Deuxième partie (2/2)

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Je me rappelle de ces deux semaines de vacances avec mes parents et ma sœur, âgée de onze ans à l’époque, l’âge où, justement, j’avais parlé à mon père et à ma belle-mère de leurs disputes récurrentes. Cette sombre période était derrière nous. Derrière eux. Leur couple était parfait ! J’avais enfin retrouvé mes parents, dont l’équilibre tenait.

Je me rappelle qu’on admirait la mer pendant des heures, allongés sur le sable chaud du Lavandou, dans le sud de la France. Les vagues m’apaisaient pendant mon bronzage. Je ne réfléchissais plus aux cours. Je ne songeais ni à mon diplôme de fin d’année ni au travail que j’aurai à trouver après les examens. Et personne ne l’évoquait. C’était le calme à l’état pur. D’un certain point de vue, je méditais. Les cigales ponctuaient le silence reposant par des notes légères et régulières qui sonnaient agréablement. Si Axel avait été avec nous, il aurait détesté ces insectes ! J’ai souri à cette idée.

Je me rappelle avoir joué aux raquettes de plage avec ma sœur en fin de matinée pendant que mon père et ma belle-mère nous surveillaient. Pour eux, j’avais le même âge que ma petite sœur. Ils étaient bloqués à onze ans. Ils me revoyaient peut-être, haute comme trois pommes. Ou alors, malgré le temps qui passe, malgré l’évolution et le changement de mon corps, de mon comportement, ils n’arrivaient pas à se convaincre que j’étais devenue une adulte. Je ne rajoute pas le mot « responsable » car, pour moi, on ne devient responsable que lorsqu’on commence à faire ses courses, gérer un travail, un appartement ou une maison, et pas simplement après ses dix-huit ans.

Je me rappelle de ce moment où ma sœur nous a fait très peur en pleine nuit de ces vacances. Elle était devenue pâle, d’une teinte livide, et elle ne parvenait plus à parler. Sa gorge enflait à vue d’œil. Ma belle-mère, en larmes, lui tendait un verre d’eau inutile. Ma petite sœur ouvrait la bouche comme un poisson hors de son aquarium qui cherche à respirer.

Je me rappelle m’être mise, par réflexe, dans son dos. J’ai appuyé très fort au niveau de l’abdomen en y enfonçant les phalanges de mes pouces à plusieurs reprises. Elle a eu des haut-le-cœur assez brutaux, avant de recracher une moitié de gâteau sec épais mélangée à de la salive.

Je me rappelle que ma sœur m’avait prise dans ses bras. Elle pleurait. Moi aussi. Mes parents aussi. Nous étions tous en larmes. Cette scène a duré longtemps. Très longtemps.

Je me rappelle avoir été préoccupée par tous les évènements précédents au cours de la nuit. Bien sûr, je n’ai pas réussi à m’endormir. Je n’avais de cesse de me demander pourquoi j’avais regardé cette vidéo sur YouTube, sur les gestes à effectuer en cas d’étouffement, deux semaines avant l’incident du soir.

Je me rappelle m’être dit que le destin nous aiguillait forcément sur les chemins à prendre. Sur les routes que nous devions emprunter. Une seule phrase me tapait l’arrière du crâne sans arrêt : aujourd’hui, j’ai sauvé ma sœur, mais qu’en sera-t-il demain ?

Je me rappelle que la nuit a été longue. Très longue.

Je me rappelle que nous n’avons plus évoqué l’incident de la veille toute la deuxième semaine de vacances.

Ensuite, je me rappelle être rentrée et avoir obtenu mon diplôme en fin d’année scolaire.

Je me rappelle que ma belle-mère était plus stressée que moi. Nous étions assises devant l’ordinateur à actualiser la page internet toutes les cinq secondes. À un moment, les résultats se sont affichés. Mon cœur s’est emballé, si bien que je ne retrouvais plus mon nom. J’avais complètement oublié comment je m’appelais !

Je me rappelle du cri de joie que ma belle-mère a poussé en remarquant le mot « admis » à côté de mon nom. Nous avons beaucoup rigolé ensuite. C’étaient les nerfs qui parlaient. La tension. Je venais de décrocher mon BTS en communication ! J’étais fière de moi. J’avais failli abandonner à plusieurs reprises les études pendant le cursus. Mes parents étaient là pour me remotiver quand nécessaire, voire me sermonner et me donner un coup de pied dans les fesses.

Je me rappelle m’être enfermée dans ma chambre et avoir contacté tous mes amis. Tous étaient diplômés. Tous, sauf Axel.

Je me rappelle l’avoir appelé pour le rassurer. Pour lui dire que ce n’était pas grave, qu’il réussirait mieux l’année d’après. Cependant, quelque chose venait de se briser. Pas de mon côté. Du sien. Il était si froid au téléphone, si glacial.

Je me rappelle avoir pleuré le soir, bien que mes parents venaient de m’annoncer qu’ils participeraient à l’achat de ma voiture d’occasion en guise de récompense pour le diplôme. Là où je n’attendais que ça toute l’année, ce soir-là, au lieu d’être illuminé, était recouvert par un voile de chagrin. Mon cœur souffrait sans crier. Il pleurait en silence. Il implorait mes organes de ne pas le laisser seul.

