Et la lumière fut
La lumière de la mémoire hésite devant les plaies.
(Aragon)
Les rayons du soleil me caressent le visage. Cela faisait longtemps que je n’étais pas sorti ; leur douce chaleur me réconforte. Par chance, je dois marcher vers l’est ce matin. Le nez en l’air, j’aligne mes pas sur la bordure du trottoir, calant ma foulée sur les creux des joints. Je compte en avançant. Cinquante-deux pas ; j’atteins le passage clouté qui mène à l’épicerie. De l’autre côté de la chaussée, Aziz et un habitué de sa boutique pestent contre l’incessante flambée des prix. Quatre-vingt-douze pas ; alors que la rue prend un léger virage vers la gauche, une brise transporte jusqu’à mes narines les effluves de la boulangerie. L’atmosphère est encore humide des récentes pluies, les odeurs voyagent mieux. Cent quarante-trois pas ; depuis les travaux de voirie de l’hiver passé, les dalles de trottoir ont été allongées. J’étire ma foulée. Deux cent quinze pas ; la clim du grand magasin souffle sa bulle d’air sec et tiède. J’approche de ma destination.
Debout sur la pierre de seuil de l’immeuble suivant, je cherche l’interphone du doigt. Sous le timbre métallique du haut-parleur, la voix m’inspire confiance. Il faut bien ça. Maintenant que toutes les thérapies ont échoué, je compte sur cet hypnotiseur pour remédier à ma cécité, ou au moins me l’expliquer. À trente ans, cela me paraît fondamental pour poursuivre la construction de mon identité sur un socle enfin stable et complet.
La main posée sur la rampe en bois, je monte l’escalier jusqu’au premier étage. Sur le palier, l’homme m’attend. Dans un froissement de vêtement, je sens sa main se tendre vers moi. Bonjour monsieur Béraud. Vous avez trouvé facilement ? Sa poigne est franche, douce et ferme à la fois. Par sa seule voix qui récite les banalités d’usage, il me guide jusqu’à son cabinet ; je m’installe sur un siège en similicuir – l’assise est encore tiède des maux du patient précédent. J’entends l’homme tourner les pages d’un cahier et ouvrir un tiroir tandis qu’il me présente sa démarche.
Voyez votre cerveau comme un réseau de salles et de couloirs si immense et tortueux qu’aucune lumière ne peut en éclairer chaque point. Dans les recoins les plus sombres, votre esprit a enfoui les souvenirs et émotions qu’il s’interdit de considérer. Ensemble, nous partirons explorer ce dédale… à l’aveugle, excusez-moi du terme. Je suis convaincu que nous pourrons rallumer la lumière sur ce qui a causé cette cécité, pour, je l’espère, la guérir. Sous hypnose, je vous ferai écouter plusieurs phrases ; vous me direz ce qu’elles vous évoquent.
Vous êtes prêt ?
Je le suis.
« Ça fait longtemps qu’on s’est pas vus »
Les couverts tintent dans un restaurant. Face à moi, Élodie est loquace ; pourtant, je n’entends rien d’autre que les conversations des tables voisines entrecoupées de bruits de mastication. Tout sonne si creux dans leurs propos. Ça me rassure. Je me réjouis de vivre seul. Élodie s’est tue depuis qu’on lui a servi sa salade César. Le chef a arrosé l’assiette d’une vinaigrette industrielle, la même marque que j’achetais avant. Ça me coupe l’appétit. En reposant mes couverts, j’entends le tic-tac de la nouvelle montre d’Élodie et le cliquetis des deux bracelets qu’elle porte au même poignet. Elle s’est maquillée aujourd’hui, j’ignore pourquoi. Quand elle m’a fait une bise pour m’accueillir, sa peau n’avait pas la texture que je lui connaissais : elle était plus sèche, plus mate. Quand on s’est rencontrés, au lycée, elle abusait du fond de teint ; ça n’empêchait pas les autres de la traiter de laideron, alors elle avait arrêté. Elle recrache un bout de poulet. Je souris ; elle doit croire que je ne remarque pas. Elle s’essuie la bouche et me demande si je veux vivre avec elle. Je reprends deux frites dans mon assiette et les mâche longuement pour justifier mon silence. Elle ajoute qu’elle pourrait m’aider, qu’ensemble on pourrait… Je la coupe pour refuser puis, le temps de chercher mes mots, je mange deux autres frites – elles sont craquantes mais trop grasses. J’explique vouloir rester seul. Pour la première fois, je l’assume. Je me sens adulte, ça y est. Alors je précise combien j’en ai marre de ce rapport biaisé aux autres, incapables de remarquer en moi la personne cachée derrière l’aveugle. Je repense aux deux tablettes de médicaments que j’ai avalées un mois plus tôt. Je me sentais si nul – j’ai tout vomi à côté de la cuvette. L’air se densifie au-dessus de notre table ; Élodie semble attendre autre chose mais elle garde le silence. Dommage. J’aurais aimé qu’elle insiste. Sa proposition ne m’intéresse pas, mais j’apprécie de me sentir désiré. Après une nouvelle bouchée, je réitère ma volonté de rester seul, même si c’est pas toujours facile. Je sors du restaurant sans avoir fini mes frites, en espérant qu’Élodie me poursuive pour me supplier une nouvelle fois. Je ralentis, au cas où, mais je n’entends personne derrière moi. Elle portait des talons ce soir-là, c’était peut-être pas pratique pour me courir après.
