La première bulle

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Cela fait longtemps que tu n’as pas bu de champagne. Aussi loin que tu te souviennes, tu n’as jamais aimé.

La bouteille tourne entre tes mains parcheminées. Sous le bouchon encore scellé, le liquide dort ; impossible de deviner le pétillement contenu, ces millions de bulles qui n’attendent qu’un plop pour éclore.

Une amère nervosité te tord l’estomac, te brouille les pensées. Tu n’en as pas conscience, mais tes souvenirs sont pareils aux bulles de cette bouteille : ils dorment paisiblement, blottis dans l’océan de ta mémoire. Il suffirait d’un plop pour qu’ils remontent tous en surface.


*

* *


La retraite, ça s’arrose, clament en chœur tous tes collègues. Pour ton dernier jour au bureau, ils t’ont invité au restaurant. La salle empeste les graisses de cuisson, mais tout le monde affirme qu’on y mange bien. À la demande de ton chef, le serveur pose devant toi deux bouteilles de champagne qu’il te propose d’ouvrir. Tu refuses, prétextant n’avoir jamais su t’y prendre. Je voudrais pas éborgner un autre client, vous comprenez. Bien que tu n’aies pas bu d’alcool à table, tu te sens nauséeux durant la demi-journée qui suit. Ton cœur reste serré, tes nerfs tendus ; ta salive est engluée de regrets, d’un arrière-goût d’inachevé. D’impuissance. Au moment où ta main pousse le métal froid du portillon de sortie, Michel te lance une ultime platitude – La retraite, ça chamboule, tu sais. Ses mots ont beau se vouloir rassurants, ils déclenchent en toi une […] orgie d’illuminations et de musiques de Noël. Impossible de les ignorer ; dès le seuil du supermarché, les rayonnages dégueulent dans tes yeux leurs éblouissants chocolats et leurs écœurants cotillons. Tu files droit – tu viens juste acheter blinis et saumon fumé pour le dîner auquel on t’a invité. Devant un étal de mille champagnes et leurs ersatz, une sourde mélancolie comprime ta poitrine ; tu forces une bouffée d’air conditionné dans tes poumons et poursuis ton chemin. Tes emplettes sous le bras, tu ouvres d’un coup d’épaule la porte vitrée maculée de traces de doigts et regagnes la fraîcheur hivernale. Terrassé par une profonde lassitude, tu soupires à la perspective des rengaines qu’il te faudra bientôt affronter – Bonnes fêtes, Noyeux Joël, et à l’année prochaine, hein, haha ! Ta vie te paraît si vaine, rythmée par cet artificiel ballet de festivités. Tu voudrais disparaître, te […] jeter par la fenêtre : tu t’es porté acquéreur d’un trois-pièces en centre-ville – il était temps, à trente-huit ans. Le vendeur t’invite au restaurant pour fêter la transaction ; il commande une bouteille de champagne et vous en sert aussitôt – ton verre restera plein, vierge de toute empreinte. Autour de vous, dans une salle mal éclairée, pas d’autres clients qu’un sombre alcoolique, deux vieilles filles surmaquillées et un couple silencieux. Si savoureuse soit la nourriture, tu peines à l’avaler ; ta gorge reste serrée sur un épais désespoir. Tu éponges de réponses vagues l’intarissable curiosité de ton convive. Non, tu ne sais pas ce que tu vas faire de ces deux chambres ; non, tu n’es pas marié, tu n’as pas d’enfants, ce n’est pas que tu ne veuilles pas mais ce ne sont pas ses oignons. Tu profites qu’il passe aux toilettes pour t’éclipser, sous les regards lourds de jugements et de mascara provenant de la table voisine. Poli, tu glisses deux billets sous la bouteille asséchée et tu files avant que […] ta mère se réjouisse de ta présence. Elle a ressorti ses bijoux les plus affreusement clinquants et son maquillage – ça lui ressemble si peu. Tu as accepté son invitation parce qu’aucun de tes amis n’était disponible ; depuis que vous avez franchi le cap de la trentaine, ils sont tous mariés et parents, eux. Le racisme de ta tante et la misogynie de ton oncle te semblaient préférables à la perspective d’un réveillon en solitaire ; tu regrettes ton choix, épuisé par leurs infatigables relances sur l’état de tes amours. Le dessert arrive, un gâteau au chocolat aux arômes carbonisés, édulcoré par la perspective que s’achève enfin cette grotesque réunion. Ton oncle te tend une bouteille de champagne qu’il te demande d’ouvrir, vantant l’acte comme gage de réussite amoureuse – Marié dans l’année, tu verras ! Tes mains se referment sur le goulot. Ton