8. Aetheris

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Velkhan grognait bas, ses oreilles pointées vers l’escalier. Liawen, tendue, saisit son arc d’un geste rapide. Elle se tourna vers la bougie allumée. D’un souffle sec, elle l’éteignit. L’obscurité les enveloppa instantanément. Seul les reflets de la Lune filtraient à travers les volets.

Ne fais aucun bruit, murmura-t-elle, à peine audible.

Stéphane, immobile, sentit sa respiration s’accélérer. Velkhan, à ses pieds, grognait toujours, mais de manière plus contenue

"Elle sent l’importance de rester discrète", pensa-t-il.

Le silence devint assourdissant. Chaque craquement du bois sous leurs pieds, chaque souffle semblait résonner dans cette maison chargée d’une énergie oppressante. Puis, un bruit distinct se fit entendre : le grincement d’une porte, quelque part à l’étage. Stéphane se tourna instinctivement vers Liawen. Elle ne le regarda pas, concentrée sur l’escalier. Le grincement se transforma en pas.

Lents.

Frappés.

Ils descendaient les escaliers.

Velkhan, tendue comme une corde prête à rompre, ne bougeait pas. Liawen s'adressa à Stéphane. Son murmure était si bas qu'il eut du mal à l’entendre :

- Ce ne sont pas eux. Les Taal ne peuvent pas entrer sans une clé... sans y être invité.

- Alors... c’est quoi ? murmura Stéphane. Son cœur battait à tout rompre.

Les pas s’arrêtèrent soudainement, juste au bas de l’escalier. Une ombre se profila dans l’encadrement de la porte. Petite, fragile, presque humaine.

Une fillette.

Debout sur une jambe, la main tendue vers Stéphane, il entendit un murmure qui s’élevait. Faible mais clair. La douce voix d’enfant était chargée d’une tristesse infinie :

- Ma béquille...

Stéphane sentit son sang se glacer. Liawen, toujours immobile, tendit une main vers lui pour le maintenir sur place.

- Ce n’est pas réel, chuchota-t-elle. Garde ton esprit clair.

Mais l’ombre avançait maintenant, doucement. Ses contours tremblaient comme un mirage.

- Rends-la-moi... s’il te plaît.

Stéphane regarda la béquille posée sur la table à côté d’eux. Une envie irrésistible de l’attraper et de la rendre à l’enfant le submergea, comme une vague qui menaçait de le noyer.

- Stéphane, murmura Liawen, sa voix plus dure. Regarde-moi. Pas elle.

Il tourna la tête vers la jeune femme. Ses yeux rencontrèrent son regard perçant. La pression étrange exercée sur son esprit faiblt légèrement. Liawen saisit la béquille et se redressa d’un mouvement ferme.

- Qui es-tu ? demanda-t-elle à l’ombre, sa voix calme mais autoritaire.

L’ombre s’arrêta net. Sa forme vacilla. Elle se tourna vers Stéphane et sa voix enfantine résonna à nouveau, brisée cette fois, comme si elle pleurait.

- Stéphane... Pourquoi il m'a abandonnée ?

Stéphane sentit son cœur se serrer :

- C’est elle, c'est Eugénie... la fille de Mirok.

Liawen fronça les sourcils.

- Non Stéphane, ce n'est pas elle. Eugénie est morte... C’est une trace dans ton esprit, une empreinte laissée par sa douleur. Ce n’est pas elle, mais une image de ce qu’elle était. Une image façonnée par les... Taals !

Velkhan, toujours sur ses gardes, grogna à nouveau. L’ombre recula légèrement, avant de s’évaporer, comme emportée par une brise invisible.

Le silence retomba dans la maison.

Stéphane resta figé, le souffle court. Ses jambes lui semblèrent trop faibles pour le porter. Il vacilla légèrement et s’agrippa au rebord de la table. Son cœur battait à un rythme désordonné, comme un tambour affolé cherchant un tempo qu’il ne trouvait plus. Il tenta de ravaler sa peur. Ses muscles tremblaient sous la tension.

