"Savez-vous, gente damoiselle, que, dans la langue indienne, le mot montagne est un verbe ?"

Presque comme un mot de passe, je prononce cette phrase au dos de Magdalena affairée devant les fourneaux. Il y a du soleil partout dans la cuisine, tant dans les senteurs riches et épicées des plats en train de mijoter que dans la lumière orangée côté couchant qui plonge lentement vers la surface de l'océan Pacifique, au delà de notre terrasse. Elle ne m'a pas entendu arriver et elle le sursaute légèrement quand elle m'entend :

 "Oh,c'est toi. Alors, ça y est, Rick t'a appelé ? C'est décidé ? Oh, je vois que tu as pensé à prendre du poisson.

 - Oui, je dois être à Durango vendredi soir au plus tard. De la daurade comme tu voulais. Pêchée par Aurelio ce matin.

 - Elles sont superbes, John. Quand pars-tu exactement ?

 - Demain en début d'après-midi. Je dois encore préparer quelques affaires. Les caméras et les appareils photos sont déjà dans mon camion. Et je dois récupérer Edward à San Diego jeudi. Tu veux que je les prépare ?

 - Non, demande à Miguel. Il sera ravi de le faire. Ce vieux fou d'Edward refuse toujours de conduire ?

 - Il est trop tard pour le faire changer d'avis et il me tiendra compagnie jusqu'au Colorado. Miguel est là ? Je n'ai pas vu sa voiture.

 - Oui, c'est Catalina qui l'a prise pour une course. Il a demandé après toi, il t'attend sur la terrasse."

Dehors, Miguel observe l'océan avec ma longue vue. Depuis tout gosse, il me la vole pour scruter la Grande Bleue à la recherche de dauphins et autres baleines. Il est passionné au point d'étudier la biologie marine à la Universidad Autonoma Baja California Sur. Je l'informe sans attendre de mon départ du lendemain et sa réponse fuse, intuitive : 

 "Alors, vieil homme, tu délaisses les grands blancs pour traquer les grizzlys dans le Colorado ?

 - Mouais mais juste deux mois. Je serai vite de retour. Tellement vite que tu ne t'en rendras même pas compte. Tu vas être très occupé. L'examen est pour quand déjà ?

 - Fin mai. Et si j'ai des questions ?

 - Comme d'habitude, Miguel. C'est Esteban qui te supervisera directement pendant mon absence et il est d'accord avec l'idée de s'occuper de toi. Et puis, ce te sera extrêmement formateur, tu vas énormément gagner en expérience et en autonomie. 

 - Tu vas me manquer, vieil homme."

Je m'approche de lui et lui pose une main sur l'épaule : 

 " Toi aussi, gamin, toi aussi. Devine ce que j'ai vu aujourd'hui.

 - Aucune idée, dis moi...

 - Une femelle. Magnifique. Dans les six mètres. Enceinte peut-être... Et inconnue dans nos fichiers. Retrouve la pendant mon absence, puce la et je te garantis que même Ortega à la fac te félicitera."

Là, dans la lumière éblouissante du crépuscule, j'ai comme un trémolo dans la voix que je réussis à cacher. Dans quelques heures, je laisserai le Golfe de Californie pour le haut massif des San Juan. De nombreuses heures de route pour peut-être une dernière virée avec mes vieux amis sur les traces d'un ours peut-être disparu. 

Demain, je pars.