Le tatouage
Tut-tut-tut
Tut-tut-tut
Tut-tut-tut-tut
Ce matin, elle se sent mal. Ses paupières restent collées sur la rétine de ses yeux gris, alors que ce satané réveil lui rappelle, pour la troisième fois, qu'il est temps de sortir de son nid. La sonnerie est insupportable. Elle devrait vraiment trouver une tonalité plus florale.
A-t-elle oublié de tresser ses cheveux ? Ils se sont emmêlés, il ne manquait plus que ça. Elle monte sa tignasse brune dans un étrange chignon, simple et rapide, avant de finir de se réveiller sous la douche.
Elle frotte la buée accumulée sur le miroir, qui renvoie le portrait raté, d'une toile, dont la peinture aurait coulé. La semaine commence aussi mal que son week-end s'est terminé. Des crampes abdominales insupportables l'ont épuisée. Son estomac ne tolère, ce matin, qu'une malheureuse biscotte.
Fard et mascara redonnent un peu de gaieté à son visage. Elle prévoit de peaufiner son maquillage durant le trajet, digérée, comme souvent les lundis matin, par ce serpent mécanique bruyant et aussi vorace aux heures de pointe, qu'un Gargantua affamé. Sa journée de travail défile au rythme des tâches administratives rébarbatives et des conversations téléphoniques interminables de sa collègue, Miss-Univers, qui se pavane avec ses lèvres botoxées et son nez refait.
Barbara rêvait de bosser dans le marketing, elle a finalement trouvé un poste loin de ses attentes, dans un groupe de com' renommé, entouré de gens extrêmement pressés, avides de gloire et de paillettes. Pour se différencier de la concurrence, le groupe a renommé ses agences en « villages créatifs », chacun dirigé par un chef de meute, qui use et abuse de son pouvoir. Une armée de managers juniors et seniors s’agite, utilisant leurs codes propres et parlant un jargon mêlé d'anglicismes divers. Barbara, a accepté un poste de « Data Manager », s'occupant de compiler et transmettre des données.
Malgré son désenchantement et le sexisme persistant qui freine ses aspirations professionnelles, elle a finalement trouvé son équilibre ; faire le dos rond et son boulot lui paye un appartement et une certaine autonomie. Son espace de travail, un peu à l'écart de l'open space et de la salle de pause ou les garçons se déchainent autour du baby-foot, proche de la photocopieuse et derrière des énormes monstera deliciosa, dont les feuilles imposantes créent une barrière naturelle, lui offre une certaine tranquillité avec une vue panoramique sur des gratte-ciels. Et Miss-Univers en vis-à-vis.
***
Tut-tut-tut.
Mercredi.
Elle a mieux dormi, mais ce n'est toujours pas la grande forme. Miss-Univers lui demande à la pause-café, si elle était enceinte, une éventualité, que Barbara n'a pas envisagée et dont la probabilité serait aussi grande que celle de gagner au loto. Elle n'a même plus assez de doigts pour compter les mois depuis sa dernière aventure – ou plutôt déception d'un soir. La veille, elle est passé chez le médecin qui n'a rien décelé de grave, lui recommandant en revanche, de prendre un peu plus soin d’elle: s’alimenter plus sainement, faire du sport, retrouver une vie sociale plus qualitative, et cetera.
Et cetera.
Barbara suit les conseils avisés du docteur, elle envoie un texto à Mila, qu’elle ne veut perdre de vue définitivement. Elles iraient boire un verre ce week-end et peut-être user leurs semelles sur les dancefloors. Oublier le stress du boulot et l'idée de faire une petite bringue comme au temps de ses vingt ans, avec sa meilleure amie, la réjouit.
Beep-beep. Echanges de messages électroniques.