Ce n’était pas seulement la terreur de l’apparition, ni même le froid glacial qui s’était immiscé dans ses veines.

C’était cette voix.

Cette plainte brisée qui s’accrochait encore à son esprit, comme une écharde enfoncée trop profondément pour être retirée.

"Pourquoi il m’a abandonnée ?"

Les mots résonnaient dans sa tête. Ils tournoyaient en boucles infernales. La douleur était si réelle, si poignante... et pourtant, ce n’était pas elle.

Ce n'était pas Eugénie. Juste un mirage. Une illusion.

L’image de l’enfant, fragile et vacillante, restait gravée sur sa rétine. Son regard triste. Sa silhouette frêle. Le poids invisible de son reproche. Liawen avait lu en lui :

- Stéphane. Ce n'est qu'une image... façonnée par les Taals pour te faire croire à l’impensable.

Ses doigts se crispèrent davantage sur le bois de la table. Ses jointures blanchissaient sous la pression. Son souffle était saccadé, chaque inspiration semblaient plus difficile que la précédente. Il voulait s’ancrer dans la réalité, se raccrocher à quelque chose de tangible... Mais comment être certain que ce qu’il voyait, ce qu’il ressentait, était bien réel ?

- Stéphane, insista Liawen.

Sa voix était un fil tendu entre lui et le présent. Il s’y accrocha, difficilement. Ses jambes fléchirent légèrement, mais il se força à tenir debout. Il secoua la tête, comme pour chasser l’image persistante de l’enfant disparue. Il leva enfin les yeux vers Liawen. Son regard était toujours aussi perçant, mais cette fois, il y lut autre chose : une forme de compréhension. Pas de pitié, ni de doute. Juste un constat silencieux.

Elle savait ce qu’il ressentait.

- Ils... ils ont manipulé mon esprit, balbutia-t-il.

Sa voix tremblait, autant de peur que de colère. Il ferma brièvement les paupières, ravalant la nausée qui menaçait de le submerger.

- C’est ce qu’ils font, répondit Liawen. Ils ne changent pas la réalité, mais tordent la perception qu’on en a. Ils façonnent des vérités qui n’existent pas... jusqu’à ce qu’on y croie.

Elle fit un pas vers lui, déposant la béquille sur la table, là où il pouvait la voir.

- Ce n’était pas elle, Stéphane.

Il hocha la tête, lentement. Mais au fond de lui, il savait que l’image de cette silhouette fragile, de cette voix tremblante, ne s’effacerait pas si facilement.

- Les Taal laissent derrière eux des traces des vies qu’ils détruisent. Des fragments, des souvenirs, qui s’accrochent aux lieux et aux objets. Puis ils utilisent ces images pour les projeter dans les subconscients.

Stéphane passa une main tremblante dans ses cheveux.

- Mais pourquoi ? Dans quel but ?

- Pour te manipuler. Pour entrer.

- Entrer ?

- Entrer dans ton monde, Stéphane.

Liawen prit la pierre noire et la fit tourner entre ses doigts, songeuse. L’étrange rencontre l'avait également troublé, mais elle n’en montra rien. Elle s’approcha du miroir et y plongea la pierre. Une fine lueur s’échappa. Des gravures, dansant sur les murs comme une lumière lunaire, pénétrèrent le mur près de la cheminée. Celui-ci s’ouvrit dans un ballet de brume argentée. Un souffle d’air froid emplit la pièce tandis qu’un paysage nocturne se dévoilait de l’autre côté.

Après l’apparition, ils allaient quitter la maison, laissant derrière eux l’étrange atmosphère qui s’y était installée. L’air extérieur serait plus vif, et certainement chargé d’une tension silencieuse, après ce qu’ils venaient de vivre.

D’un geste presque machinal, Stéphane glissa son couteau dans la poche de son jean, puis il récupéra son téléphone. Il jeta un coup d’œil à l’écran : aucun signal. Ce n’était pas une surprise, mais un léger agacement le traversa malgré tout.

À ses côtés, Liawen observait ses gestes avec attention. Son regard se fixa sur l’objet qu’il tenait dans la main, ses sourcils légèrement froncés :

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle soudain.

