III. J'emmerde David Bowie.
Spleen
Durant ces deux années, durant cette éternité, quand son mal de vivre s’en allait, alors, je la retrouvais un peu. Le temps de quelques heures, de quelques jours. Une odeur de savon de Marseille me réveillait le matin et indiquait qu’il était parti. Ma mère, redevenue sobre, nettoyait l’alcool qui avait coulé sur le sol, se lavait le corps, ouvrait les volets de la parfaite villa, jetait sa réserve d’alcool et le cimetière de cigarettes échouées sur les meubles, faisait mijoter un plat sur le feu et accompagnait, de sa voix dont l’accent néerlandais rythmait les phrases, Pink Floyd qui chantait à tue-tête à la radio.
Quand il s’en allait, alors, plus rien qui avait eu un jour de l’importance, n’en avait plus. Peu importe les bouteilles qui avaient été bues, je les oubliais en une fraction de seconde. D’ailleurs, elles n’avaient jamais existé, il n’en restait aucune trace, seul le visage encore bouffi de ma mère pouvait les trahir. Quand il s’en allait, je la retrouvais, saine d’esprit, drôle, intelligente, agréable, dévouée, ambitieuse et, systématiquement amoureuse. L’amour seulement pouvait la sortir de sa tentation du verre, l’amour d’un homme, non pas le mien. Jamais le mien.
Elle trouvait l’amour et alors l’enfer était sur pause. Elle recevait à la maison celui qui était devenu le propriétaire de ses humeurs et moi, moi qui existait encore un peu, j’avais enfin droit à autre chose que du mépris. Un sourire. Un frigo rempli. Une phrase sans insulte. Je dégustais ces moments, pourtant persuadée qu’ils dureraient toujours. J’étais convaincue que le mal de vivre s’en était allé. Elle me le promettait. Pardonne-moi, ça n’arrivera plus jamais. Cette fois, elle ne plongera plus dans son addiction. Je réfléchissais tous mes mots et tous mes actes : je ne devais la froisser, je ne devais la contrarier, je ne devais, en aucun cas, d’aucune manière, rien faire qui puisse l’inciter à se servir un verre. Je m’interdisais alors de la laisser seule plus de quelques heures, de lui parler de la méchanceté qui l’avait habitée, d’évoquer ma soeur, mon frère ou mon père, d’émettre des avis qui n’étaient pas semblables aux siens, d’être trop encombrante ou de respirer trop fort. Oui, cette fois je réussirais à l’éloigner de son addiction, je serais là pour la rendre heureuse, pour la sauver, cette fois, oui, comme elle le promet : c’était la dernière fois, ça n’arrivera plus. Plus jamais. Elle va m’aimer. Je vais l’aimer. On va vivre. On est sauvées, tout est fini, c’est fini, fini, fini !
En me levant quelques matins plus tard, le savon de Marseille ne sentira plus.
Elle n’a peut-être pas eu le temps de nettoyer.
Les volets seront fermés.
Elle dort peut-être encore.
Pink Floyd ne chantera pas.
Oui, j’en suis sûre, elle dort.
Mon sang se glacera quand je la verrais, assise sur le canapé, une clope dans une main, un verre de rhum dans l’autre et le regard noir posé sur moi : “Qu’est-ce que tu fais ici, feignasse ? Je ne te veux pas dans cette maison, dégage !“.
Ce n’était jamais la dernière fois.
Quand le désespoir revenait, je remontais me cacher dans ma chambre, attendant que son désespoir passe à nouveau et il passerait de nouveau, quelques jours, pour un homme. Jamais plus que quelques jours. Jamais pour une autre raison. Alors j’attendais impatiemment cette “dernière fois”.
Dehors, le temps continuait de s’écouler. Le monde ne vous attend pas, égoïstement, il continue de tourner et les jours continuent de passer. Les mois filent. Les années s’accumulent. Entre deux insultes, dans cet enfer qui était désormais devenu ma normalité, j’ai traversé l’adolescence. Je ne me souviens que de peu de chose me concernant durant cette période. Il ne restait, à vrai dire, pas beaucoup de temps pour penser à soi dans cette fameuse villa. J’ai traversé le temps, ça je le sais. Souvent, j’ai l’impression d’avoir vécu en pilotage automatique : je vivais sans qu’aucun de mes gestes ne semble avoir été décidé par moi. J’ignore comment j’ai pu mettre consciemment mon enfer de côté, tous les matins, pour continuer à côtoyer tant bien que mal l’école, les amis et les amours. Ce que l’on appelle l’instinct de survie me semble, aujourd’hui, se rapprocher d’une certaine sorte de folie.