« Ça fait un bail Bab ! Plus de message depuis si longtemps, tu exagères ; si tu veux t'amuser, ce n'est pas le moment, je dois m'occuper du petit, j'ai accouché il y a cinq mois. »
« Comment, Ah bon déjà ? Mince alors, j'ai complètement zappé ; félicitations ! Désolée je suis à la masse ; le boulot ; tu vois et les collègues relou, un chef complètement tordu »
« J'ai besoin de parler, je t'expliquerai ; si tu veux on peut se voir ce week-end à la salle de gym ; j'essaye de perdre vingt kilos.; et mon mec m'a plaqué le mois dernier »
« Il doit bien y avoir un Adonis pas gay à draguer, ce qui me ferait le plus grand bien.»
« A moi aussi, ca me ferait le plus grand bien » se dit Barbara en rangeant son portable.
***
Depuis la veille, elle a l'impression que des milliers de fourmis font leur nid sous son nombril. La peau picote et, lorsqu'il ne s'agit pas de fourmillements, ce sont des sensations de brûlure. Ci et là, des petites cloques blanches ont éclos sur son abdomen.
Une tonne de boulot s'empile sur son bureau, tout le village est en branle-bas de combat. C'est le vendredi de la quinzaine, jour de réunionite aigue. La fin de la semaine s'annonce comme une libération.
***
Samedi.
Barbara observe le bas de son ventre et ses hanches taillées à la hache. Au club de gym, Barbara et Mila se racontent leur vie entre deux exercices de CAF. Pour récupérer, elles prolongent leur séance d'auto-psychothérapie de groupe au bar à smoothie. Malgré l'allégresse, il reste une ombre au tableau : son corps. Barbara ne l'a jamais aimé et la décision est prise. Elle ne veut rien laisser au hasard, elle prend illico son abonnement. Dès lundi, elle suivra assidument les cours collectifs du soir.
Puis arrive dimanche matin. Celui du pire ou du bien, celui qui fabrique les rêves les plus fous ou les cauchemars les plus grotesques, un dimanche insidieux qu'on n'attend pas et qui bouleverse, malicieusement, une vie.
Ele découvre sur son abdomen, à gauche du nombril, sous des cloques crevées, une petite tâche cireuse, en forme de croissant, un peu boursouflée, se terminant par un grain parfaitement rond et noir. Cette petite chose qui, de prime abord, lui semble bien anodine, ne l'est pas. Au lieu de s'estomper voire de disparaitre de la même façon qu'elle est apparue, elle s'est timidement transformée en taille et en couleur, faisant apparaitre une succession de stries blanches, noires et jaunes. Barbara ne se souvient en avoir vu de près, cependant, cette marque, de quelques millimètres à peine encore, ressemble à s'y méprendre à une chenille plus vraie que nature ! Il y a encore quelques jours, à cet endroit, elle avait senti sa peau piquée, irritée et zébrée de fourmillements intenses, qui soudainement, lui rappelle les stigmates d'une petite violette qu'elle s'était tatouée sur la cheville droite, pour ses dix-huit ans.
Cette petite tache semble se rallonger et grossir de manière inquiétante d’heure en heure. Chaque fois qu'elle soulève son t-shirt, Barbara a l'impression que son apparence et sa position changent. Cette anomalie sur sa peau apparait, cependant, déjà si effrayante. L'humeur enjouée de la veille tourne á la déprime. Depuis son smartphone, elle pianote angoissée à la recherche d'informations, mais ne trouve rien d'utile, sinon des images terrifiantes de pustules, carcinomes, bestioles ou témoignages relatifs à des maladies graves, rares, éventuellement mortelle, parfois incurables. Elle ferme les yeux. Peu d'efforts lui sont nécessaires pour sentir cette « chose immonde », ce tatouage, se mouvoir autour de son nombril. Elle comprend qu’il va bouleverser son existence.
Incapable de décider si elle doit se réjouir ou pleurer, elle s'endort, submergée par l'angoisse et l'incertitude.