Stéphane tourna la tête vers elle, surpris par la question. Il suivit son regard et réalisa qu’elle désignait son téléphone. Il hésita une seconde, cherchant comment formuler une explication simple.

— C’est... un moyen de communication, finit-il par dire. Il permet de parler à d’autres personnes, même si elles sont très loin.

Liawen sembla analyser ses paroles, son regard passant du téléphone à son visage.

— Comment ? Il y a quelqu’un dedans ?

Stéphane eut un léger sourire.

— Non. Il capte des ondes invisibles qui transportent la voix d’un endroit à un autre.

Liawen haussa un sourcil, visiblement sceptique. Elle tendit la main et toucha du bout des doigts l’appareil éteint.

— C'est de la... technologie, c'est ça ?

Stéphane fronça légèrement les sourcils, surpris par sa question :

— Tu sais ce qu'est la technologie ?

Un léger rictus étira les lèvres de Liawen.

— Oui... Malheureusement !

Il y avait dans sa voix une amertume qui ne lui échappa pas. Instinctivement, il comprit qu’il valait mieux ne pas insister. Peut-être que pour elle, la technologie n’était-elle pas une réponse, mais une cicatrice.

Il resta silencieux. Parfois, il valait mieux ne pas chercher à tout comprendre.

Liawen détourna finalement les yeux du téléphone. Son regard tomba sur le couteau qui dépassait légèrement de sa poche.

— Et ça ? demanda-t-elle d’un ton plus assuré.

Stéphane suivit son regard, puis esquissa un sourire en coin.

— C'est un cadeau... Je ne m'en sépare jamais.

Un éclair de compréhension traversa les yeux de Liawen. Elle ne posa pas d’autres questions.

Elle lui fit un signe :

— Viens ! Ne nous attardons pas.

Elle n’attendit pas de réponse et franchit le passage. Stéphane jeta un dernier regard à sa maison. Il était possible qu'il ne remettrait plus jamais les pieds dans son monde. Il en était conscient. Il y pensa durant quelques secondes. Il n'oublia pas de prendre son anorak avant de disparaître à son tour.

Ils émergèrent dans la vallée baignée par la douce lumière des étoiles. L’air était glacé. Il était empli du parfum des arbres et de la terre. Au loin, les montagnes se découpaient en ombres massives contre le ciel.

Stéphane observa l’environnement, désorienté. Il n’y avait aucune lumière, aucun son.

Juste la nature, immense et silencieuse.

Il leva les yeux et découvrit l’immensité de la vallée enneigée, telle une page immaculée prête à recevoir une histoire encore à écrire.

Liawen l’entraîna jusqu’à sa maison. À son arrivée, elle s’affaira aussitôt à allumer un feu dans la cheminée. Malgré le froid extérieur, sa maison dégageait une chaleur rassurante. Pour lui, elle était un refuge hors du temps. Les flammes dansèrent bientôt dans l’âtre. Elles projetaient une lueur vacillante sur les murs de pierre.

Il s’en approcha et tendit les mains vers la chaleur. Il espéra que cette simple sensation suffirait à chasser le trouble qui l’habitait. Mais l’écho de la voix et l’image de l’enfant façonnées par les Taals, restaient ancrés en lui.

Une ombre tapie au fond de son esprit.

Liawen lui désigna l'endroit où il avait la veille :

- Repose-toi. Demain, nous nous levons tôt. Nous retournons à Kaeryn.

Stéphane hocha la tête :

— Ce monde, il ressemble à quelque chose que je connais, murmura-t-il en regardant les flammes vaciller.

- Les villages, les vêtements, les outils. On dirait le Moyen Âge. Mais... ce n’est pas mon passé. C’est... le futur de la Terre.

Liawen fronça les sourcils, intriguée.

— Le futur ? Comment peux-tu en être sûr ?

Il hésita un instant, cherchant ses mots.

— La date sur la croix d' Eugénie. Ça n’a pas de sens, sauf si...