Quelque part dans ce flou, à un moment précis que je ne parviens pas à retrouver, je suis devenue une jeune femme. À l’approche de la majorité, dans les couloirs d’une école qui ignorait qu’elle était mon refuge, j’ai rencontré ce garçon que je crois avoir aimé. Je dis “je crois”, car je n’en suis plus certaine désormais. Je ne ressens plus l’attirance, je ne ressens plus les frissons, je ne ressens plus le désir, je ne ressens plus rien que j’aurais pu avoir ressenti un jour. Cela faisait quatre années que ma mère n’était plus ma mère depuis son premier verre. Quatre années seulement. Quatre années déjà. Lui ne l’a jamais su réellement. Je me souviens avoir essayé de lui dire mais il n’a jamais compris ce qu'il se passait vraiment dans cette parfaite villa aux volets fermés.
À l’approche de la majorité, j’ai rencontré ce garçon qui m’a aimée mais qui n’a pas aimé que moi à la fois. Je l’ai appris un jour, d’une autre bouche que la sienne. Quand j’ai appris qu’il avait aimé d’autres filles en même temps que moi, je l’ai laissé faire. Quand il disait que je n’étais pas à la hauteur, à sa hauteur, que je ne valais pas grand chose, je l’ai cru. Il n’a jamais su réellement ce qu’il se passait dans la parfaite villa donc il n’a jamais su que ma mère disait pareil que lui. On s’est aimé très souvent, se baladant près d’un petit parc, s’imaginant nos vies telles qu’elles le seraient des années plus tard. Il habitait près de la parfaite villa, à une rue seulement. Elle n’était pas très grande cette rue, on y trouvait un vieux café, un petit parc et une pharmacie. J’avais pour habitude d’y acheter une pilule, celle qui n’a pas fait son job. Le garçon qui aimait d’autres filles à la fois a arrêté de m’aimer dès qu’il l’a su. Je ne l’ai plus jamais revu.
C’était le 11 janvier.
- David Bowie est mort hier soir. Je viens de l’apprendre. J’étais une grande fan de lui depuis mon adolescence. C’est si triste, je n’arrive pas à m’en remettre.
D’accord, docteur. Oui, c’est triste docteur. J’ai beaucoup d’empathie pour vous, docteur. Non, en fait, c’est faux, je n’en ai aucune. Je n’en ai rien à faire de vous, ni de personne. Oui, vous avez raison docteur, aujourd’hui est un jour triste et je souhaite qu’il soit triste pour tout le monde. Je souhaite que tout le monde ait son idole qui crève comme la vôtre, je voudrais que tout le monde apprenne une mauvaise nouvelle, je voudrais que la terre s’arrête de tourner, je voudrais que tuer soit légal pour que l’on me tue moi pour que je n’ai plus jamais à exister un jour de plus. Je hais ce jour parce qu’aujourd’hui est le dernier jour d’une vie que je n’ai pas pu donner, le dernier jour où je ne me déteste pas encore totalement pour ce que je vais faire. En m’enlevant le rôle de mère, je deviens pire que la mienne. Aujourd’hui est le dernier jour avant que je n’aie le cœur lourd dès que je croise un enfant, que je ne compte quel âge il aurait si je l’avais gardé, que je n’essaye de trouver chez d'autres enfants les traits qu'il aurait pu porter, que je ne m’endorme en pensant au fait que j’aurais pu être une toute autre personne ; une mère. A partir d’aujourd’hui, je vais me haïr et vous, vous qui allez me faire perdre mon enfant, qui allez me faire tordre de douleur et de chagrin dans ma chambre, perdant beaucoup trop de sang sur un matelas que je serais obligée de jeter, vous, vous me parlez de la triste mort de votre idole de jeunesse. Je vous emmerde docteur et j’emmerde aussi David Bowie.
- Oui, c’est triste, c’était un bon chanteur.
Je n’ai rien su lui répondre d’autre. Jamais aucun autre mot n’a pu sortir de ma bouche que ceux-là. Jamais aucun. Elle, elle a fait ce qu’elle avait à faire et moi, c’est ce jour-là que, comme le garçon qui aimait d’autres filles à la fois, j’ai arrêté de m’aimer.
En rentrant du cabinet médical, ce 11 Janvier, je n’ai pas réussi à garder ce secret pour moi plus longtemps. J’aurais voulu. J’aurais voulu infliger cette peine à personne d’autre que moi. C’était au-delà de mes forces. Puisque le garçon qui aimait d’autres filles que moi avait fui, je me suis confiée à mon autre bourreau. Elle n’était pas sobre ce jour-là, pourtant, elle a pris soin de moi. Réellement. Concrètement. Elle a été là pour moi plus que je ne l’en aurais cru capable, me tenant la main toute la nuit, enlevant ma culpabilité et apaisant ma tristesse. Ce soir-là, j’étais une fille dans les bras de sa mère. Là réside la complexité; dans un flux incessant de monstruosité existaient, exceptionnellement, de rares moments de soutien comme celui-là et ceux-là avaient tant de valeur, tant d’importance qu’ils effaçaient tout le reste. C’est pour retrouver ces moments-là, ces moments-là seulement, que je supportais tous les autres.
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