Les Borborygmes ou les OULIPO
Les Borborygmes ou les OUbliés des Locutions Irrémédiablement Popularisées Outre-Rhin
À l’entrée « Borborygme » du grand dictionnaire, on peut lire : « nom masculin, du grec borborugmos, bruit causé par le déplacement des gaz et des liquides dans le tube digestif ». Et bien sûr aujourd’hui, il ne viendrait sans doute à personne l’idée de contester la science de nos anciens… Et pourtant, s’il faut savoir rendre à César ce qui lui appartient, il faut aussi savoir reprendre à Robert ce qu’il nous a dérobé. Notez qu’il ne s’agit ici nullement de remettre en cause la définition même du mot « Borborygme », bien caractérisé depuis des siècles, mais de rétablir la vérité historique de son origine.
Et si cette quête de véracité me touche particulièrement, il y a deux raisons à cela. La première, c’est que je suis médecin étymo-légiste de mon état : je constate le décès des étymologies perdues du langage, lâchement assassinées par l’Histoire ou purement oubliées par le commun des mortels… Un métier lui aussi en voie de disparition, mais c’est le sacerdoce que j’ai accepté et que nous nous transmettons de pères en fils, depuis des générations. Ce qui m’amène à la deuxième raison de mon intérêt particulier à l’origine de ce mot : je suis moi-même descendant de la famille Borborygme. Il en va donc de mon honneur, en tant qu’homme de lettres et comme héritier de notre noble lignée. Ce que je vais vous raconter vous surprendra peut-être, mais comme nous l’enseignait Montaigne, il faut savoir cultiver le doute en toute chose, car rien n’est immuable en ce bas monde.
Si l’on parcourt notre arbre généalogique, on arrive rapidement à la conclusion que l’on doit le « borborygme » à mon lointain aïeul, le Baron Borborygme lui-même. Mais il ne s’agirait là que d’une demi-vérité et c’est pourquoi je vais à mon tour vous raconter quelques bribes d’histoire de ma famille, telle que me l’a transmise mon grand-père et son grand-père avant lui.
Je vous préviens, rentrer dans l’univers des Borborygmes, c’est faire la connaissance de personnages hauts en couleur, outranciers, tant dans leur physique que dans leurs mœurs, des géants à l’appétit insatiable, souvent affublés de troubles étranges, qui ne manqueront pas de vous rappeler l’inénarrable Grandgousier, son fils Gargantua ou encore sa femme Gargamelle… Rien d’étonnant à cela puisque c’est de mes ancêtres dont s’inspira un certain Alcofribas Nasier, qui fit plus tard changer son nom pour son anagramme « François Rabelais ». Une autre injustice de l’histoire. Et pourtant dans son fameux prologue, l’auteur nous invite à trouver la « substantifique moelle » et à ne pas nous arrêter à l’apparente frivolité de son œuvre… Il faut croire que nos plus grands érudits n’y ont toujours vu que du feu. Enfin, chaque vérité en son temps et revenons à notre Baron.
De son vrai nom Émile Bestagen Bertkeuchtadt, mon baron d’aïeul était énorme, plus de cent trente kilos rapporte-t-on, qu’il portait en une multitude de replis adipeux autour de chaque articulation. Il était aussi affublé d’une déformation de la lèvre qui rendait ses paroles particulièrement difficiles à comprendre et donnait l’impression qu’il s’exprimait par gargouillis spongieux, un trouble honteusement qualifié « d’Orthophono-Régressif » par les médecins de l’époque. Ce qui ne l’empêchait pas de s’adonner avec une exagération ultime à ses deux passe-temps homonymes favoris : la bonne chère et la bonne chair.
L’une et l’autre étaient servies par celle que le baron appelait sa muse, Berthe Von Kartoffel, elle aussi remarquable dans toutes les dimensions de ses traits homonymiques d’obésité et « d’obaisité ». Les témoignages de mes ancêtres ne font aucun doute là-dessus : ma grande, grande, grande, grande tante avait un sacré tempérament et un goût aussi immodéré qu’Émile pour la chose, elle qui laissait souvent ses genoux « négligemment écartés », disait-on pudiquement à l’époque.
Berthe et Émile partageaient l’espace de leur château romantique du Bas-Rhin allemand avec mon très grand oncle, Nestor Burma, le demi-frère d’Émile. Oui, comme vous le lisez, c’est bien de cet homme, particulièrement important pour la suite de notre histoire, que s’inspira Léo Malet pour le héros de ses romans policiers, mais passons…
Ah, l’oncle Nestor… Sans lui, on pourrait dire que les Borborygmes n’auraient pas existé et ce ne serait pas une exagération, tant s’en faut ! Car voyez-vous, Nestor souffrait d’une maladie orpheline, une forme de surdité rarissime qualifiée « d’acronymique » par les savants du début du XVIe siècle. En d’autres termes, le cerveau de cet homme, par ailleurs fort attachant, et parfois trop, ne parvenait à entendre que la première lettre de chaque mot, un mal qui rendait la conversation particulièrement difficile. Rien que pour lui dire « Bonjour », il fallait réfléchir et même prendre des précautions pour contenir les effusions de joie : « Bonjour Oncle Nestor ! Jamais On Urine Raidi ! », le saluait-on le matin. Tout un programme qui nécessitait de faire de chaque mot un acronyme… Or c’était justement à Nestor que revenait l’insigne responsabilité de consigner les mémoires de la famille. Comme quoi cette histoire ne perd pas le nord, mais ce n’est pas fini.
