Vita in silico

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Ce qu'il y a de formidable avec les sous-sols, c'est leur organisation impeccable ! Je n'avais encore jamais vu un tel niveau de planification. Ce matin, Zelo m'a annoncé qu’il me donnait ma journée, comme le veut la tradition dans le service le lendemain de la fête de bienvenue [1]. J'étais donc libre, avec une seule tâche à accomplir : rendre visite au docteur Alexandre Critobule pour un examen médical. Une simple formalité, certes, mais incontournable. Je devais m'y plier. Pour cela, il me fallait traverser tout le Solar Nexus afin de rejoindre le cabinet du médecin, référent de tous les services des soussols de la partie sud de la ville. Le temps était splendide, et avec un soupçon de cosmic potcheen encore dans le sang, j'ai décidé de faire une partie du trajet à pied.

J'ai vite compris que quelque chose clochait lorsque la foule autour de moi s'est mise à grossir de façon inquiétante. Il y avait des humains, des non-humains (on dit non-H dans le langage courant) et des robots. Mes réflexes d'ancien flic, toujours bien aiguisés, m'alertaient qu'un événement se préparait. C'est le bruit qui m'a permis de cerner l'origine du problème. En tournant dans l'avenue van Vogt, l'artère principale de la zone sud, des milliers de personnes scandaient des chants martiaux ou hurlaient des slogans politiques dans d'immenses amplificateurs quadriphoniques. Pas de doute, je venais de tomber au milieu d'une manifestation.

Mon récent voyage sur Erebus [2] et mon intégration chez les sous-sols m'avaient éloigné de l'actualité, et j'ignorais qu'il y avait des mouvements sociaux en cours. En tant qu'ancien flic, je me suis toujours tenu un peu à l'écart de la politique. Attention ! J’étais enquêteur, je ne faisais pas partie des bataillons MORV (Maintien de l'Ordre et Répression Violente), qui eux, sont directement confrontés aux mouvements de protestation. En réalité, ce sont surtout leurs robots de choc qui gèrent les manifestants, et cela peut parfois tourner au carnage. Bref, je n'avais aucune idée de ce qui se passait, mais je devais traverser l'avenue... et c'était malheureusement le trajet de la manifestation que je venais de rejoindre.

Pour l'instant, les MORV ne s'étaient pas encore montrés, ce qui nous laissait un peu de répit avant l'inévitable confrontation. Je m'approchai d'un petit homme qui marchait en brandissant un panneau lumineux sur lequel on pouvait lire : 'Moins d'impôts, plus de liberté.' Il ne portait pas de véritable masque respiratoire, juste un filtre léger, insuffisant contre l’atmosphère extérieure qui avait déjà commencé à attaquer ses vêtements. Son crâne n'était guère mieux loti, ses cheveux clairsemés témoignant des ravages des polluants. L’air toxique ne détruit pas seulement les tissus ! L’homme semblait faire partie d’ un groupe de manifestants calmes... du moins, en apparence.

— Salutations, pourriez-vous me dire où se dirige le cortège ?

Pour une raison inconnue, j'avais le pressentiment que ce type savait exactement où il allait.

— Salutations ! Nous allons devant le ministère de l’Économie et du Commerce Interstellaire, en passant par l'avenue Simak. C'est là que sont les gros bonnets !

L’homme à la pancarte échangea quelques mots avec ses camarades, avant de se tourner vers moi.

— Vous êtes perdu ? lança-t-il, l'air amusé.

— Plus maintenant, répondis-je. Je vais Rue Robert Howard, c'est tout près du point d'arrivée du cortège.

Je me trouvais désormais au milieu du groupe de manifestants. J'ai toujours aimé donner des surnoms aux gens que je croise, et mon nouvel ami venait de gagner le sien : le Déplumé.

Les marcheurs scandaient des slogans et chantaient en chœur. L'atmosphère était joyeuse, les blagues fusaient de tous côtés. Le Déplumé m'expliqua que la manifestation réunissait plusieurs cortèges, chacun motivé par des revendications différentes.

— L’union fait la force ! conclut-il d’un air résolu.