***
Barbara se réveille en sueur, alors que la nuit est encore jeune. Des sensations physiques variées parcourent son organisme, accompagnées de gargouillements bruyants. L'appel du réfrigérateur est de plus en plus insistant. Le pot de yaourt, des chips, la bouteille de lait, le paquet de biscottes ne satisfont pas sa fringale. Elle trouve un paquet de madeleines, son péché mignon, qu'elle ingurgite l'une après l'autre, les poussant avec son index au fond de sa gorge. Jamais elle n'aurait commis une telle hérésie, mais à cet instant elle ne pouvait rien d'autre que d'avaler toute quantité de nourriture, avant de pouvoir retourner se coucher, enfin repue.
Chaque jour elle remplit son frigo, essentiellement des produits plutôt végans, comme à son habitude, mais aussi de ses gâteaux et barres chocolatées fétiches. Elle a longtemps cru que limiter les protéines animales pouvait l'aider à contrôler sa prise de poids. Pourtant elle n’avait pas pris conscience de sa propre psychologie : les aliments sucrés ne sont que maigres compensations à son stress quotidien et à son besoin d'amour propre, ou d'amour tout court. Sur recommandation de Raffaele, l’un des coachs sportifs du club, elle se décide de rajouter quelques compléments alimentaires des œufs à son alimentation.
Chaque jour de la semaine est marqué par son lot de fringales, qui surgissent fréquemment au boulot. Là, elle a tendance à grignoter une grande quantité de snacks et de boissons sucrées. On l'a même vu maltraiter le distributeur, qui n'avait pas fourni l'article que Barbara s'était choisi, à tel point que la machine a fait « tilt », événement qui n’est pas passé inaperçu. Son appétit d'ogre revient le soir après la séance de sport, Elle mange alors jusqu'à saturation, provoquant des vomissements incontrôlables. Ces épisodes de boulimie nocturne s'expriment aussi par des crampes et une agitation épileptique, particulièrement plus éprouvants. Chaque crise renforce l'impression que cette chenille, tatouage inerte et abstrait, est bien vivante, se meut extraordinairement et lui dévore les chaires de l'intérieur. Son niveau d’irritabilité est à son paroxysme, rien ne la calme, ni la nourriture, ni les cours de gym.
Subtiles épices, odeurs piquantes d'ail et d'oignons, arômes de viandes rôties mêlés de relents de friture et d’effluves d'échoppe orientale : c'est en entrant dans ce kébab, dont l'odeur l'aurait insupporté il y a quelques jours encore, que soudain, Barbara redécouvre la part animale qu'une lubie d'adolescente lui avait permis d'enfouir. Ce qu'elle veut, ce dont elle a besoin, ce que son estomac exige, c'est de la protéine animale ! Jamais Barbara n'avait mangé avec une telle voracité et une telle rapidité. Rassasiée, elle peut ensuite dévaliser la supérette du quartier, vidant le rayon protéine de toute substance qui tout d'un coup lui semble essentielle. A la veille du week-end, Barbara se sent revigorée.
***
Mila a le sourire. Elle a laissé son gamin et son Blédina chez sa mamie, puis troqué son survêtement de jeune mère au foyer épuisée pour une robe sexy et un top moulant. Elle sait qu'entre les deux morceaux de tissu, son nombril est caché sous une rangée de plis, elle assume cependant ses kilos en trop, compensant avec un maquillage juvénile.
Mila fait arrêter le taxi au pied d'un immeuble, s'allume une cigarette puis compose un numéro sur son portable.
Elle a beau faire la moue devant la glace, Barbara se sent plutôt satisfaite de son look, qu'elle juge à la fois sophistiqué et mystérieux. Elle a soigneusement camouflé les cicatrices laissées par une acné juvénile, affermi au crayon khôl le contour de ses lèvres, recouvertes de rouge écarlate. Eye-liner, mascara noir et ombre à paupière transforment ses yeux noisette en amandes smoky et chics. Toutefois, malgré sa satisfaction, elle hésite á porter sa robe moulante Guess, qui révèlerait des parties de son corps avec lesquelles elle se sent moins á l'aise comme ses épaules crues et les traces de son acnés dorsales. Finalement, sa tenue sera plus discrète et élégante, lui conférant un style gothique et romantique, idéal pour sortir en discothèque. C'est à ce moment que son téléphone sonne. Mila et le taxi l'attendent.
