Comme une boule
Je vais mourir, cela ne fera pas un pli. Je le sais depuis peu et je n’arrive pas à y faire face. Je ne sais pas ce qui me rend l’issue fatale si insupportable. La certitude que tout va s’arrêter pour moi alors qu’il y a tellement de belles choses que j’aurais voulu vivre ? La peine que je vais infliger bien malgré moi à ma famille, à mon jeune frère, à mes parents ? L’angoisse de ne pas savoir ce qui va arriver après mon décès ? Je suis sur un lit d’hôpital et toutes les nuits, les gémissements de mon voisin, ou de ma voisine, je ne sais, me réveillent à intervalles réguliers. Me rappelant que s’éteindre, rongé par une maladie que personne ne peut guérir commence par une longue suite de souffrances et que le dernier souffle, si redouté, peut devenir l’instant le plus désirable.
Tous les jours mon frère vient me rendre visite. Je sais l’effort que ça lui coûte avec les horaires difficiles de son travail, son petit d’à peine un an qui ne connaîtra jamais son oncle et la route qu’il fait pour venir jusqu’à moi. Le cancer m’a rongé trop vite. Je ne souffre plus tellement, ce qui est mauvais signe. Le médecin m’a laissé tout au plus une semaine. On y est. Sur le visage de mon jeune frère, je lis une infinie tristesse contenue. Il ne veut pas craquer. Il aura bien le temps de pleurer après. J’ai fermé les yeux et j’ai senti l’air gonfler mes poumons une dernière fois. Puis plus rien. Le silence. Le calme revenu. Aucun son ne me parvient. Je suis parti pour le dernier voyage. Je crois rester dans les parages, au moins pour voir ma famille à l’endroit où l’on va mettre mon corps, dans ce cimetière non loin de cette côte de la Manche que j’aimais tant.
Un court instant, je perçois une sorte de lumière devant moi. Cette lumière blanche que des scientifiques avaient expliquée dans un numéro de Sciences et vie que j’avais lu il y a quelques mois. J’imagine que je vais rencontrer quelqu’un ou quelque chose. Le son d’un ronronnement me parvient et remplit l’espace autour de moi, puis des voix à peine audibles se font de plus en plus présentes. Je reconnais la voix de mon frère. Ce n’est pas la voix d’avant. Ce qu’il dit ne correspond pas à des souvenirs du temps où je vivais. Il parle de moi, du manque qu’il ressent, il parle à d’autres personnes autour de lui que je ne reconnais pas. Puis le silence à nouveau avant que le ronronnement ne reprenne, comme le volume sonore d’une radio que l’on augmente progressivement. C’est ma tante de Perpignan que j’entends maintenant, bien distinctement, elle parle de moi et de ces vacances que nous avions partagées un été. Mais elle ne parle à personne. Il n’y a personne avec elle pour lui répondre. Puis le silence encore. Cette fois c’est mon ancien patron. Il raconte cet accident que j’avais eu dans son entreprise, une erreur idiote avec une pile de cartons mal positionnés.
Il me faut du temps pour comprendre ce qui se passe et où je suis. À chaque fois que quelqu’un pense à moi, j’ai l’impression d’être enfermé dans sa tête. Je suis dans ses pensées. Il arrive parfois que je sois l’objet d’une discussion ou d’un souvenir commun partagé entre plusieurs des personnes qui m’avaient connu. Comme une petite boule minuscule, je passe d’un cerveau à l’autre. Ces voyages me procurent une joie intense, un amour fraternel et chaleureux qui me rend vivant. Je vis parce que l’on pense à moi. Je finis par crier que je suis là, je tente d’attirer l’attention sur moi mais il ne se passe rien.
Les gens pensent de moins à moins à moi. Le silence s’installe et n’est plus que rarement interrompu. Je me sens disparaître. Une grosse angoisse m’envahit. Mais un moment plus tard sans que je puisse en mesurer la durée, je comprends que je suis lové dans la tête d’un enfant qui ne m’a jamais connu. Il doit avoir dans les 5 ans. Je ne quitte plus sa petite tête. Je vis avec lui sans parvenir à sortir d’une espèce de bouillie sonore. Je voyage en lui, à travers son enfance puis son adolescence. Les sons qui me parviennent ne me permettent pas de tout comprendre de sa vie. Mais je suis heureux car ce qui domine dans son existence, c’est sa joie. Un jour, je découvre que ce petit garçon est un ami de mon neveu. Des photos de moi racontaient l’histoire de cet oncle disparu dans la maison de mon frère. Ces morceaux qui disent un peu de moi continuent de résonner, dans les têtes des enfants, dans leurs paroles.
J’ai finalement compris, après bien des années, que derrière le tunnel de la mort, se cache pour moi une nouvelle vie un peu étrange, dont la consistance ne tient qu’aux mots qui jaillissent de ceux qui m’ont connu comme de ceux qui racontent tout simplement mon histoire. Comme une boule qui sans fin rebondit sur le sol, remise en mouvement sans cesse par la grâce de personnes. Jusqu’à ce qu’un jour, sans doute, de manière inévitable, parce que l’on ne pense plus à moi, tout s’éteigne.
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