Chapitre XVII.4
Ce fut Féhna qui commença : son imagination et son esprit étaient vraiment adorables.
« Eh bien voilà : ce n’est guère compliqué en fait. Il y un mois, le Réseau nous a tous deux convoqués dans un immeuble de communication, qui fut détruit peu de jours après. Là, il nous a donné des ordres de mission : après avoir récupéré les différentes pièces qui allaient former notre équipement dans un des centres de fabrication encore intacts, nous devions nous rendre dans une montagne loin à l’ouest de la ville. Nous devions nous y rendre par nos propres moyens, pour éviter à tout prix d’être repérés par les animaux. Une fois là-bas, nous devions d’abord vérifier si les animaux étaient ou non déjà sur place, et ensuite effectuer différents relevés visant à établir si le Réseau pourrait établir rapidement des fortifications pour s’y retrancher en cas de danger trop important.
— Il nous a aussi expliqué, continua Io, qu’il ne voulait pas y envoyer une équipe de robots. Bien que beaucoup plus performants, ces derniers seraient à coup sûr repérés par les animaux, auxquels il voulait absolument cacher la localisation des futures constructions. Il a ainsi préféré envoyer deux humains pour être le plus discret possible.
— Et il fit bien, car il ne fut pas facile de parvenir au pied de la montagne sans être repérés. En outre, il ne pouvait pas effectuer de repérages par satellite : les satellites n’auraient été ni vus ni détruits, mais le Réseau désirait construire les fortifications dans des galeries naturelles qui s’étendaient sous la montagne très profondément sous le sol ; de plus je crois bien qu’en réalité la plupart des relais satellites avaient déjà été détruits.
— Nous fîmes tout ce qui nous avait été demandé, et nous revînmes sans être trop ennuyés par les patrouilles d’animaux. Le travail sur place fut assez rapide ; ce fut surtout le voyage, principalement à pied, qui nous prit tant de temps.
— Et vous connaissez la suite, termina Féhna. Nous sommes revenus dans une ville encore plus en ruine que quand nous l’avions quittée, à moitié envahie par la forêt, et sans savoir que faire des informations recueillies. Sans doute le Réseau a-t-il abandonné ses projets quant à la montagne, et n’a-t-il plus besoin de ces données. Mais nous ne savons plus du tout où en est la situation, ni ce qu’il convient de faire. »
Les autres semblaient accepter leurs explications ; leur histoire cependant avait attiré plusieurs Citoyens, car dans leur absence totale d’activité, une histoire était vraiment la bienvenue. Ils ne focalisaient pas l’attention de toute la pièce cependant, et cela valait mieux ainsi. Le vieillard reprit la parole, acceptant de répondre à leurs questions muettes :
« Le Réseau ne nous a pas complètement quittés, bien sûr, dit-il. Tout à l’heure, nous aurons les informations télévisées : le Réseau est donc toujours en contact avec nous. Et puis, tous ceux qui ont encore un travail, et nous-même la moitié du temps où nous ne venons pas protéger des bâtiments, avons en permanence des ordres précis, exactement comme avant. Mais ces animaux sont en train de tout changer… Jamais je n’aurais pensé que de simples bestioles pourraient abattre des bâtiments entiers ! Mais c’est pourtant ce qu’ils font. Et il faut voir avec quelle facilité ils réduisent en pièces les robots que le Réseau envoie à leur encontre ! Ils sont absolument redoutables. Mais quant à savoir ce qu’ils font là, ça… Jamais ils ne s’en prennent aux humains, c’est une certitude. Ils ne s’en prennent à rien d’organique, à rien de vraiment vivant, en fait, sauf les abeilles, qu’ils ont toutes mangées. Mais elles étaient à moitié des robots, et toutes dévouées au Réseau, alors bon…
» Que veulent ces animaux ? Je pense qu’ils veulent tout simplement pouvoir vivre et se développer. Ils sont très attachés à leur étrange forêt, et ne peuvent se nourrir que par elle. Mais comment une forêt aurait-elle pu exister parmi la ville ? A mon avis, les animaux détruisent tout simplement les robots pour pouvoir permettre à leur forêt de s’étendre. Mais ils sont diablement efficaces ! Ils luttent de façon vraiment acharnée, et ils sont très malins pour de simples bestiaux. Ils ont identifié le Réseau comme leur ennemi, et s’attaquent à tout ce qui lui appartient. Chaque conquête donne à la forêt l’opportunité de se développer. Ce qu’elle fait d’ailleurs avec une rapidité déconcertante ! La ville est à moitié verte.
» Pourtant, cela ne durera pas éternellement. Comment une poignée d’animaux pourrait venir à bout d’une Société qui occupe toute la planète ? Le Réseau finira par organiser une armée assez puissante, cela ne fait pas de doute.
— Mais, intervint Io, aucun Citoyen n’a-t-il combattu contre ces animaux ? Plutôt que d’envoyer des robots…
— Au début, oui, répondit le vieillard. Mais nous n’étions pas formés pour le combat, nous nous en sommes vite aperçus. Aucun animal n’a jamais été blessé par un humain. Et puis, les réserves d’armes de la police ont été complètement saccagées. Les gardes sont tous inaptes au combat, maintenant ! Mais les animaux nous évitent, et ainsi le Réseau peut quand même nous utiliser pour la lutte. Il a organisé le combat ainsi : les robots attaquent, et les humains protègent les robots.
» Et là, nous nous sommes rendus compte que les animaux n’évitaient pas forcément un combat contre des humains. Tout ce qu’ils veulent, c’est ne pas en tuer. Et comme les gardes portaient des armures si épaisses qu’il fallait vraiment s’acharner sur eux pour leur faire du mal, les animaux les mirent facilement hors d’état de nuire sans trop les blesser. Alors, le Réseau a songé à envoyer des policiers sans aucune protection, pour que les animaux ne puissent se risquer à leur arracher leurs armes et à les assommer, mais c’était trop dangereux. Maintenant donc, il nous utilise non plus pour gagner des batailles, mais pour les éviter.