L'atmosphère lourde et étouffante, empeste la sueur et la sérotonine. L'espace est zébré de lumières, de lasers et de néons dansant au rythme d’une musique hurlante, entremêlé sons électroniques actuels et beats new-wave. Perché sur une estrade, un DJ joue des mécaniques avec ses platines, pendant que, dans des cages à danse, des cheerleaders imaginent des chorégraphies aguicheuses et un troupeau dense d'anonymes s'agite de manière saccadée.
Féline et gracieuse, portant des cheveux blonds courts coupés au carré, la vingtaine avancée, Angèle, enflamme la piste dans sa salopette bleue, portée topless. A quelques mètres, Barbara et Mila en nage, rajeunissent, oubliant leurs soucis quotidiens en même temps qu'elles s'oublient sur le dancefloor. Le voyage vers le bar est un exode initiatique ; les transhumants, vaincus par la chaleur, la soif et la fatigue parcourent un trajet semé d'embûches au milieu d'un écosystème qui change, à mesure qu'ils s'approchent de la Terre-Promise.
Mila est partie vers les toilettes quelques minutes plus tôt, laissant Barbara se débattre dans la cohue du bar. C’est à ce moment qu’Angèle fait son apparition, le sourire aux lèvres. Elle lui tend un verre alors que les deux jeunes femmes s'installent dans un fauteuil qui vient de se libérer. Elles trinquent en croisant longuement leur regard pétillant. La féminité d'Angèle et son visage angélique masquent une masculinité à peine voilée, à laquelle Barbara ne se semble pas indifférente. Craignant d'être démasquée, elle avale sa vodka-Red bull d'une traite. Impassible, Angèle brise le silence la première : « Tu veux des papillons dans le ventre ? T'as deux possibilités. Avale des chenilles ou embrasse-moi. À toi de voir... »
Barbara se réveille en sursaut, trempée de sueur, tenue par une forte migraine et des nausées. Elle ne se souvient pas s'être soûlée la veille et se rappelle cependant avoir passé la nuit avec Angèle. La chambre est dans un profond désordre. Désorientée, elle cherche machinalement son portable sur la table de nuit, qu’elle trouve sous des vêtements et d'autres objets personnels jonchant le sol. Il est presque quatorze heures, une liste de messages courts crève l'écran en bipant de manière caractéristique au fur et à mesure qu'ils s'affichent. Sa vision est encore floue, cependant elle devine au numéro, des messages et des appels en absence de Mila. « Babs, t'es passée où ? »
Soudain, l'injonction d'Angèle, « Avale des chenilles ou embrasse-moi » ressurgit, suivi de visions un peu floues de la fin de soirée en discothèque. Enfin, ce sont les souvenirs des lèvres brûlantes d'Angèle, la texture de sa langue et la chaleur torride de sa peau qui revivent.
Malgré des efforts surhumains, Barbara ne se remémore aucun autre souvenir entre la volupté de l'instant où, les deux amoureuses d'un soir, s'enlacent sur des draps de satin blanc et la brutalité du réveil. Et Angèle s'est volatilisée.
