Uranium

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 J’entrai dans l’office de mon maître comme il me l’avait expressément demandé. L’intérieur, je le connaissais par cœur ; les ineffables odeurs qui vinrent me chatouiller le nez n’avaient plus le moindre secret pour moi. Berbéris, chèvrefeuille, thym et menthe séchées se partageaient cette flaveur unique qui m’avait vu grandir depuis… aussi loin que je me souvienne.

 Mon maître était là, seul, assis sur sa sempiternelle chaise en bois et en paille que je dus maintes fois réparer. Mon maître paraissait aux yeux des autres comme quelqu’un de doux, un savant placide, un érudit inoffensif. Peut-être l’était-il, inoffensif, envers les autres de son espèce, mais je l’avais déjà vu s’en prendre à ses incunables avec plus de véhémence que je ne saurais le décrire.

 Il m’avait invité au sein de son laboratoire, dans les tréfonds du palais, en ce jour, alors que rien ne l’y prédisposait. Car en ce jour, nous fêtions l’anniversaire de la fin du faux dieu. Du Félon. Un journée sacrée, placée sous le signe de la félicité et des réjouissances.

 Pourtant, lorsqu’il se tourna lentement vers moi, je vis dans ses yeux nulle joie, nulle célébration, malgré un sourire quelque peu carnassier qui croissait aux commissures de ses lèvres crevassées. Il paraissait si vieux. Si faible. Il me fit penser à une chandelle qui vacille sous les vents contraires de l’hiver.

 D’un geste ample et dramatique comme il savait le faire, il m’invita à m’asseoir sur le tabouret qui lui faisait face. Ses paupières caressèrent plusieurs fois ses yeux encroûtés à la manière de deux onagres faisant pleuvoir de la saleté sur la muraille d’un nez tordu. Il vivait depuis si longtemps ; l’on eut dit que son corps tombait déjà en poussière au moindre de ses mouvements.

 La nuit recouvrait le pays à cet instant. Je le devinais car nous sursautâmes tous deux lorsque le premier feu d’artifice retentit. Le laboratoire ne souffrait d’aucune fenêtre puisqu’il se situait dans les sous-sols, comme je disais. Mais -dessus de nos têtes s’étendait la grande agora du palais où tout le monde s’était réuni. De fait, les détonations des feux grégeois ébranlait régulièrement le plafond de pierre d’où pleuvait un peu de poussière.

 Nous restâmes ainsi un moment, silencieux. Rien d’inhabituel ni d’inconfortable ; il était de ces silences où nous profitions simplement de l’atmosphère sans éprouver le besoin de se répandre en quelques litotes, métaphores ou banalités énoncées. Même si l’idée me traversa la tête qu’il attendait le bouquet final pour commencer à me raconter ce pourquoi il m’avait convoqué. J’avais pris l’habitude de patienter en jouant machinalement avec un sou de fer. Je le faisais virevolter entre mes doigts avec une dextérité témoin de ces longs moments de silence.

 Puis enfin, lorsque l’ultime bang retentit, sa voix rauque et caverneuse emplit les lieux. Il dit ceci :

— Unis, braves et fiers… Il fut un temps, jadis, où nous nous pensions invincibles. Si forts, et si puissants que nous pensions être égaux aux dieux eux-mêmes. Nous avions dompté les vagues, puisque nos navires de fer pouvaient braver les tempêtes les plus terribles. Nous avions vaincu le feu, puisqu’il dansait pour réchauffer nos logis. Nous avions maté la terre puisque les tomates poussaient en hiver. Et nous avions domestiquer le vent puisqu’il soufflait dans les pales de nos moulins. Les éclairs eux-mêmes ne tombaient plus que sur nos clochers comme si nous les invoquions. Nous nous pensions invincibles et à l’abri de la colère. Mais nous nous trompions. Nous nous trompions, bien sûr.

Je me souviens qu’il ouvrit ses yeux jusqu’alors gardé clos à ce moment précis. J’ignore pourquoi, mais le regard que j’aperçus alors me glaça le sang. Puis il demeura silencieux. Je savais exactement ce qu’il voulait ; il voulait continuer son histoire.

— Faisions-nous preuve d’arrogance, mon maître ?

— Rien n’est plus dangereux que l’arrogance, me répondit-il en levant l’index. Et nous allions le découvrir. Car en l’été d’un âge bien trop lointain, le Félon vint toquer à nos portes. Soudain, les coques en fer des navires se brisèrent sur les lames de l’océan, les incendies ravagèrent nos cités, la famine condamna nos peuples et le vent déracina les arbres aussi bien que les moulins. Le Félon, à l’inverse des autres dieux était pétri d’égo et de fierté qui, au contact de notre arrogance explosèrent dans un bouillon de colère. Une jalousie meurtrière qui vint se briser contre nos certitudes. Puisque tout divin qu’il fut, nous vainquîmes le mauvais dieu. L’arrogance l’emporta sur la fierté et le Félon fut capturé. Sais-tu où nous l’enfermâmes alors ?