» Et en attentant qu’il gagne la guerre avec ses robots, la situation se dégrade un peu, principalement depuis qu’un Citoyen a été grièvement blessé par une bombe du Réseau. Bien sûr, ce n’était pas vraiment de sa faute, et il a présenté toutes les excuses nécessaires, mais certains se sont sentis abandonnés, et ont commencé à paniquer. Depuis, le Réseau n’ose plus utiliser de bombes contre la forêt ; d’autant que les dragons dans les cieux les faisaient souvent exploser en vol en se sacrifiant, rendant les attaques aériennes plutôt inutiles. Ici, c’est surtout le moral qui baisse, car les Citoyens sans activité sont souvent tourmentés par de stupides questions existentielles qui les détournent de la Société. Heureusement, le Réseau nous réconforte comme il peut : tous les programmes télévisés sont tournés à notre attention, et nous permettent de supporter la pression des événements. La plupart des immeubles de télé de la ville sont tombés : les animaux entrent, font sortir les humains, qui osent difficilement résister, puis ils cassent tout et font exploser les générateurs d’énergie. Mais le Réseau nous envoie des émissions tournées dans d’autres villes, mobilise d’autres équipes pour nous. Il nous soutient !
— C’est vrai, reconnut Io, il n’abandonne pas facilement le genre humain. Je trouve cependant que la situation est propice à se poser des questions…
— Poser des questions à soi-même, c’est supposer être le plus apte à trouver les réponses. Or, le plus apte est le plus savant ; qui possède les données ? coupa Ko03, récitant un slogan éducatif que tous avaient appris par cœur à l’école.
— … et notamment, poursuivit Io en ignorant totalement son intervention, on pourrait se demander si nous serions capables de vivre sans le Réseau. Il est peu probable, pour l’instant, que les animaux gagnent, mais sait-on jamais ? Serions-nous prêts ?
— Une question intéressante, marmonna le vieux dans sa barbe. Le Réseau a toujours désiré préserver l’espèce humaine de la meilleure façon possible : s’il succombe, nous lui devons de survivre et de continuer à nous développer. Voyons : les civilisations antérieures à la Société n’avaient pas le Réseau, et les hommes vivaient. On peut donc vivre sans lui. Mais en sommes-nous toujours capables, ça ? C’est que la vie avec le Réseau n’est pas vraiment une simple solution de facilité : notre vie ne serait jamais aussi juste et organisée sans lui, comme dans les temps anciens des conflits se répandraient sur toute la planète.
— Peut-être, dit Féhna. Mais les humains ne peuvent-ils pas créer leur bonheur eux-même ?
— Si, répondit le vieillard, les humains peuvent créer des Réseaux qui font qu’ils sont heureux.
— Ce n’est tout de même pas vraiment vivre par soi-même, insista la jeune femme. Les humains ont peut-être créé le Réseau, mais il s’agit de nos ancêtres, et non de nous. Pour nous, le Réseau est là sans que nous le contrôlions aucunement. Nous ne construisons absolument pas notre bonheur : il nous est donné, et si nous n’en voulions pas il faudrait le prendre quand même.
— En fait, vous vous demandez si, en repartant de zéro, nous pourrions réussir en suivant des voies différentes ? Sans aucun doute : tant qu’un chemin n’a pas été emprunté, comment savoir où il mène ? Cependant, pourquoi prendre un sentier inconnu quand la grande route est directe et sûre ? Pourquoi, si nous devions repartir de zéro, ne tenterions-nous pas de rebâtir la Société, puisque nous savons qu’elle est juste et que nous y sommes heureux ?
— Vous l’avez dit vous-même, répliqua Io : on ne sait jamais où va un sentier avant de l’avoir emprunté, si personne ne l’a fait auparavant. Comment pouvez-vous être sûr que vous êtes heureux ? Vous me direz, parce que vous n’êtes pas triste. D’accord. Mais vous ne pourrez jamais savoir si votre bonheur n’est pas qu’une poussière comparé à celui qu’on pourrait atteindre en suivant des voies différentes, sans avoir essayé. Le Réseau nous dit que nous sommes heureux, mais sur quoi se base-t-il ? Sur les erreurs des civilisations passées. La seule chose que le Réseau est en mesure d’affirmer, c’est que nous sommes plus heureux que les hommes de ces époques. Mais pourquoi s’arrêter là ? Notre Société est la meilleure qui ait jamais existé, d’accord. Mais c’était vrai aussi pour celles qui l’ont précédée. A l’époque où des minorités dirigeaient le peuple, à l’époque où chacun devait lutter pour gagner sa vie, cette façon de vivre était aussi la meilleure qui ait jamais existé. Pourtant, nous avons fait mieux.
— Il y a quand même une faille dans votre raisonnement, rétorqua le vieil homme en souriant malicieusement derrière sa barbe blanche. Dans ces civilisations passées, les hommes pensaient certes qu’ils n’avaient jamais aussi bien vécu, pourtant ils pouvaient s’apercevoir que tout ne tournait pas rond. Des minorités gouvernaient ce qu’on appelait "le peuple" : le peuple pouvait voir que cela n’était pas juste. Il fallait lutter pour gagner sa vie ? Ceux qui échouaient dans cette lutte n’étaient pas satisfaits. Or, maintenant, quelles erreurs, quelles injustices, pouvons-nous apercevoir ? D’accord pour essayer mieux, mais pour que le mieux existe il faut que l’état présent soit imparfait. »
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