Barbara découvre le linge de lit souillé et maculé de taches rougeâtres. Confuse et nauséeuse, elle se réfugie dans la salle de bain et avale une double dose d'aspirine. Ses avant-bras et son buste sont couverts de plaques qui ressemblent à du sang séché, noirâtre, qu'elle frotte frénétiquement sous un grand filet d'eau froide, soudainement prise d'une crise d'angoisse. Puis, elle vomit avec une douleur atroce. Ses viscères rejettent des liquides visqueux, virant au noir et des restes d'aliments inassimilés de la veille. Un filet de sang coule de son nez. Il lui faut beaucoup de courage et de force pour reprendre le contrôle. Elle envoie un message à Mila. Fatiguée et malade, elle n'a plus ni l'élégance gothique, ni la grâce romantique de la veille.
***
Tut tut tut.
Lundi.
Encore anesthésiée par une longue nuit de sommeil, son réveil est hasardeux. Sa peau, mystérieusement déshydratée, a pris l'aspect d'un cuir cassant de couleur jaune-vert, recouvert de liquides séreux coagulés. Barbara se risque, hésitante, à tâter ce derme craquelé et douloureux. Certaines squames se détachent naturellement, qu'elle décolle, comme on pèle une peau après un coup de soleil. D'autres forment des plaques dures et gercées. Celles qui ont formé des croûtes laissent la place à des cicatrices suintantes. L'exfoliation du dos lui donne le plus de fil à retordre. Horrifiée, Barbara peine à traiter de crèmes hydratantes, son visage incomplet, partiellement granuleux et rouge vif.
Barbara se sent soulagée, lorsque la pellicule colorée qui recouvre sont abdomen se détache, avant de déchanter aussitôt. Sur la peau rose et fraiche réapparait, plus grand et plus coloré que précédemment le tatouage de la chenille.
Malgré l'apparition des beaux jours pré-estivaux, Barbara rejoint son bureau, habillée de vêtements surdimensionnés et encapuchonnée. Elle passe une journée abominable, s'isolant dans ses tâches professionnelles, évitant les regards de ses collègues de bureau. Miss-Univers est bien curieuse.
« Les griffes des chats transmettent la toxoplasmose et c'est contagieux. » lui répond-elle.
La routine hebdomadaire se répète inlassablement, entre tâches de bureau ingrates, salle de fitness et les crises gloutonneries.
Après quelques jours sa peau retrouve une fraicheur de nouveau-né, son acné a disparu. Même ses hanches se sont affinées. Elle reprend ainsi chaque jour plus confiance en elle, souriante et entreprenante. Elle se réjouis de sentir des inconnus se retourner sur son passage. Elle drague sauvagement Raffaele, la quarantaine, napolitain aux yeux aigue-marine, l'un des coachs du club de fitness. Bien qu'elle abhorre ce tatouage mystérieux, qu'elle n'ose exhiber, elle ne peut s'empêcher de se demander s'il n'est pas à l'origine de ses nombreuses vicissitudes.
Mila est éblouie par le changement physique et le charisme que dégage son amie, lorsqu'elle se croisent à la salle de sport. Dans son for intérieur, elle est bien jalouse cependant, ce qui ne fait qu'accentuer sa dépression. Les deux amies ne s'attardent plus au bar à smoothies.
***
Un vent frais balaie la rosée matinale. Une chenille s'épanouis sur une grande feuille de salade. Elle en dévore les bords en suivant minutieusement ses formes, tel le sculpteur ciselant finement le marbre. Peu à peu la feuille prend une forme qui semble singulièrement humaine, au fur et à mesure que la chenille, elle, grossis. Elle stoppe un instant sa dégustation, puis semble fixer l'objectif d'une caméra. Sa tête vibre d'une énergie soudaine et se contorsionne, puis prend la forme d'un visage féminin, dont les traits ressemblent à Barbara. La mâchoire s'étire et s'ouvre lentement, déployant une gorge béante, remplie de crocs pointus écumant de salive et de sang. Barbara se réveille, le cœur haletant, avant que la créature n'ait avalé goulûment la feuille transformée en être humain. Quelques secondes plus tard, la sonnerie du réveil vient titiller ses tympans.
