateur, choqué de ce remue-ménage insensé, lui demanda :

« Mais enfin, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ce qui ne va pas ? fit Io. Alors en fait, c’est très simple : je vais être jugé pour avoir voulu nuire à la Société. A la Société, c’est-à-dire, nous sommes d’accord sur ce point, à l’ensemble des Citoyens. Tous les Citoyens ont donc un droit sur ma personne, tous les Citoyens ont le droit de me juger. Mais ! Tout le monde ne va pas pouvoir assister au procès, et en tout cas le nombre de personnes qui vont vraiment posséder le pouvoir de juger va être très restreint. Vous me suivez ?

— Jusque-là, oui, gémit l’organisateur. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir !

— Eh bien, nous avons affaire à un très petit nombre de personnes qui vont se trouver représentatives du droit de juger de plusieurs milliards de Citoyens. C’est énorme ! cria Io. Aussi, êtes-vous bien sûr que les personnes qui vont me juger ont vraiment une position sociale assez élevée pour représenter tant de gens ?

— Tout dépend des critères, cela dépend, il faut voir, couina l’organisateur à moitié terrorisé par la fougue qu’un prisonnier en apparence si impuissant donnait à vouloir mettre son travail au clair.

— Des critères ? demanda Io. Nous allons nous mettre d’accord, une fois pour toutes : les personnes me jugeant, et c’est là que le procès est vraiment exceptionnel, ces personnes vont représenter l’absolue totalité des Citoyens. D’accord ?

— Oui, oui…

— Donc, logiquement, qui devrait représenter le plus grand nombre de personnes possibles, je vous le demande ?

— Euh… Je ne sais pas ! Sans doute il faudrait une personne dont la position sociale lui permette de parler au nom de tous, mais…

— Mais c’est pourtant simple. Vous avez un supérieur hiérarchique, je suppose ? Pensez bien à lui. Socialement, il est plus élevé que vous, non ? Mais pensez-vous qu’il puisse parler au nom de l’ensemble des individus de cette planète ? Non, certainement pas. Et pourtant, sa position sociale n’est pas très différente de celle du juge que vous avez pour le moment programmé. C’est là que ça ne va pas : pour représenter tous les Citoyens, vraiment tous, il faut des personnes qui aient la plus haute position sociale possible.

— Certes, c’est assez logique, reconnut l’organisateur.

— Donc, pour que votre travail soit parfaitement effectué, et n’oubliez pas que vous allez décider de qui va représenter tout le monde, pour que l’on soit content de vous, vous savez ce qu’il vous reste à faire. N’est-ce pas ? »

Io s’amusait comme un fou. L’organisateur allait s’empresser de remonter les échelons hiérarchiques à sa place, et il ne lui resterait plus qu’à parler à ces personnes. Il trouvait vraiment cela étrange, qu’un futur condamné puisse autant perturber son propre procès, qu’il puisse critiquer tout ce qu’il voulait, et que tout le monde, simplement parce qu’au départ il y avait eu « une erreur », cherche à lui donner satisfaction juste pour avoir la conscience tranquille quant au bon accomplissement de son travail !

Et toujours ainsi, en parlant d’erreurs à tout bout de champ, il rencontrait des personnes plus importantes, qui lui disaient qu’une imperfection ne pouvait qu’être du ressort de leur supérieur. A un moment, Io finit par rencontrer une personne suffisamment puissante pour qu’il puisse obtenir quelques réponses. Et cette personne, en entendant parler de lui, dit : « Mais bon sang de bonsoir quand est-ce que quelqu’un va se décider à me prendre ce foutu prisonnier et à le balancer au fond de son trou d’où la bande d’imbéciles que vous êtes n’aurait jamais dû le laisser sortir, jamais, vous m’entendez ? Hors de ma vue ! »

Io avait fini de s’amuser.