Vivre pour quelqu'un
de Maël Guinot
C’est dur de mourir pour quelqu’un.
Mais vous savez ce qui est encore plus difficile ?
Vivre pour quelqu’un. Pour quelqu’un de mort pour nous.
Se sacrifier pour quelqu’un ne demande qu’un instant de courage. Un bref moment d’héroïsme, boosté par l’adrénaline. Et une fois cela fait, on n’a plus qu’à s’allonger. Et soudainement, plus aucun problème ne peut nous atteindre.
Mais vivre pour quelqu’un. C’est parvenir à se lever tous les matins. C’est guérir de ses blessures. C’est garder la tête haute. C’est continuer d’avancer avec ce poids infiniment lourd sur nos épaules.
C’est être capable de profiter pour lui. De découvrir pour lui. De vivre pour lui.
Pour moi, c’est arrivé dans une bataille sans nom. Dans une guerre qui ne figure pas dans les cahiers d’histoires. Dans un pays que personne ne peut situer sur une carte. Un conflit comme il y en a toujours eu et comme il y aura toujours, ou fierté et haine se mélange comme le sable et l’essence avec la même finalité : tout embraser jusqu’à ce qu’il ne reste rien.
On était tous les deux. Puis il a cessé de vivre. Pour moi. Pour que moi je vive. Pour que je rentre voir ma femme, lui a dû y rester. Rester là-bas, dans ce champ boueux où on l’a enterré, trop pressé pour mettre ne serait-ce qu’un nom où un signe sur sa tombe. Trop préoccupé par l’avancée de l’ennemi pour apercevoir celui qui venait de pénétrer ma tête.
Comment est-on censé vivre comme ça ? Après avoir vu le visage de cette femme aux yeux bouffis et humides, aux cernes plus profonds même que les tranchées. Comment puis-je profiter des bras de ma moitié, quand celle d’une autre lui a été si violemment arrachée devant moi ? Que suis-je censé dire ? Que suis-je censé faire face à une veuve, endeuillée par la bravoure de son homme, qui trop fou ou trop bon, a perdu la vie pour que je garde la mienne.
Alors on refait le monde. Car celui-ci est trop difficile. Car j’aurais préféré mourir à sa place. Non pas par bravoure. Mais par remords. Car je ne veux plus être à ma place. Car le siège du mort a l’air tellement confortable, lui qui, les yeux bandés, ne voit pas la voiture en feu autour de lui, ni la peau de ceux qu’il aime fondre à vue d’œil.
Car c’est beaucoup trop difficile. Vivre en sachant que quelqu’un est mort pour que j’ai ce droit. Cela m’écrase d’une pression quotidienne et infatigable. Chaque pas de travers, chaque petite négligence, chaque moment de ma vie où je ne me donne pas à fond ressemble à une trahison envers celui qui a tout abandonné pour moi.
Vivre pour soi-même est déjà si dur. Alors, vivre pour deux.
Et si je ne peux réécrire l’histoire, c’est forcément de ma faute. Qui d’autre pourrais-je bien blâmer ? Notre ennemi ? Je lui trouverai mille et une excuses. Ma faiblesse ne peut-être que la seule cause de sa mort. Car si j’avais été assez fort… Car si j’avais été à un autre endroit… Car si j’avais agi différemment.
Si. Et si. Et peut-être que.
Je le sais pourtant. Que ce n’est pas sain. Que vivre pour moi-même serait la meilleure façon d’honorer sa mémoire, de rendre hommage à tout ce qu’il a accompli.
Alors j’essaye. Petit à petit. De me lever, chaque jour, sans essayer de lui prouver qu’il a bien fait de me sauver. D’embrasser ma compagne sans voir le visage endeuillé de la sienne. De vivre simplement, en cherchant mon propre bonheur, et pas celui d’un autre.
Mais c’est dur.
C’est vraiment dur.
Car vous savez, c’est dur de mourir pour quelqu’un.
Mais vous savez ce qui est encore plus difficile ?
De vivre pour soi-même.
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Vivre pour quelqu'un | Chapitre | 8 messages | 2 ans |
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