« De toute façon il verra rien »
Une odeur d’excrément. De la merde. Humaine. Gaëtan a beau camoufler sa voix dans son écharpe, j’ai reconnu son odeur : sa sueur est âcre, chargée de peur et de colère. Gaëtan, c’est le caïd du collège, il a redoublé deux classes alors personne n’ose rien lui dire. J’ignore pourquoi j’ai toujours imaginé ses yeux virer au rouge quand il s’en prend à moi. Mais aujourd’hui, la merde, c’est pas Gaëtan qui me l’a étalée. C’est Rémi. Rémi, il n’ose pas déplaire ou décevoir, il obéit à ce qu’on lui demande. Du coup, il trimballe toujours dans son sillage une bulle de vertige, comme si l’air autour de lui hésitait à le suivre. Je me laisse faire sans broncher. Je fais celui qui n’a rien vu, comme ils disent. C’est que de la merde, après tout ; les fois d’avant ça s’est très bien lavé. Ça leur passera, il paraît. C’est Céline qui m’a dit ça. Céline, c’est la pionne. Du fait de sa petite taille, sa voix ne tombe pas d’en haut comme celle des autres adultes. Je l’aime bien, d’habitude. Mais cette fois-là, quand j’étais allé dénoncer Gaëtan, elle m’avait demandé comment je pouvais être sûr que c’était lui si je ne l’avais pas vu. Je lui en ai voulu.
« Mais tu vois vraiment rien, alors ? »
Une main glacée agrippe mon poignet. Sur ma gauche, la voix a beau sembler timide, elle résonne avec force. On est dans le hall de l’orphelinat. C’est très haut de plafond, et le béton des murs et du sol amplifie le moindre son. Les doigts se resserrent autour de mon bras. Je me sens prisonnier ; je ne sais même pas qui c’est, je devine juste qu’il s’agit d’un enfant d’une tête de plus que moi. Je veux aller au dortoir pendant que les autres jouent dans la cour. Je veux y aller seul, pour chercher mon doudou. Je suis sûr que c’est Bertrand qui me l’a caché, et les dames ne m’aident pas à le retrouver. Elles me demandent à quoi il ressemble. Je leur ai dit, pourtant. Il est carré, avec une boule moelleuse au centre ; il a deux types de tissus, l’un doux comme la peau entre les cuisses, et l’autre texturé avec des rayures ; il sent un mélange de lait et de dentifrice à la fraise, sauf dans un coin qui pue encore le désinfectant. Elles me demandent sans cesse sa couleur. Je n’en sais rien, j’ai oublié. J’essaie de m’en souvenir, mais je ne vois que le blond des cheveux de Maman et le rouge de la confiture qu’elle a renversée le jour où… La main me tire vers la gauche ; la voix m’annonce qu’elle va m’aider à aller aux toilettes. Je ne veux pas aller aux toilettes, je veux retrouver mon doudou. Mais j’en ai marre de devoir toujours expliquer aux gens que je n’ai pas besoin de leur aide pour me repérer, alors je me laisse faire. Je laisse la main et la voix m’ouvrir la porte des cabinets, me déboutonner mon pantalon et m’asseoir sur la cuvette. Je pleure des larmes sèches. La voix s’appelle Gaëlle, elle a neuf ans, elle vient d’arriver ici parce que sa maman buvait trop et elle se propose de devenir mon amie. Je sais qu’elle veut juste être gentille. Je sais aussi qu’elle fera comme les autres : après elle m’ignorera, puis elle se moquera. Je ne veux pas qu’elle m’aide. J’ai sept ans, je sais me débrouiller seul.