— Était-ce ici ? Au sein de ce palais ?

Son rire bourdonna alors dans mes oreilles comme le vrombissement d’une nuée d’insectes ravageurs. Et cela me surprit, car je trouvais d’habitude son rire doux et avenant. Mais je n’eus le temps de me poser plus de questions qu’il reprit :

— À l’endroit même où tu es assis, entre ces quatre murs. Dans les ombres de ces pierres et le reflet de ce plancher. Ils l’enfermèrent, car, toujours plus orgueilleux, ils voulurent le juger pour ses actes contre leur civilisation. Ils le disaient malhonnête, vil et dangereux, puisque tant et tant étaient morts ou souffraient par sa faute. Alors il resta ici sept jours et sept nuits, tandis qu’au-dessus, là, dehors, ils bâtissaient un tribunal grandiose qui verrait se tenir l’unique procès d’un dieu...

 Le mauvais dieu… soufflai-je

À cet instant précis, tandis que je venais de l’interrompre, il poussa un cri que ne je pus dès lors jamais oublier. Un hurlement déchirant, quasi inhumain. Il se tordit aussi de douleur, tombant de sa chaise et rampant au sol parmi les détritus et les restes moisis d’ingrédients jamais ramassés. Il cria ainsi plusieurs minutes sans discontinuer, et moi je me bouchais vainement les oreilles, paralysé de terreur. Et puis tout s’arrêta. Le calme revint et le silence reprit ses droits. Sans dire un mot, mon maître se redressa avec plus de souplesse qu’un acrobate et retrouva l’assise de sa chaise. Il porta sur moi un regard équanime avant de reprendre comme si tout ceci n’avait été qu’une illusion ou un mensonge de mon esprit.

— Néant, Dieu de misère, Félon, Mauvais dieu… ils l’affublaient de tant de noms qu’il en perdait chaque fois un peu plus son identité. Mais ils oubliaient également que sous ses chairs et derrière ses os, ne battait aucun cœur de mortel. Et ils allaient le découvrir.

J’attendis bien, cette fois, que le silence ponctue son récit avant de parler.

 On raconte toute sorte de choses sur ce procès, lui fis-je remarquer. J’ai lu maints livres à ce sujet, mais aucun ne raconte l’histoire telle qu’elle fut. C’est en tout cas le sentiment que j’ai. L’œuvre de maître Osmium semble cependant la plus cohérente.

— Intéressant… Mais écoute-moi et tu sauras exactement comment se sont déroulés les faits, puisque j’y étais, malgré les éons. Ils l’amenèrent au centre de la place, lié de fer et de cuir comme un brigand de grand chemin. Ils l’escortèrent au sommet d’une fantastique estrade de bois plus richement décorée que les chambres des rois, et il y fut mis à genoux devant la foule. Tout le monde put à loisir contempler le visage d’un dieu vaincu. Défait par les leurs. Le jugement ne dura pas, puisque les juges qui pensaient savoir ne savaient rien. Cette mascarade et cet étalage ne nourrissait qu’un seul but : prouver là, devant témoins, qu’ils avaient dépassé leurs créateurs. L’ultime péché. La dernière défiance : tuer un dieu. Ils le condamnèrent au nom de tous les maux de l’univers, de toutes les engeances à travers les galaxies, les novas et les poussières d’étoiles. Ils lui attribuèrent le châtiment réservé aux mortels : la mort. Sa céleste tête fut plaquée contre le billot et le bourreau déclara son poncif et ce fut là l’erreur de toute une civilisation. Car le Félon avait un dernier mot à dire. Et de son estrade, depuis la scène où tout le monde pouvait le voir, il se redressa de toute sa grandeur, faisant fi des gardes et des juges et déclara sa promesse, hurlant chaque ultime syllabe comme un père perdant son fils : « Brillant à travers les milliards d’étoiles les plus éclatantes. Nu, fragile et rare. Une fin scindée à jamais. Une fin à nulle autre pareille. Uranium! » et dans des volutes cosmiques jamais imaginées par les artistes les plus fous, l’entité disparut pour ne plus jamais être vue.

— N’avons-nous plus jamais eu affaire au Félon ? Que signifie cette prophétie, mon maître ?

— Un destin nébuleux, une nuit sans aurore. Un pas hors du sentier de la Création. Une lumière, uranium.

Son regard perça subitement le mien et au fond de ses yeux, j’y vis une lumière plus éblouissante encore que le soleil de midi. Un éclat blanc, teinté de vert qui m’a gratifié de cette cécité qui me dévore aujourd’hui encore. Mais dans cette débauche d’énergie brute, je l’entendis ajouter :

— Maintenant tu connais mon nom.

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