Heureusement, Nestor s’entendait bien avec Monsieur Gustave, le chien de son frère et de sa belle-sœur. Monsieur Gustave passait pour un fort beau spécimen de berger académichien, malheureusement pour lui souffrant d’asthme lexical. Un trouble qui exigeait de s’assurer qu’il ne manque jamais « d’R » lorsqu’on s’adressait à lui. « Tiens, Monsieur Gustave, disait Berthe, voilà ton rosse amoral ». Et comme le chien aspirait promptement tous les « R », il comprenait : « Tiens, Monsieur Gustave, voilà ton os à moelle ».
Les tâches ménagères du château étaient quant à elles, assurées par une femme au tempérament explosif, tant intellectuellement que physiquement, puisque Gertrude Degazt souffrait de flatulences intempestives. Lorsque cela se produisait, Émile aimait la taquiner en baragouinant « ah, ya, c’est la bobonne de gaz ! », ce qui lui valait inévitablement une volée de réparties bien cloutées. Quand on parvenait à le comprendre, Émile n’avait en effet pas son pareil pour les formules et les saillies drolatiques, où se disputaient souvent la poésie et l’irrévérence.
D’un sans-gêne légendaire, Émile se promenait presque toujours nu au château, ce qui plaisait forcément à Berthe à la cuisse légère, mais exaspérait la prude Gertrude. Lorsqu’il la croisait le soir, après avoir satisfait sa moitié, il ne manquait jamais de lui demander si elle aussi voulait saluer son « Général Noctambule Originaire d’Uranus ». Émile s’en étranglait de rire et Gertrude allait trouver Nestor pour se plaindre. Elle lui parla de Berthe, en la qualifiant de Muse Obèse Nuitamment Turbulente Aux Genoux Négligemment Écartés. Et Nestor hésita lorsqu’il consigna l’épisode dans le grand livre de famille. Émile était-il descendu de la MONTAGNE sur un GNOU ou était-il mou du GNOU en descendant de la MONTAGNE ? Il se fit la réflexion que descendre de la montagne sur un gnou était peu pratique et qu’assurément, Émile aurait dû prendre un cheval. Et il se mit à chantonner pour lui-même : « Émile descend de la montagne à cheval, Émile descend de la montagne à cheval », une ritournelle qui inspira un certain Hugues Aufray quelques siècles plus tard, sans qu’il crût bon de citer ses sources. Enfin…
Gertrude obtint finalement gain de cause auprès de Berthe, afin qu’Émile se couvrît un minimum en sa présence. Ce dernier obtempéra par amour pour sa douce, mais considérait son Saucisson LIgoté en Bandelettes Anti-Ricochet tout à fait Déloyal. Et Nestor d’inscrire au grand livre que le SLIBARD ne siée point au Baron. Une autre invention à mettre au crédit de notre famille, comme si c’était la dernière…
Et pourtant il ne faudrait pas oublier l’essentiel de cette histoire puisque nous lui devons notre patronyme. Cela se passa pendant l’un des repas orgiaques auxquels se livraient souvent Émile et Berthe. Durant ces épisodes, il leur arrivait de s’enduire mutuellement de nourriture, de se couvrir de viande, de se rouler dans les légumes, de se garnir les bourrelets de fruits juteux ou de crème et j’en passe. Émile se trouvait en verve ce jour-là et, glissant sur sa femme au milieu de la ratatouille informe, eut ce bon mot pour sa muse : « ô Rhapsodique Yaourtière, Gargouillez-Moi Éperdument ! ».
En tout cas, c’est ce que crut comprendre une Gertrude horrifiée qui alla relater l’histoire à l’oncle Nestor : « le Baron Orthophono-Régressif Baragouine : ô Rhapsodique Yaourtière, Gargouillez-Moi Éperdument ! ». « Le BORBORYGME, le BORBORYGME », entendit Nestor, tandis que d’affreux gargouillis parvenaient jusqu’à son oreille en provenance de la salle à manger. Et c’est ainsi que le mot fut associé aux bruits émis par nos intestins et nos estomacs, auxquels ils ressemblaient à s’y méprendre.
Comme vous le voyez, l’histoire des Borborygmes est riche d’injustes plagiats et de références passées sous silence. Mais ce soir au moins, je pourrai dormir serein, sachant que l’origine de notre nom est de nouveau révélée au grand jour.
Avant de vous quitter et pour vous remercier d’avoir prêté la rétine à mon récit, je voudrais vous livrer un dernier mot d’ascendance Borborygme. Malgré tous ses défauts, Émile n’en était pas moins un homme heureux, un jouisseur de la vie, fondamentalement optimiste. Il avait ce rictus étrange lorsqu’il était content, qu’il appelait le « Sexe Orthodontique Universel Réputé Immunostimulant REtroactif ». Et Nestor en conçut un SOURIRE.
À la mort d’Émile, même Gertrude fut très attristée et c’est elle-même qui chanta le jour des funérailles : « Adieu l’Émile, je t’aimais bien… Adieu l’Émile, je t’aimais bien, tu sais… ». Et Jacques Brel ne l’a jamais remerciée.
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