« Tu n’as rien vu »
…
Monsieur Béraud ? Je vais rejouer cette phrase avec différentes voix et intonations. J’aimerais savoir ce qu’elle éveille chez vous.
« Tu n’as rien vu »
…
Monsieur Béraud ? Dites-moi ce que cette phrase vous évoque.
« Tu n’as rien vu »
…
Monsieur Béraud ? Est-ce que…
J’ai… J’ai p… J’ai peur. Il y a des cris dans la cuisine. C’est… C’est Maman. Elle… Elle a dû faire tomber quelque chose. Beaucoup de choses. Il y a… De la vaisselle qui se casse, des chocs secs sur la table, d’autres bruits de coups sur… J’ai mon doudou à côté. C’est un carré bleu et blanc, avec une tête de gentil faon au milieu, même s’il louche un peu parce que les yeux n’ont pas été bien cousus. Je… Je suis dans ma chambre, ma veilleuse est accrochée au mur, c’est celle qui change de couleur. Là, elle est jaune. Elle était rouge quand j’ai entendu Maman crier. Elle est verte quand je sors de sous la couette. Il n’y a plus du tout de bruit, et le silence me fait encore plus peur que… La lumière est bleue quand j’ouvre la porte. La bleue, c’est celle que j’aime le moins, elle éclaire pas assez pour aller jusqu’aux toilettes quand je dois faire pipi. J’attends qu’elle redevienne jaune pour sortir. Le carrelage du couloir est froid, j’aurais dû mettre des chaussons, Maman va me gronder si elle me découvre pieds nus alors que c’est l’hiver. Je vois la lumière de la cuisine au fond du couloir. J’avance à tâtons. Le côté tout doux de mon doudou est collé à ma joue, je suçote une de ses pattes pour me donner du courage. Il faudra que je dise à Maman de le laver, il sent un peu mauvais. Je suis à quelques pas de la porte quand j’entends des murmures… C’est… C’est la voix de… C’est Papa. Il dit des mots qu’il ne faut pas dire mais qu’il dit quand même souvent. Il en dit beaucoup, là. Beaucoup trop. J’ai peur. J’aime pas quand il dit ces mots-là, après il se passe toujours quelque chose… Je… J’atteins la porte de la cuisine. Je vois le dos de Papa, il est accroupi devant… Il y a les cheveux de Maman à ses pieds mais… Normalement ils sont blonds mais là il y a beaucoup de rouge dessus et autour, on dirait qu’elle a renversé le pot de gelée framboise-cassis. Je vais me faire gronder, c’est moi qui l’ai rangé ce matin, mais pas dans l’étagère du haut du frigo parce que c’est trop haut pour moi, et puis je suis pieds nus et Papa continue à dire des gros mots. Je veux faire demi-tour mais la peur contracte mes orteils et mon corps ne bouge plus et celui de Maman non plus. Elle reste couchée dans une position bizarre. Je murmure son nom mais c’est Papa qui se tourne vers moi en se relevant d’un coup, il me fait penser au bouchon de champagne qui a pété si fort à Noël que je suis resté caché dix minutes sous la table tellement j’avais peur. Papa a les yeux rouges et il tremble. Je veux rentrer dans ma chambre mais j’arrive pas à bouger et doudou tombe par terre et une de ses pattes trempe dans la gelée framboise-cassis qui continue de couler, j’aurais jamais cru qu’il y en avait autant dans le pot il était presque vide quand je l’ai rangé. Papa ouvre la bouche pour dire quelque chose mais il a pas dû mettre le son parce que rien ne sort, alors je comprends que c’est un cauchemar, Maman m’a dit que c’est pas grave ça arrive il suffit de se réveiller de serrer doudou fort contre moi et de me rendormir en me répétant que tout ça c’était pour de faux et qu’en vrai tout va bien. Je souffle fort, et Papa allume le son juste à ce moment-là pour jeter quatre syllabes si vite que je mets du temps à les attraper. Tu n’as rien vu. Alors je regarde Maman par terre et je… Et tout s’éteint.
Monsieur Béraud ?
La lumière m’éblouit soudain.
On s’habitue à l’obscurité, vous savez.
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