estomac se noue. Nausée. Tu poses la bouteille et cours vers […] le dos de la mariée, où toutes les jeunes femmes s’entassent dans l’espoir de s’emparer du bouquet et de ses promesses d’amour prochain. C’est Sandrine, ta préférée, magnifique dans sa longue robe bleue, qui referme ses fines mains sur le trésor. Pierre, le marié, décide soudain de prolonger le jeu : il invite tous les hommes seuls à se regrouper derrière lui. Puis il saisit une bouteille de champagne qu’il oriente vers eux ; celui sur qui retombera le bouchon gagnera un baiser de la belle au bouquet. Tu te joins aux autres prétendants, le cœur plein d’espoir mais le souffle haché par ce que tu assimiles à du trac. Tu jettes un regard furtif vers celle dont tu rêves que le sort désigne comme ta promise. Ses talons hauts ont déjà été remplacés par de banales ballerines – leur faux cuir n’est même pas assorti à la robe, mais cette imperfection te fait craquer. Tu vois son index se tendre vers toi, son regard vers le marié. Elle secoue la tête dans un geste sans équivoque – ne vise pas vers lui. Pour noyer ta rancœur, tu t’éloignes vers le buffet où tu te sers une louche de cocktail sans alcool. À l’instant où tes lèvres se posent sur le verre, tu entends le plop de l’humiliation. Tu pars te réfugier aux toilettes où […] l’alcool coule à flots pour arroser votre diplôme de fin d’études. On te tend un gobelet en plastique débordant de champagne ; la gorge nouée, tu refuses, puis sors aérer la migraine qui te gagne. Dehors, devant cette salle des fêtes au crépi fissuré, une odeur d’urine mâtinée de tabac froid et de goudron mouillé te retourne les tripes. L’avenir s’ouvre à toi mais tu te sens trop insignifiant pour l’aborder. Tu mets ça sur le compte du volume de la musique dans la salle, de la fatigue accumulée durant les récents examens, de cette page de ta […] dernière épreuve du brevet. Dès demain se profile le lycée, le plongeon dans l’inconnu. Tu préfères encore l’ignorer et te concentrer sur le présent, sur le rock saturé que crache la hi-fi portable. C’est votre dernier moment d’insouciance à partager ; c’est surtout ta dernière chance d’aborder Estelle, cette fille de troisième B pour laquelle tu as le béguin depuis des années. Tu n’as jamais osé faire le premier pas, convaincu qu’il valait mieux attendre la bonne opportunité – tu n’avais pas encore appris que les opportunités ne se présentent jamais d’elles-mêmes, il ne tient qu’à toi de les provoquer. Mais aujourd’hui, mû par un sentiment d’urgence, tu es déterminé : tu as mis ta plus belle chemise, rasé ta moustache naissante, emprunté le déo de ton grand frère, brossé tes dents dans les toilettes du collège juste avant d’en partir. La tête haute, tu observes Estelle, au centre d’un autre groupe dix mètres plus loin. Ton cœur s’emballe ; il te manque un prétexte pour te lancer. C’est Rémi qui te le fournit : il a apporté du champagne pour fêter l’événement. Avec des mots qu’il tient d’un aîné, il t’explique comment ouvrir la bouteille et te montre comment retenir le bouchon. Tu suis ses conseils ; dans le creux de ta paume, tu sens le bout de liège qui pousse sous la pression de tout le gaz renfermé. Comme ton désir pour Estelle, il n’attend qu’une pichenette pour jaillir, mais il t’échapperait si tu te précipitais. Tu resserres ta poigne pour contenir la force du champagne. Plop. Le bouchon gît dans ta main victorieuse ; Rémi approche un verre pour récolter la première effervescence qui te chatouille les doigts en ruisselant dessus. Tu te sens invincible, investi de l’infini pouvoir conféré par cette bouteille que tu viens de dompter. Un gobelet plein de bulles et de promesses dans chaque main, tu marches droit vers Estelle. Tu es capable de tout, tu en es persuadé. Le champagne n'est-il pas un symbole de victoire ? D’un pas assuré, tu joues des coudes pour t’introduire dans son cercle d’amis, tes yeux embrassant déjà ses lèvres. Son rire pétille encore de la blague de sa voisine lorsqu’elle remarque ta présence. En l’espace d’une seconde, son regard s’éteint, son sourire se mue en grimace de dégoût. Ton corps se liquéfie, brisé par les moqueries ; ton amour-propre dégouline au sol et se mélange au champagne que tes mains ont lâché. Le parfum de cet échec ne s’éventera jamais.

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