Barbara découvre une chambre de bonnes, ou s'entassent à côté du lit, de nombreux livres empilés telles des colonnes romaines. Sur la petite table à manger, de nombreuses bouteilles ainsi que de la vaisselle font de la figuration sur une sordide nappe en papier salie. Son partenaire a quitté le lit et semble avoir fui son domicile.
Barbara est nauséeuse. Déboussolée et terriblement honteuse, elle rassemble ses quelques affaires, et attrape un taxi. A peine débarquée dans son trois-pièces, elle vomit bruyamment, dégurgite quantité de liquide nauséabond, mêlé de restes de repas, qui lui laisse au fond de la gorge, un goût de sang persistant, même plusieurs heures après. Au milieu de ce devers répugnant, une sphère laiteuse attire son attention, le bleu clair d'un globe oculaire fixe ardemment la jeune femme.
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Ce ne sont ni des pièces de lingerie fine couleur chair, ni des éléments d'une combinaison en latex transparent qui jonchent le sol de la salle de bain. Ce voile translucide, cassant, aux reflets soyeux, racorni et parsemés de croûtes, c’est l'exuvie de Barbara. Le témoignage physique d'une autodestruction et d'une renaissance. En faisant peau neuve, la chenille fait elle aussi sa mue, apparaissant à chaque fois plus grande, alors que les stries tricolores jaunes, blanches et noires deviennent toujours plus vives.
Elle a monté ses cheveux, qui ont pris une couleur auburn, formant un chignon très soigné et choisi une robe légère estivale. Barbara n'hésite pas à mettre en valeur la finesse de son cou et ses épaules aux lignes subtiles, légères et musclées. Quelques semaines ont suffi à transformer la jeune femme.
***
Hervé, la cinquantaine passée, le haut du crâne dégarni, portant fièrement un embonpoint que des costumes-cravate stricts ne dissimulent pas, est le directeur commercial du bureau de com’. Les joues rondes, le menton doublé, ses petits yeux bruns, vifs cernés, encadrent un petit nez et lui confie un air de cochon. Lorsque qu'il sourit, sa large bouche dévoile de vilaines dents jaunes. Hervé entretien des rapports ambivalent avec les jeunes loups de l'agence, qui attendent sagement leur moment. En attendant, lui et Eric, le directeur opérationnel font savoir qui sont les chefs.
Quoique son accent alsacien prononcé rende le personnage très jovial, il reste un être méprisant, misogyne et cynique, poursuivi d'une réputation de découcheur. Miss-Univers en connait un rayon sur le bonhomme. Il a pour habitude de se faire accompagner, lors de rendez-vous professionnels, dépensant sans compter l'argent de l'agence en boissons prestigieuses et repas étoilés, avant d'emmener ses escortes dans un hôtel à touriste de son habitude, un peu miteux, proche de la gare.
La conversation s'engage devant le baby-foot, où Hervé sirote un café en checkant ses messages. C'est lui qui fait le premier pas, d'un geste inapproprié couplé d'un commentaire faussement déplacé. Barbara coche toutes les cases : elle a eu le temps de préparer le scénario et la scénographie.
Hervé est très méticuleux. Il débarrasse soigneusement son costume dans la penderie, puis plie et range chemise et sous-vêtements, avant de présenter son grand numéro.
Une chenille s'épanouit, insouciante, caressée par les rayons d'un chaleureux soleil matinal sur une feuille de salade, qu'elle grignote méthodiquement. Elle stoppe son repas, se dresse sur ses pattes abdominales, en montrant son thorax, alors qu'une brise souffle sur la feuille qui vacille. Le lépidoptère, danseur, prend la pause, tel le modèle devant le photographe. Soudain un volatile, crève le ciel, s'abat sur l'insecte et l'attrape d'un bec monté de dents acérés. Ses petits yeux marrons, vifs, sont injectés de sang lorsqu'il avale la chenille sans autre forme de procès.
***
Premier jour d’été.
