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Nous poursuivons cette visite du Musée-Homme avec notre spécimen le plus intéressant. Le distinguez-vous dans le coin de cette salle ? Il nous tourne le dos, certes, c’est toujours comme ça pendant les horaires d’ouverture. Ce n’est pas qu’il ait peur d’être observé, non. Ce serait plutôt l’inverse : compte tenu de sa particularité, cet individu craint de voir trop de monde. Car malgré son apparence relativement banale, Bertrand est différent de vous et moi : il est hypermnésique.

Oh, je vous vois chercher des yeux le cartel pour trouver une explication à ce mot. Laissez-moi le temps, j’y viens ! Je voudrais d’abord souligner à quel point les capacités humaines dépassent l’utilisation que nous en avons au quotidien. Nos cerveaux seraient en mesure d’accomplir beaucoup plus si nous parvenions à les libérer de certains carcans. Bertrand en est une parfaite illustration : il est hypermnésique, c’est-à-dire qu’il a la faculté de ne rien oublier. Rien. C’est fabuleux, n’est-ce pas ?

Oui, Bertrand est un être exceptionnel, d’où sa présence ici et l’intérêt que nous lui portons aujourd’hui ! L’étude de son comportement et de son génome nous permettra, on l’espère, de réaliser des avancées significatives dans la lutte contre le vieillissement et les maladies neurologiques associées. Mais pour le grand public, comme vous, messieurs dames, dont l’achat des billets contribue à la majeure partie du financement de nos recherches, reconnaissons que Bertrand est avant tout un sujet de curiosité et d’émerveillement !

Imaginez : sa mémoire hors du commun lui confère une intelligence remarquable, un atout inégalable dans notre société gouvernée par la donnée ! Pensez à tous ces identifiants et mots de passe à utiliser au quotidien, à tous ces numéros qui définissent nos identités – carte Vitale, passeport, compte en banque, immatriculation, impôts, CAF, que sais-je encore – à toutes ces dates aussi cruciales que futiles à retenir – anniversaire, rendez-vous, projets, premiers pas du dernier-né … – ou ne serait-ce que l’ensemble des éléments d’une liste de courses ou des ingrédients d’une recette de gâteau : tout ça n’a jamais posé le moindre problème à Bertrand, bien évidemment !

Avant qu’il n’accepte de rejoindre les collections de notre Musée-Homme, Bertrand a eu une vie extrêmement riche. Dès dix ans, il écumait les plateaux télé et remportait des prix à tous les jeux possibles et imaginables ; cela lui a permis d’assurer son confort matériel, ainsi qu’à financer sa place parmi nous aujourd’hui. À seize ans, après une maîtrise en Lettres Modernes, il se réorientait vers des études de médecine dont il connaissait déjà l’essentiel du contenu. Il parle aujourd’hui une douzaine de langues couramment, tout en étant reconnu comme un expert en Histoire des civilisations des Amériques, d’Europe et d’Extrême-Orient. D’ailleurs, en dehors des horaires de visite du Musée-Homme, les compétences de Bertrand sont régulièrement mises à profit dans un vaste spectre de nos domaines d’activité, en particulier auprès de nos archivistes.

Voilà pourquoi Bertrand est ainsi au cœur de notre nouvelle collection.

Maintenant, suivez-moi. Approchez, approchez, n’ayez pas peur ! Grâce à une récente technologie de visualisation développée par nos partenaires de l’Armée, nous allons rentrer dans l’esprit de Bertrand. Oui oui, vous avez bien entendu ! À bord d’un nanovaisseau équipé d’innombrables capteurs, nous pénètrerons jusqu’au cœur du cerveau de Bertrand, où ses principaux signaux neurologiques seront transcrits sur cet écran sous forme d’images. N’est-ce pas fantastique de pouvoir ainsi explorer ce qui se passe à l’intérieur d’un tel spécimen ?

Nous voilà dedans. C’est le bazar, n’est-ce pas ? Une chatte n’y retrouverait pas ses petits, je vous l’accorde ! Bref, je vous laisse observer quelques instants avant de commenter la suite.

Les plus fidèles d’entre vous auront peut-être assisté à notre récente exposition sur les ressources maritimes. Vous souvenez-vous de l'exploration du continent de plastique, cette masse de déchets flottant en surface de l’océan ? Nous sommes ici face à une image assez analogue, n’est-ce pas ? Car que voyons-nous surnager dans l’esprit de Bertrand : le bras d’une Tortue Ninja cassée deux jours après l’avoir reçue à Noël ; une amoureuse qui se moque de sa nouvelle coiffure ; Papa qui oublie le bisou sur le front au moment de souhaiter bonne nuit ; une réprimande de Maman pour une trace de boue dans la cuisine ; un film tant attendu qui s’est révélé d’un ennui mortel ; un bonsoir lancé à la boulangère en début de matinée ; des pâtes trop cuites, un rôti trop salé, un dessert périmé, une bière éventée ; un faux pas dans la cour de récré devant la fille convoitée ; la bouche qui effleure le rouge à lèvres de Tatie Violette entre deux bises ; la deuxième note obtenue derrière Damien à cette dictée du CP ; … Tout ça est ridicule, n’est-ce pas ? Mais avouez que des moments comme ceux-ci, nous en vivons chacun des dizaines chaque jour, sans qu’ils nous affectent outre mesure. Ils sont vite oubliés, pour la majorité. Pas pour Bertrand, malheureusement.

Pourtant, sa mémoire regorge de beaux souvenirs, je vous assure. Ils sont bien plus forts et bien plus nombreux que ces broutilles. Mais ils restent invisibles, enfouis sous cette épaisse couche de regrets, de déceptions, de frustrations et de rancœurs.

Je vous invite maintenant à observer en haut de l’écran. Remarquez-vous cette vapeur blanche ? On croirait une nappe de brouillard, oui. Il s’agit de l’effet du traitement de Bertrand. Un mélange de somnifères, d’anxiolytiques et d’analgésiques. C’est la raison qui l’a motivé à nous rejoindre, je ne vous le cache pas. Car sans cela, sa vie était un enfer : maux de tête dus à la surcharge d’informations en surface de sa conscience, impossibilité de s’endormir sous la torture de tous ses récents faux pas, dépression liée au regard d'une société incapable d'assimiler sa différence… Je vous laisse imaginer. Ces traitements constituent eux aussi l’objet d’intenses recherches au sein du Musée-Homme. Ils nous permettront de…

Attendez… Le brouillard n’est pas normal, là, il n’est pas censé être aussi dense, ça aurait dû…

Qu’est-ce que… Ah, le c… Mince ! D’où il sort ces deux tablettes de Clodorfine ? Il n'a droit qu'à un comprimé par jour, comment… Sécurité ! Sécurité ! On est en train de perdre 375B12, tentative de suicide, il…

Messieurs dames je m’excuse je vais devoir vous demander de quitter la salle je vous retrouve dans la suivante pour une illustration de nos recherches sur la réalité augmentée, le temps de régler ce… de reprendre le contrô… de gérer ça. Merci pour votre compréhension, à tout de suite !

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