Je me rappelle que ma petite sœur est rentrée dans ma chambre sans frapper. Habituellement, je râlais. Pas ce jour-ci. Je l’ai prise dans mes bras et nous avons discuté. À presque douze ans, ma sœur était très mature pour son âge. Je pense qu’elle a hérité du caractère et des expériences de tout le monde pour en tirer le positif. Le meilleur des mondes. Et c’est elle qui m’a aidée à tirer le meilleur du mien cette nuit-là.

Je me rappelle de la fête organisée par mon amie, Océane, au début des vacances scolaires. De base, nous devions simplement nous amuser avec mes amis de toujours, entre jeunes adultes diplômés. Puis, les gens sont arrivés par paquets de trois, quatre ou cinq.

Cette fête a précisément commencé il y a maintenant cinq heures. Il y a cinq heures, j’étais dans un canapé en train de discuter avec Fred de sa nouvelle voiture, et je lui parlais de celle dont je venais de faire l’acquisition. Il y a cinq heures, je n’étais pas devant cet arbre de malheur, à ressasser mes souvenirs le temps d’une petite seconde éternelle.

Je me rappelle avoir bu de la Vodka sous l’euphorie. Puis, du Rhum. Puis, des bières. Les heures passaient.

Je me rappelle avoir souri à plusieurs reprises à de nombreux garçons qui me tournaient autour. Je ne me rendais pas compte qu’Axel n’était pas présent, à veiller sur moi. Il aurait pu les faire déguerpir en quelques mots, comme un homme chasserait un attroupement de pigeons d’un simple coup de pied sur le sol. Non, il n’était pas à mes côtés. La montre tournait.

Je me rappelle avoir fait des mélanges à me faire chavirer dans tous les angles du salon, complètement désinhibée par l’alcool qui grimpait en flèche. Le temps s’égrenait.

Je me rappelle avoir monté les marches, aidée par mes amis, lorsque, au sommet de la dernière, le parquet a craqué. J’ai dévié mon regard sur la gauche. Fred n’a pas pu m’empêcher d’observer ce qui se tramait. Axel était blotti dans la pénombre contre le corps d’Océane, leurs langues entrelacées. J’ai eu un haut-le-cœur qui m’a fait vomir par terre. Le liquide jaunâtre dégoulinait le long de l’escalier.

Je me rappelle qu’Axel a écarquillé les yeux quand il m’a aperçue. Il a levé les mains en l’air. Il souhaitait se défendre. En avait-il le droit ? Mon corps m’implorait de partir. De me rendre invisible. Les larmes coulaient. Les plus douloureuses. Celles qui incarnent la trahison. J’ai serpenté entre la foule d’étudiants amassée dans le salon de la maison.

Je suis sortie.

Je me rappelle de cette bouffée d’air rafraîchissante. Il faisait encore chaud, malgré les étoiles imprimées depuis plusieurs heures sur le ciel. Des coulées de mascara déformaient mes joues. J’étais devenue un clown sans le vouloir. Je venais de me faire humilier. Que faisais-je lorsque je me sentais humiliée ?

J’ai vu ma voiture garée sur le trottoir. J’avais encore les clés dans ma poche. Je n’ai pas vérifié que les papiers s’y trouvaient aussi. Je n’ai pas pris mon sac à main. J’ai foncé. Sans réfléchir. Sans penser à mon état actuel. J’avais besoin de fuir cette réalité.

Je me rappelle des cris de mes amis et d’Axel, à moitié à poil, sur le palier de la maison d’Océane. Ils esquissaient de grands signes de mains. Trop tard. J’étais partie au quart de tour en direction de la forêt voisine. Loin.

J’ai conduit longtemps. En tout cas, c’est l’impression que j’en ai eue.

Je me rappelle avoir eu un moment d’absence alors que ma voiture tanguait légèrement sur la route étroite. Je voyais le fossé se rapprocher de plus en plus. De plus en plus je le fixais pour m’en éloigner, mais j’étais attirée comme par un aimant. Le sang dans mes tempes cognait, mes poils se sont hérissés et mon cœur s’est accéléré lorsque l’avant a été emporté. Mes phares ont voltigé dans la nuit à la manière de deux lucioles en panique.

Je me rappelle de mon cri, de mes frayeurs. Je n’ai pas eu le temps de verser d’autres larmes. Je n’ai pas eu le temps, ne serait-ce que d’y penser. Le mal était fait. J’y ai réfléchi à toute vitesse, les mains crispées sur le volant, mes mâchoires serrées l’une contre l’autre. Je me suis mordue. Le goût du sang s’est propagé dans ma bouche.

Je me rappelle de ce sentiment horrifique, plongée dans un silence glaçant, à revoir toutes ces images dans ma tête. Un sentiment agréable et abominable, car on se rend compte des proches qu’on abandonne ici, dans cette vie.

Je n’ai jamais eu peur de la mort. Néanmoins, j’ai toujours été choquée par la bêtise de certains. Par la façon dont ils ont fini dans un cercueil. Je considère faire partie de ces personnes désormais. J’ai incarné ce qui m’offusquait le plus.

Je me rappelle de tous ces souvenirs.

Je me rappelle de ma sœur.

Je me rappelle de mes parents.

Je me rappelle de mes amis.

Je me rappelle même d’Axel et d’Océane.

Je ferme les paupières. Une piètre larme glisse le long de ma joue pendant cette dernière seconde, comme la caresse d’un parent ou d’une petite sœur. Le temps se délie. La montre se remet en marche. Les aiguilles s’activent.

Je me rappelle du fossé et de cet arbre de malheur.

C’est donc ça de voir sa vie défiler devant ses yeux avant l’ultime soupir.

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