Barbara, connait la routine devant son ventre et son visage croûteux. Elle arrache à pleine main le derme flétri, une peau lisse, fraiche, rosée apparait. Ses cheveux sont maintenant beaucoup plus souples et plus brillants que lors de la dernière mue. Comme à chaque fois, elle s'inspecte devant la glace. D'un vert turquoise agrémenté de taches dorées, s'étirant du haut du pubis jusque sous le nombril, une chrysalide est dessinée sur son abdomen, tel un magnifique bijou. Eût-elle été une gemme précieuse, René Lalique l'aurait exposé, finement serti, derrière les plus prestigieuses vitrines.
Barbara retrouve dans ses affaires personnelles une carte de visite d'Hervé, ainsi qu'une montre de fabrication suisse. Elle appelle au bureau, se plaint d'une migraine, de douleurs abdominales et se débrouille pour obtenir une interruption temporaire de travail. Miss-Univers, propagera certainement quelques ragots, Barbara n'a cependant plus besoin de s'en soucier. Hervé aussi est aux abonnés absents ce matin. Pour lui toutefois, l'inquiétude augmente. Il avait des rendez-vous importants. Une secrétaire appelle à la maison, ni son épouse, ni son fils ne savent où est le père de famille.
L'appartement de Barbara en vrac. Elle prend conscience pour la première fois de sa négligence. Il est devenu un taudis nauséabond, l'air ambiant fleure subtilement le soufre et le fauve, le fumet complexe et piquant du linge sale qui s'entasse et les poubelles organiques.
Un grand ménage s'impose, elle va très prochainement avoir besoin d'un nid douillet. La jeune femme prend son temps pour nettoyer et rafraichir son logis, dépensant une partie de son energie à revoir la décoration. Elle ne garde que le strict nécessaire. Elle entasse dans de gros cartons et des sacs noirs, quantité de bibelots inutiles et souvenirs superflus : bouquins, littérature professionnelle, magazines, souvenirs de voyages, souvenirs d'étudiante ; toutes ses photos sont triées et éliminées, les soirées avec ses copines, des portraits de famille. Son courrier y passe, scrupuleusement rangé ou jeté. Les factures impayées sont inventoriées et mises de côté. Elle jette sa vielle vaisselle bigarrée remplacée par un service de table ultrasimple acheté à la pièce. Enfin, elle décide de repeindre les murs de nuances de vert qui lui rappellent la fraicheur de la menthe à l’eau, les parfums de la prairie, et la tranquillité du sous-bois, ravivant ses souvenirs d’enfant chez papi-mamie. Barbara récupère dans une boutique spécialisée d’épais rideaux de mousseline printaniers ainsi que de grands voilages opaques. Le moment voulu, plus aucune ombre ni lumière n'égaiera l'appartement.
Le vendredi soir, elle fait le pied de grue sur le parvis de son immeuble, en regardant avec répétition l'écran de son téléphone portable. Le temps est maussade et orageux. Une Ferrari s'arrête, elle monte. Quelques instants plus tard, le puissant V8 vrombit au démarrage.
Elle a posté une annonce sur un site spécialisé quelques jours auparavant. Avec ses mèches blondes bouclées, une barbe de trois jours, soignée, et un regard bleu océan profond, il ne laisse pas indifférent. Le conducteur, un trader de la city de passage dans la région pour affaires privées, joue des mécaniques. Le bolide avale les kilomètres à la manière d'un go-fast, en route vers Antibes où caviar, champagne, nuits blanches et la plage pour assouvir les ébats sous la voie lactée, les attendent.
La brise marine ride la grève, où des vaguelettes martèlent le sable d'un son pétillant, suivant le rythme familier de leur va-et-vient incessant. De l'écume rousse se dépose sur un monticule autour duquel des algues humides et du sable doré s'amoncèlent déjà.