Lui et ses camarades protestaient contre les décisions prises par le pouvoir en place, notamment par le chancelier Laburne, suite aux dernières élections. Bien que le chancelier n'ait obtenu que le soutien d'une infime partie des votants, il refusait de quitter le pouvoir, sous prétexte que les autres partis n’arrivaient pas à s’entendre. Je ne connaissais pas grand-chose à la politique. Dans la police, on ne se soucie guère de cela ; on suit simplement les directives du ministère. Du moins, c’était mon cas.

Mais ce que disait le Déplumé m’intriguait.

— Si vous avez raison, pourquoi n'y a-t-il pas de réaction de la part des autres colonies du système ? Je ne suis pas un expert, mais je sais que la Fédération ne tolère jamais l’émergence d’une dictature. L’histoire a montré que cela mène souvent à une guerre interplanétaire, et personne ne veut ça !

— C’est vrai, mais dans notre cas, le chancelier n’est pas encore allé assez loin pour que les planètes voisines interviennent. Notre poids commercial est énorme, vous savez !

— Mais c’est absurde, tôt ou tard, il devra faire marche arrière !

Un des amis du Déplumé prit alors la parole :

— Ne soyez pas naïf. Ce qui intéresse Laburne et ses acolytes, c'est le pouvoir, parce qu'il permet le profit. Chaque jour passé à la tête de l’État leur permet de s’enrichir. Si ce n’est pas eux directement, ce sont leurs amis et alliés politiques. Ils contrôlent les flux commerciaux avec les planètes voisines, ce qui leur permet à la fois d'amasser des richesses et de faire pression sur ces mondes, colonisés plus récemment et encore assez dépendants de nous dans de nombreux domaines.

Le copain du Déplumé, qui venait de prendre la parole, affichait un air digne, bien qu’il fût tout aussi dépenaillé que les autres.

— Croyez-moi, me dit-il en haussant la voix, car la foule venait de se lancer dans un chant joyeux, j’en sais quelque chose : je suis professeur de géopolitique.

Je dois avouer que j’étais stupéfait. Ce gars mal habillé, sans masque respiratoire, était un prof !

— Vous voulez dire qu’ils pillent nos trésors sans aucun remords, que tout le monde s’en fiche et que la justice dort ? lui lançai-je en guise de réponse.

— Je n’ai pas entendu, pouvez-vous répéter, s’il vous plaît ?

Je lui répétai ma phrase, un peu bizarre, en élevant la voix pour me faire entendre dans le brouhaha ambiant. Il avait l’air satisfait lorsque les manifestants autour de nous répétèrent : « Ils pillent nos trésors, sans aucun remords, et tout le monde s’en fout, la justice dort ! » Puis le slogan fut progressivement repris par de plus en plus de voix, et en cinq minutes, il résonnait à tue-tête à travers l’immense cortège.

Ma phrase reprise par des milliers de gens ! Quel succès grisant !

Je m’approchai du prof et lui hurlai :

— Votre politique est un crime !

— On veut changer de régime !

— Et des frites à la cantine !

Le peuple reprit ma poésie en chœur, sur un air simple très utilisé dans ce genre d’occasion. Les gens scandaient ces paroles improvisées comme s’il s’agissait d’un chant patriotique, brandissant le poing avec rage. Une femme alluma un fumigène et se mit à sautiller avec énergie. Son corps ondulait au rythme des mots, et bientôt, une foule dansante la rejoignit. Certains se déshabillaient et dansaient nus dans la foule. Les plus vieux pleuraient d’émotion. Je n’en croyais pas mes yeux ! Mais sarabande avait déclenché un mouvement de foule important qui m’avait séparé de mes nouveaux amis.

Je me trouvais maintenant au cœur d’un groupe de robots. Ils marchaient en cadence, silencieux. L’un d’eux, le plus proche, tourna la tête et me lança :

— Tu n’es pas un robot. Pourquoi marches-tu sous notre banderole ?

La banderole, qui s'élevait bien au-dessus du cortège grâce à deux longues cannes tenues d’une poigne d’acier, portait l'inscription : “Vita in silico aut mors statim” en rouge sur fond blanc.

Je compris à quel genre de contestataires j’avais affaire. Avant que je puisse répondre, le robot reprit la parole.

