Dans les champs désolés je marche vers un soleil mourant

8 minutes de lecture

A la sortie de chez les Cockerell, Jonah arborait le petit sourire qu’il affichait sans cesse. Bien que la soirée se fût très mal finie, son sourire était aussi permanent que la Lune.

Les Cockerell avaient organisé un grand bal pour célébrer l’ascension à la position de ministre de Mr. Cockerell. Les puissants de Londres et d’Angleterre avaient été rameutés à cette célébration en grand nombre. Notamment un homme qui n’avait nul titre de noblesse et dont la richesse était bien maigre. Cet homme s’appelait Jonah, plus connu sous le nom du « courtier des secrets ». C’était grâce aux secrets qu’il leurs avait offert que les Cockerell étaient maintenant considérés comme l’une des familles les plus puissantes de Londres. Et ils n’étaient pas les seuls à la soirée à avoir bénéficié de sa marchandise.

Pourtant ces puissants, si reconnaissant de ses services, le considérait comme une menace et avaient décidé de le pousser à la marge de la société où il n’aurait plus d’influence. C’est ainsi qu’ils l’injurièrent, le ridiculisèrent et le damnèrent durant toute la soirée en espérant qu’ainsi plus personne ne s’approcherait d’un déchu repoussé par les puissants de la ville. Vers minuit Jonah quitta le bal en faisant une révérence à la salle entière. Son petit sourire était immuable sur ses lèvres.

