Chapitre XV.1
La porte du long couloir avait été repoussée, mais la serrure était toujours dans l’état où Imalbo l’avait laissée. Ils entrèrent donc tous les quatre, Imalbo, Kryël, Io et Féhna, pour marcher vers la salle de brique rouge où le cadavre du monstre avait été abandonné.
Regagner les souterrains par le passage qu’ils avaient découvert grâce aux plans avait été facile : bien qu’il soit en plein cœur de la ville, les Citoyens étaient tellement nerveux qu’ils ne leur prêtèrent guère attention. Le Réseau les avait d’ailleurs pour la plupart regroupés devant des postes de télé, ou bien chez eux avec la radio à fond, pour bien les avoir sous la main et mieux réfréner toute réaction à l’invasion des animaux. Quant aux robots, ils étaient trop affairés à recoller leurs morceaux déchiquetés pour les poursuivre.
Les trois lions les avaient donc aisément transportés jusqu’au souterrain, accessible à partir des sous-sols d’un gigantesque parking, puis ils étaient repartis avec les deux dragons bleus vers d’autres exploits. Pendant le voyage, Io avait raconté à Féhna toute leur histoire, le rôle des animaux dans les projets de l’immeuble disparu, et Imalbo avait tenté de lui décrire précisément ce qu’il avait vu du Réseau. La jeune femme semblait nourrir de plus en plus de doutes à l’égard de ce dernier, même si elle refusait de prendre parti sans preuves ; elle écouta attentivement le récit des deux hommes, chevauchant son lion avec une grâce à laquelle Io n’était pas insensible, et toujours en hurlant dans le vent elle réclamait des détails ou des précisions. Malgré l’aspect quasi irréel de tous ces événements, il n’y avait aucune idée qu’elle ne pouvait admettre, rien qui la choquait tant qu’elle ne puisse y croire : son esprit était véritablement pur. S’ils pouvaient trouver les preuves qu’elle demandait !
Une fois, alors que le lion d’Imalbo était devant eux et qu’ils allaient trop vite pour qu’il puisse les entendre, Féhna demanda à Io s’il avait déjà éprouvé les mêmes sentiments envers une autre femme.
« Non, répondit-il. C’est d’ailleurs pourquoi j’étais si désarmé au début, et totalement paralysé quand je vous ai vue pour la première fois : je ne comprenais pas ce qui m’arrivait !
— Mais n’avez-vous pas alors simplement pensé que vous deveniez fou ?
— Jamais. Car dans ces sentiments, si étranges soient-ils, j’ai senti tout de suite un naturel si profond, une si totale différence avec tout ce qui m’avait fait rejeter la Société, et des visions d’harmonie et de bonheur telles que je me suis dit que ces sentiments ne pouvaient qu’appartenir à la raison humaine, et que si c’était la folie qui les avait suscités, alors il fallait de suite cesser d’être sain d’esprit. Mais vous, Féhna, n’avez-vous déjà ressenti des sentiments que la Société ne vous aurait jamais décrits, n’importe quoi qui vous pousse à agir autrement que ce que tout semble vouloir suggérer ?
— Je ne sais pas trop. A vrai dire, si je vous accompagne, c’est sans doute quelque chose de ce genre qui m’y a poussé : quoi sinon ? Mais rien d’inconnu, seulement des sentiments que la Société s’est contentée de montrer comme mauvais : quand je vous ai vu pour la première fois, j’ai été bouleversée. D’abord par la peur, je dois l’admettre ; mais ensuite par une profonde impuissance : j’avais l’impression qu’il se passait trop de choses sans que je puisse faire quoi que ce soit, bien que d’une certaine façon je sois concernée. C’était assez confus, mais je suis devenue curieuse, je voulais savoir tout ce qui pouvait exister.
— Un besoin de changer votre vie, peut-être ? »
Cela la fit rire :
« Nous sommes là à nous interroger sur nos sentiments respectifs, chose que nul n’a dû vraiment faire depuis une éternité mais dont nous savons combien cela est intime et profond, et nous continuons à nous vouvoyer ! Plus de ça désormais, ou alors changeons de sujet !
— C’est d’accord, je ne te dirais plus vous, obéit Io qui n’attendait que cela.
— Peut-être alors était-ce bien un besoin de changer de vie, comme tu le dis, que j’ai ressenti en te voyant œuvrer à tant de choses autour de moi. Peut-être aussi est-ce que je vais faire, si je découvre que l’on m’a trompée depuis ma naissance. »
Le monstre n’était plus là, sans doute les lutins avaient-ils emmené le corps avec eux, derrière la porte de cette salle ocre dans laquelle dansait toujours la lumière des torches.
« Que fait-on maintenant ? demanda Féhna.
— La dernière fois qu’on a ouvert cette porte, répondit Imalbo, on a été poursuivis par toute une tribu de gnomes avec des armes aussi diverses que des arcs et des étourdisseurs.
— Il va falloir se battre, continua Io. Ils n’avaient pas l’air très bien disposés à notre égard. Féhna, tu vas rester derrière moi en faisant très attention. On va y aller. »
A peine eut-il achevé sa phrase que la porte s’ouvrit, laissant entrer un curieux personnage, une sorte de chef qui précédait une multitude d’autres lutins attendant derrière lui. Il était armé d’un énorme étourdisseur, qu’il tenait à la main mais sans le pointer vers les humains, et était vêtu d’attributs aussi étranges qu’hétéroclites : il portait une armure ancienne qui semblait la même, en réduction, que celle du monstre qui gardait la porte, mais arborait aussi une grosse ceinture énergétique qui créait un champ de force tout autour de lui. Sous ces protections, on devinait une peau légèrement verte recouvrant un visage imberbe qui, contrairement à ce que laissait supposer la petite taille de la créature et l’ancienneté des lieux où il habitait, était d’une grande beauté. Une cascade de cheveux gris argent retombait de sous son casque, et mêlés au bouclier d’énergie et à l’armure luisante ils lui donnaient l’impression de scintiller.
La grande beauté du personnage ne contrastait même pas avec l’expression que prirent ses yeux quand sa main droite se leva pour pointer le canon de l’étourdisseur en direction de Io. Celui-ci réagit immédiatement, et il visa la créature de sa terrible arme. Mais en même temps, Féhna s’était jetée entre les deux adversaires, s’interposant entre les armes.
« Non ! » s’écrièrent à la fois Io et la créature. Aussi surpris l’un que l’autre de s’entendre pousser le même cri, et ainsi frappés de stupeur, il laissèrent Féhna abaisser doucement les canons de leurs armes.
« On pourrait peut-être discuter tranquillement, vous ne pensez pas ? » dit-elle en souriant.
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