— Sauf si ton monde et le nôtre sont liés par le temps, termina Liawen. Son regard grave plongea dans le sien.

Il alla s’allonger sur la couche simple mais confortable. Il se demandait où il avait réellement mis les pieds... Et surtout, quel poids portait l’histoire de ces lieux. Mais la fatigue aidant, il ne tarda pas à s'endormir.

Une chaleur l’enveloppa. Non pas celle d’un feu, mais une douceur humide, profonde, qui semblait monter du sol lui-même. Tout était flou, baigné dans une brume laiteuse aux reflets dorés. Puis vint le son. Un murmure d’eau, un frémissement continu, comme un secret soufflé à l’oreille du monde. Stéphane plissa les yeux. Il distingua enfin la source de cette sensation étrange.

Une fontaine. Il en jaillissait une eau claire, bouillonnante, brûlante. Il pouvait sentir sa chaleur contre sa peau, entendre les crépitements presque vivants des bulles éclatant à la surface.

La pierre autour de la fontaine était lisse, de couleur rouille, usée par le temps.

Elle sentait le soufre.

Il tendit les doigts, mais une voix s’éleva, venue de nulle part. Une voix vibrante, presque chantante.

— Tu cherches ta route ? Elle est plus ancienne que toi, plus ancienne que ce monde. Mais elle t’attend.

Il se retourna brusquement. Il chercha l’origine de ces paroles. Mais tout n’était que brume mouvante. Seule l’eau demeurait immuable, impassible. Elle crachait ses volutes brûlante dans l’air froid.

Puis l’image se brouilla.

Une route.

Des ombres sur le sol.

Un nom soufflé par le vent.

Fontcalde.

Stéphane ouvrit les yeux doucement. Il lui semblait que l’odeur de soufre de l’eau bouillante hantait encore ses narines, comme si le rêve s’accrochait à lui, refusant de se dissiper entièrement.

Un soleil pâle filtrait à travers les volets Il finit de le réveiller totalement alors que dehors, la voix de Liawen se faisait entendre. Il se redressa, passa une main sur son visage fatigué. Puis, il se leva et sortit.

Dans la cour, Liawen était occupée à seller deux chevaux. Au premier regard, ils ne ressemblaient à aucun de ceux qu’il avait pu voir auparavant.

Le premier, massif et puissant, arborait une robe d’un noir si profond qu’il semblait absorber la lumière. Sous certains angles, des reflets bleutés couraient sur ses flancs comme un voile d’encre mouvant. Ses yeux étaient d'un gris perçant. Ils donnaient l’impression qu’il comprenait plus qu’il ne le devrait.

Le second était plus élancé. Sa robe oscillait entre le blanc et l’argent. La lumière elle-même se reflétait sur lui en permanence. Sa crinière, étrangement vaporeuse, ondulait au moindre souffle de vent. Ses yeux d’un bleu translucide pouvaient traverser les âmes.

Liawen tira une dernière sangle et tapota l’encolure du cheval sombre avant de se tourner vers Stéphane.

— Bien dormi ? lança-t-elle avec un demi-sourire.

Il ne répondit pas tout de suite. Il ne pouvait s’empêcher de fixer les deux montures, fasciné.

Elle s'approcha de lui, l'air amusé :

— Tu es déjà monté à cheval, n'est-ce pas ?

Stéphane s’approcha lentement des chevaux. Il tenta de masquer son hésitation. Mais son regard, malgré lui, s’attarda sur la stature imposante du cheval noir, sur la puissance qui émanait de ses muscles tendus sous sa robe d’encre.

Un simple mouvement de la bête, un frémissement de ses naseaux, suffit à lui rappeler une vérité inébranlable :

Il n'avait jamais approché un cheval d'aussi près.

Son cœur battit un peu plus vite. Il sentit la moiteur de ses paumes lorsqu’il serra les sangles de son sac. Ce n’était pas la peur au sens brut. Seulement une forme d’appréhension sourde, un vertige à l’idée de confier son équilibre et sa survie à un être aussi grand, aussi imprévisible.