Les premières pensées qui traversèrent l’esprit de Jonah quand il se trouva dans les rues sombres, noircies par le charbon de l’industrie de la métropole, furent « tuez-moi. Brisez mes os. Dévorez mon cœur. Laissez-moi pourrir dans un désert. Ecrasez ma mémoire pour que plus jamais mon nom ne soit prononcé dans ce monde. Mais pour l’amour de tous les enfers que nous humains avons créés après la mort, ne me nommez point démon. Ne marquez pas ma personne avec le sceau du Diable. C’est vous, puissant d’Angleterre, grand généraux et banquiers au service de Victoria, qui êtes venus me voir pour un secret ici et là pour vous permette de grimper, d’escalader, de vous tirer à bout de bras et à coup de trahison en haut de la montagne de la gloire. Toi Sir Hezeby, duc de Chester, duc, duc, duc ahahaha ! Toi qui fut le premier à me nommer apôtre de Lucifer. Toi qui était né sans cervelle ni honneur. Toi dont la consistance et l’intelligence se rapporte plus à celle d’un sanglier qu’à celle d’un humain. Dois-je te rappeler que tu dois ta place de duc aux secrets que je t’ai offert. Ahahahah, vous m’avez tous bien amusé, votre ascension était drôle à observer, la montée en puissance d’une ménagerie est toujours désopilante, surtout quand on tient les rênes. Madame Elston, madame Talmond, madame Cockerell et n’oublions pas les messieurs, sir Wilson, sir Hezeby, sir Arbuthnot et tant d’autres avec des noms tout aussi ridicules pour des animaux. Vous m’avez tous amusé et pour ça je vous en remercie. C’est dommage je vais devoir me séparer de vous. Vous m’avez trainé dans la boue au cours de cette soirée, vous m’avez injurié sous le toit des Cockerell alors que ce sont les secrets que je vous ai offerts qui vous ont permis de monter l’échelle de l’aristocratie. Pour ces moqueries vous ne me verrez plus. Ah vous étiez beau ensemble, des oies, des vaches, des sangliers, des pigeons et j’en passe. C’est dommage, pas un humain ! Après tout à Londres entre ceux qui vivent dans le caniveau, ceux qui se croit puissants et ceux qui rêvent de gloire et qui sont prêts à tout pour l’atteindre, il y a bien peu d’humanité. ‘’Humanité’’, j’adore ce mot, il a une définition tellement vague qu’on peut l’utiliser à tort et à travers sans en connaître le sens. Tiens, ils m’ont traité d’inhumain, qu’est-ce qu’ils en savent ces animaux de basse cour ? Ils n’ont aucun droit de juger ma nature tout comme je n’ai aucun droit de juger la leur, mais après tout nous n’avons jamais eu le droit de vivre n’est-ce pas ? Arrêtons là toute réflexion philosophique, l’intelligence n’a pas place dans la baleine qu‘est Londres après tout. Et quelle baleine ! La plus grande de tout l’Empire britannique. Mais il n’y a aucun humain dans cette baleine. Il y a soit les pauvres, les planctons, qui se font dévorer par cette métropole, soit des animaux qui veulent en être roi. Personne n’essaye d’y vivre. C’est désespérant et triste mais au moins la basse-cour est amusante mais c’est tout de même dommage pour les planctons. Sans force, sans alliés, sans rien qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre la baleine Londres et son appétit vorace. Mais après tout que puis-je y faire ? Je ne suis que courtier. Certes ma marchandise est quelque peu insolite mais l’arme du présent n’est plus le fleuret ou le pistolet mais les secrets. Les actes que l’on veut oublier ou cacher des yeux du monde et de la société, quand ils sont révélés, font plus de dégâts qu'une artillerie. Et j’en possède des munitions! je possède la poudre, le canon et le boulet. Alors ils viennent tous à moi, les colonels voulant savoir si leurs généraux ont un quelconque secret qui les perdrait, les employés voulant savoir si les patrons leurs volaient de l’argent et les épouses voulant le nom de la maitresse. Un beau manège d’animaux sans aucune pensée pour l’autre et moi au milieu de ce carnaval de secrets, de trahisons et de mensonges me demandant si je n’avais pas eu un rêve avant d’être entrer dans la baleine comme mon homonyme. Mais au moins, il en était sorti, moi, le Jonah anglais je reste dans ces terres désolées. Tiens, les terres désolées. Ca me rappelle un vers… dans les terres… non ce n’était pas ça… les champs, voilà !! C’était les champs, pas les terres. Dans les champs désolés je marche vers un astre mourant. C’est un beau vers, dépressif, comme une pensée philosophique mais beau tout de même. Si je m’en rappelle bien les autres vers du poème sont tous aussi mélancoliques. Les champs désolés, on pourrait croire que c’est un lieu désertique où toute vie humaine a fui une terre où plus rien ne pousse mais ce n’est pas ça. Il y a de la vie dans les champs désolés. Il y a des humains mais ils ont pendu leurs âmes et leurs cœurs. Ils ont oublié leur nom et le nom des autres et ils s’occupent de leur propre abysse en évitant le reste. C’est cela pour moi un champ désolé. Un lieu plein de vie où l’existence a perdu son sens, rempli d’êtres vides qui ne savent pas qu’ils sont dans les champs désolés et qui continuent de mener leur propre histoire hypocrite qui n’a pas de raison d’être. Et moi au milieu de tout ça je marche, sachant très bien où je suis. Comme eux je vis une existence hypocrite qui n’a pas de sens mais au moins je sais que ma vie n’en a pas. Et pourtant je suis content en marchant vers ce soleil que je sais mortel. Un astre resplendissant qui nous dévorera tous, moi, les planctons, la basse cour, Victoria et cette baleine. Alors je pourrais voir Dieu… non, on m’enverra au diable avec tout le monde. Ce champ désolé, j’ai aidé à le préserver. Et cet astre mourant, je pense qu’on peut l’appeler la mort, celle qui vient pour tous. Enfin bref c’est la mort qui m’enverra en enfer, la seule utilité de Dieu c’est de faire en sorte que les champs désolés ne meurent jamais. Après tout s’il n’y a plus de lieu où commettre nos crimes et péchés on finirait tous au Paradis. Et Dieu ne veut pas d’humain dans son domaine. On l’embêterait avec notre fierté et notre égoïsme. Ah je m’en rappelle maintenant. Mon rêve, j’en avais un. Londres, une cité à sauver on m’avait dit, alors j’étais venu plein d‘idées et de bonnes intentions. Mais je me suis épris de ce champ désolé que j’ai vu étendu sous mes yeux quand pour la première fois j’ai posé pieds dans la baleine. Je suis tombé amoureux de sa forme hideuse, de l’horreur qu’elle représente. J’aime la façon dont ces animaux se disent homme. Je ne peux pas me passer de cette sensation de jouissance quand je vois ces nobles se battre pour mes secrets tout en déclarant qu’ils le font non pas pour eux mais pour ceux de leurs espèces. Je m’amuse, je m’amuse à les observer comme un explorateur observe une nouvelle nation étrangère en essayant de découvrir leurs traditions, leurs cultures avant de se mettre à les juger pour leurs différences. Mais surtout je m’amuse en repensant à ce que j’étais, un homme qui s’était battu, qui avait tout fait pour faire un paradis de ces champs désolés. Je me revois travaillant avec l’acharnement d’un homme qui a un but, une raison de vivre. Sans dormir, sans manger, sans boire, je travaillais nuit et jour penché sur ma table en théorisant des systèmes où tous seraient égaux, en créant sur papier des politiques, des idées qui aideraient le monde. En inventant des singeries qui ne peuvent être inventées que par un être qui à encore de l’espoir. Et au final, j’étais simplement ignoré par tous, même par les planctons, nom de Dieu ! Pour eux j’étais l’animal, j’avais un but, de l’espoir, eux ils avaient depuis longtemps perdu le leur. Ils étaient comme étripés, vidés par la baleine. Et comme eux je me suis mis à marcher dans les champs désolés sous un astre mourant, avec un abysse en moi autrefois rempli de rêve. Ahahahah désespérant n’est-ce pas, mon cher Jonah ? Je suis vide, vide comme les crânes de tous ces animaux de basse cour. Mais non. On n’est jamais vide bien longtemps. La nature à horreur de l’abysse. Elle a peur de s’y perdre alors elle le remplit de fureur, de haine, de désir ou de mélancolie. Mais je n’en voulais pas, jamais. C’était déjà fait, la colère, la haine et le reste, ça n’était pas original. Si je me remplissais d’une quelconque émotion il faudrait qu’elle soit spéciale. Ma colère passerait inaperçue et la haine ne vaut rien, elle se vend comme les petits pains. Aucune utilité. Alors de quoi ai-je comblé mon vide ? Eh bien d’espace, je l’ai agrandie cet abysse. Comme le fait l’Angleterre avec son empire, moi j’agrandis, je creuse sans cesse. Pourquoi ? Me faut-il un but ? Ai-je une raison de me rendre de plus en plus vide de sens et d’espoir ? Si j’en avais une à donner ce serait la même raison pour laquelle je vends des secrets, la même raison pour laquelle je reste à Londres. Je m’amuse. En attendant l’astre mourant que peut-on faire à part rire en regardant les hommes se targuer de noble intention tout en se battant entre eux comme des animaux. L’hypocrisie est censée être un art mais ils en font un métier sans saveur. Dans les champs désolés je marche vers un soleil mourant. Il faut que je note cette phrase, je l’aime bien. »

Se tenant devant sa porte il jongla un moment avec la clé de bronze, son sourire impérissable.

- A demain miladys et milords, dit-il à haute voix, votre montée était un embarras pour notre espèce, rendons justice aux êtres humains avec une belle chute au moins.

Ainsi entendit Le Rat en passant

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Le Rat ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0