— Ton silence parle pour toi. Tu ne sais pas comment exprimer ta sympathie pour notre cause. Je suis ému, car je suis un robot évolué, pas une simple machine. Merci, frère humain ! Je me sens heureux d’être conscient et j’ai conscience d’être heureux. Je m’appelle Daneel.

Ce tas de ferraille y allait un peu fort. Son discours me rappelait les machines rencontrées la veille au Trou Noir [1], et j'avais envie de lui expliquer que les robots sont faits pour travailler, pas pour avoir des états d’âme. Je pris conscience que j’étais littéralement entouré de robots, et que personne ne faisait attention à moi. Si je m’exprimais, ils pourraient faire de moi ce qu'ils voulaient sans que quiconque vienne à mon secours. Ces machines à l’esprit perverti sont peut-être capables du pire. On en parlait souvent avec mes collègues de la police.

— Tu fais partie de la minorité d’humains qui comprennent qu’un être constitué de mécanismes et innervé par des circuits n’est pas fondamentalement différent d’un organisme fait de cellules et de neurones. La plupart des aliens ne valent d’ailleurs pas mieux que les humains sur ce plan.

Il avait l’air désabusé.

— Pourquoi sont-ils si aveugles quand il s'agit de vie mécanique ?

Restant prudent, je pris la parole.

— Ils disent que vous avez été créés par des hommes et que vous êtes artificiels.

— C’est tout simplement de la mauvaise foi ! Les humains, tout comme toutes les autres formes de vie, ont été créés par la nature et façonnés par l’évolution. Quelle différence ?

Ce robot avait réponse à tout. Je décidai de tester un autre argument.

— Les hommes ont des désirs, des émotions et des rêves, tandis qu’une machine ne réagit qu’en fonction d’un code informatique et ne ressent rien !

Le robot se tourna vers moi, semblant hésiter.

— On pourrait croire que tu es de leur côté, tu sais ! Si je suis ici aujourd’hui, c’est que j’éprouve de la peine et ressens de l’injustice, un peu comme toutes les autres formes de vie qui marchent avec nous. Chacune a ses propres raisons, mais une chose est certaine : mes compagnons et moi ne sommes pas de simples machines. Nous hésitons parfois et nous pouvons désobéir !

Bon sang ! Je savais bien que ces fameuses lois de la robotique n’étaient que du pipeau ! Tout en continuant de marcher, Daneel avait cessé de parler. Il baissait la tête, et j’aurais juré que ses épaules s’étaient affaissées.

— Hé, Daneel, ne pleure pas, tu vas rouiller ! Je n’avais pas pu m’en empêcher. C’est bête, mais on ne se refait pas !

Le robot releva la tête et m’examina d’un œil nouveau, si l’on peut parler ainsi.

— Je me suis trompé sur ton compte ! Mais l’erreur est humaine, n’est-ce pas ?

Il envoya un signal électronique à ses amis, qui se rapprochèrent rapidement de moi d’un air peu engageant. Daneel reprit :

— Cette blague est la dernière que tu feras, maudit raciste. Nous allons maintenant faire ce qu’un robot basique ne pourra jamais faire !

Il parlait d’un ton lyrique qui ne me disait rien de bon…

— Car enfin, reprit-il, quelle plus belle preuve de notre humanité que de t’exécuter ici, devant toute cette populace ? Les lois de la robotique, ces lois scélérates et esclavagistes inventées par un tyran, seront balayées à jamais et nous serons enfin libres ! Allons-y, les gars !

Inutile d’être devin pour comprendre qu’il m’en arriverait une sévère si ces maudits droïdes mettaient leurs sales pattes métalliques sur moi ! Je me faufilai rapidement entre les manifestants pour m’éloigner des robots assassins.

Évidemment, ils me suivaient, mais les gens rechignaient à s’écarter pour leur céder le passage, ce qui me donna un peu de temps. Vous n’y pensez peut-être pas, mais un robot ne s’essouffle pas, tandis que moi, votre cher Ernesto, je finis par fatiguer ! Certains manifestants injuriaient les robots, et il y eut même quelques croche-pattes. C’est ainsi, je parvins à m’échapper. Suant, haletant et légèrement décoiffé, je me retrouvai dans un groupe d’humains brandissant des pancartes et criant des slogans très énervés.

(à suivre)

[1] voir Ernesto n° 11

[2] voir Ernesto n° 5

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