Ce n'est pas un ballon oublié, ramené là au gré de la marée, ni un objet perdu par quelques touristes. C’est un crâne humain, gisant quiet sur le sable, paupières closes, et dont le visage exprime l’extase et la jouissance.
***
Une voiture de police s'arrête au pied d'un immeuble à côté d'une Ferrari. Un homme et une femme en uniforme en descendent et inspectent brièvement le bolide et relèvent sa plaque numérologique.
Les portières ne sont pas verrouillées. A l’intérieur, les tapis de sol son couverts de sable, des lunettes de soleil bon marché, des écouteurs emmêlés et un stylo ordinaire gisent, jetés sans soin sur la banquette arrière. Dans la boîte á gants, les agents découvrent les papiers du véhicule, soigneusement rangés dans une enveloppe en papier kraft. Ils découvrent qu’ils sont établis au nom d'une entreprise de location londonienne, sans pour autant mentionner l’identité du conducteur.
Les deux agents fascinés malgré eux, ne restent pas indifférents. Une Ferrari Spider n'est pas un véhicule qu’ils pourraient se payer avec leur salaire de fonctionnaire. L’occasion est trop belle pour se photographier à tour de rôle au volant ; ils pourront toujours fanfaronner.
Reprenant leur sérieux, la femme prend quelques notes dans son carnet, tandis que son partenaire briefe consciencieusement sa hiérarchie par Cee-Bee interposée. Son visage se fige au fur et à mesure qu’il reçoit des instructions. Fin de la conversation.
Il se gratte le lobe de l'oreille gauche et passe ses doigts derrière le pavillon pour ramener des mèches de cheveux en place. Sa collègue relève la tête et l'observe avec attention. En quelques mois de binôme, elle a appris à reconnaitre ses tics : c'est sa façon de reprendre son souffle quand les nouvelles ne sont pas bonnes.
Les deux agents patiente brièvement, fixant une vieille dame qui sort de l’immeuble avec son caniche, avant de s’engouffrer dans le hall. Ils prennent l'ascenseur, direction troisième étage. Derrière les murs, des pleurs d'un nouveau-né s’entremêlant aux cris de quelques gamins, la télévision ou de la musique trop forte, des bribes de conversations, des instants de vie des habitants se font entendre.
Le couloir du troisième accueille les policiers avec la froideur et la mauvaise luminosité des immeubles collectifs lambda, où l’air est saturé d’odeurs familières et désagréables. Pourtant, dehors, une brise légère caresse les gazons envahis de mauvaises herbes. Les feuilles des marronniers ondulent de manière savante. Le soleil est au midi de sa forme, les moineaux chuchetent en se dorant la pilule.
Le binôme arrive devant la porte abîmée et entrebâillée d’un appartement, dont la sonnette muette mentionne « Barbara H ». Les officiers de police doivent décrocher une chainette avant de pouvoir pousser la porte. L'atmosphère est lourde, le domicile ne semble plus avoir été ventilé depuis quelques jours. Aucun rayon de lumière ne passe, aucun son ne fend l'air. Ne trouvant pas l'interrupteur, le policier, l’estomac noué, arme son SIG-Sauer puis s’exclame « Police ! ». Dans le même temps, sa partenaire se dirige, féline, équipée de sa lampe torche, vers de lourds rideaux qu'elle tire brusquement.
Ebahis, les policiers assistent à un spectacle tout aussi étourdissant que magnifique. Barbara H. est allongée, nue et splendide sur son lit recouvert de soie verte. Le soleil qui maintenant inonde la pièce fait exploser sa beauté.
Son abdomen se fend sur toute sa longueur, partageant la cuticule de la chrysalide en deux. Soudain un papillon apparait par l'ouverture avant de s'extirper de son ancienne enveloppe.
Il déploie de magnifiques ailes orange vif, veinées de noir, dont le pourtour noir est orné d'une double rangée de points blancs.
***
Le lépidoptère s'envole, ne laissant derrière lui, que l'enveloppe transparente de son hôte.
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