Derrière la fenêtre

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Assis derrière une fenêtre poussiéreuse aux rideaux de toiles d’araignées, Martin regarde.

Pourtant, à l’extérieur, nul mouvement. Cela fait des siècles que plus rien n’apparaît dans cette campagne perdue.

Martin aimerait voir de nouveaux agriculteurs visiter la ferme du Paulo, son vieux voisin parti trop tôt. Non pas que Martin en regrette la compagnie : ils n’ont jamais pu se sentir. Ils employaient les plus chères minutes de leur temps à s’échanger regards dédaigneux et reproches silencieux. En revanche, cette acariâtre présence lui manque : à elle seule, elle suffisait à animer l’interminable solitude de Martin, toujours assidu derrière son carreau pour traquer des gestes et attitudes à blâmer. Et lorsque la météo maintenait le Paulo à l’abri de son fiel, Martin se préparait à son retour en échafaudant les plus cinglantes répliques – aucune ne fut jamais verbalisée, mais elles offraient le mérite d’alimenter dans le cœur de Martin le feu d’une hargne indispensable pour réchauffer sa vie.

Mais personne ne s’intéresse à la ferme du Paulo : coupée de tout, elle tombe en ruine ; qui se risquerait à la racheter ?

Martin n’attend donc plus un éventuel repreneur ; il se contenterait de simples promeneurs. Des citadins, de préférence : ceux-là sont aussi prompts à envahir les campagnes ensoleillées que les escargots le sont à recouvrir sa cour mouillée de pluie. De leurs vêtements à leur mode de vie si éloigné du sien, de leurs origines à la race de leur chien : tout en eux représente une cible idéale aux critiques de Martin. Plus il leur témoigne son mépris, moins il laisse s’exprimer sa jalousie. Car oui, au fond de lui, Martin les envie : s’il les rejoignait en ville, son quotidien s’animerait peut-être, c’est même certain ; il trouverait enfin derrière ses fenêtres une effervescence sur laquelle déverser sa bile. Mais jamais il ne tolèrerait d’être lui-même qualifié d’urbain, alors il dépose sur son âme une nouvelle pelletée de rancœur pour mieux enterrer ses vains désirs d’ailleurs.

De toute façon, les promeneurs se raréfient, eux aussi. Martin se souvient tout juste du passage des derniers – c’était en juin, trois mois plus tôt ; un samedi, il faisait chaud.

Martin pourrait sortir, arpenter à nouveau ces terrains qu’il a travaillés tant d’années. Mais aujourd’hui, il fait humide, ses articulations n’aimeraient pas. Et à entendre le vent, l’orage semble proche : il faudrait penser à calfeutrer la fenêtre branlante de l’étage. Cette météo diffère tant des jeunes jours de Martin. Le soleil qui autrefois le réchauffait lui brûle maintenant la peau et lui assèche les yeux ; les nuages dont il chérissait auparavant les promesses d’arrosage n’apportent plus que des mauvaises nouvelles, des infiltrations par le toit, des remontées d’humidité dans les murs, des heures d’enfermement forcé ; les changements de température qui rythmaient le paysage sont devenus synonymes de risques pour ses bronches fragiles – à son âge, c’est un coup à devoir garder le lit, à ne plus pouvoir tenir sa place derrière la fenêtre pour y guetter l’arrivée d’un providentiel éclat de vie.

Au rythme du crépuscule, l’obscurité tapisse le décor ; l’horizon se rapproche de la fenêtre jusqu’à la traverser. Le reflet de Martin se dessine alors dans la vitre. Sur les lignes de son front, on peut lire les traces du temps qui rappellent ce qu’il n’est plus – un jeune homme vaillant, brinquebalant sur les cahots de sa maigre existence. Derrière le voile de ses yeux, on distingue les vagues ombres de ce qu’il n’a jamais su devenir – ces rêves qu’il a préféré enfouir sous les cals de ses paumes plutôt que de se donner la peine de les vivre.

Pourtant, derrière cette fenêtre, les merveilles ne manquent pas. Regardez, par exemple, cette mésange, sur une branche du tilleul. Elle se pose là tous les jours, face au carreau, à quelques mètres du visage de Martin. Peut-être aime-t-elle observer cet étrange animal à la mine absente, enfermé de l’autre côté. Écoutez-la : elle se met même à chanter ! Peut-être transmet-elle à Martin un message d’espoir ou de beauté, peut-être se réjouit-elle seulement que ce jour existe, peut-être n’exprime-t-elle rien de particulier. La voilà déjà qui s’en va, se perd dans les vertes ondulations de l’arbre, puis revient danser avec ses congénères avant de plonger vers le parterre de fleurs. D’ailleurs, au cœur de cette jachère, un œillet vient d'éclore ; il ajoute une touche d’indigo à la palette de couleurs de la terrasse. Cela compense le déclin des coquelicots, dont les derniers pétales sont sur le point de se décrocher. La rosée encore fraîche magnifie le parfum des herbes folles et attire les papillons. Le temps d’un regard, ils laissent valser leur légèreté et proposent sous la fenêtre le spectacle de leur délicat ballet. Si vous observez plus attentivement, vous remarquerez même un chat sauvage tapi entre les orties, à l’affut d’un mulot trop terrorisé pour quitter son trou. Vous l’ignorez certainement, mais il était déjà là hier, et le jour d’avant : pour qui, comme ce félin, sait faire preuve de patience, l’endroit est idéal pour la chasse ! Tenez, puisque le rongeur n’a pas l’air prêt à sortir, je vous propose de lever la tête vers le coin gauche de la fenêtre. L’instant est parfait ! Voyez-vous ce nuage glisser derrière le châtaignier mort ? Il semble dessiner autour des obscurs branchages un moelleux feuillage blanc où seuls des oiseaux imaginaires oseraient nicher.

Mais cela fait longtemps que Martin n’a rien remarqué de tel.

D’ailleurs, lorsque, alertés par un facteur étonné du débordement de la boîte aux lettres, les pompiers se garent dans la cour et toquent à la porte, Martin ne les aperçoit pas non plus. Il ne s’émerveille pas du clignotement orange projeté par le gyrophare sur la surface de l’abreuvoir ; il ne se demande pas si l’homme sur le seuil est un volontaire ou un professionnel afin d’ajuster ses critiques à son interlocuteur ; il ne reproche pas au véhicule rouge de tasser sa pelouse ni ne se plaint de la date trop avancée pour les étrennes. Pourtant, il est bien là, l’œil rivé vers l’autre côté de sa vitre. Un œil qui ne cligne plus.

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