Liawen, occupée à ajuster la bride du cheval argenté, ne prêtait pas attention à lui. Il se força à inspirer calmement.

Il ne pouvait pas montrer son hésitation, pas devant elle.

— Tu montes celui-là, dit-elle soudain en désignant le cheval noir d’un geste du menton.

Stéphane ravala une protestation instinctive. Il s’avança, posa une main hésitante sur l’encolure de l’animal. Sous ses doigts, la chaleur de la peau et la puissance contenue sous les muscles le firent tressaillir. L’animal tourna légèrement la tête vers lui. Son regard gris l’accrocha, perçant, presque amusé.

— Il te sent tendu, fit remarquer Liawen en haussant un sourcil.

— Je ne suis pas tendu, rétorqua-t-il trop vite.

Elle ne répondit rien, mais son sourire en coin trahissait son amusement.

Stéphane inspira profondément. Il posa un pied dans l’étrier. Le simple fait de s’élever du sol, de sentir le cheval bouger sous lui, déclencha une vague d’incertitude. Il s’agrippa inconsciemment aux rênes, le dos raide, les jambes crispées.

Le cheval renâcla. Il agita brièvement la tête comme s’il sentait son malaise.

— Détends-toi, lança Liawen. Elle se hissa sur sa propre monture avec une aisance désarmante. Si tu restes aussi rigide, il va croire qu’il doit s’inquiéter lui aussi.

Stéphane força son corps à relâcher un peu la tension, sans grand succès. Il se savait observé, jugé, et il détestait ça.

— Ça va aller, dit-il d’un ton qu’il voulut assuré.

Liawen le fixa un instant avant de secouer la tête en souriant :

— Si tu le dis...

Puis elle donna un léger coup de talon à sa monture qui s’élança avec une fluidité presque irréelle.

Stéphane prit une profonde inspiration. Il imita son geste. Son cheval s’ébroua, puis avança d’un pas souple. Il sentit aussitôt son estomac se nouer. Chaque mouvement lui parut incertain, chaque oscillation de la selle une menace de chute imminente. La mâchoire serrée, il resta silencieux et s’accrocha du mieux qu’il le put.

Il refusait de laisser paraître son trouble. Devant lui, Liawen n’était pas dupe :

— Il s'appelle Furia

— Je suis sur que c'est toi qui a choisi son nom, dit-il, ironique.

Elle tourna légèrement la tête vers lui.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Stéphane jeta un regard prudent à son cheval qui avançait d’un pas fluide mais puissant. Chaque mouvement lui donnait l’impression d’être à la merci de la moindre embardée.

— Disons que ça lui va un peu trop bien.

Furia renâcla, comme s’il avait compris la remarque. Il secoua légèrement la tête et força Stéphane à s’agripper davantage aux rênes. Ce dernier se mordit la lèvre pour ne pas lâcher un juron et tenta de stabiliser son assise, mais le cheval, visiblement joueur, accéléra brièvement avant de retrouver un rythme plus calme.

Liawen éclata de rire :

— Il t’aime bien.

— Ah oui ? J’ai du mal à voir en quoi c’est une bonne nouvelle...

Elle haussa les épaules avec un air faussement innocent.

— Il teste les gens. Si tu restes accroché comme ça, il risque de s’amuser un peu plus.

Stéphane soupira. Il tenta de se détendre, sans grand succès.

Liawen guida sa propre monture sur un petit sentier qui serpentait entre les feuillus. Il n’eut d’autre choix que de la suivre. Il essaya de se concentrer sur autre chose que la sensation d’instabilité permanente sous lui, le bruit apaisant du vent dans les arbres ou sur le son feutré des sabots qui frappaient le sol gelé.

Après quelques minutes, il osa relâcher un peu sa prise sur les rênes. Furia adapta naturellement son allure à celle de Liawen. Même s'il n’était pas encore à l’aise, il n’avait pas chuté.

— Je suppose qu’il va falloir que je m’y fasse...

Liawen lui adressa un regard malicieux.

— Oh, ne t’en fais pas. D’ici quelques jours, tu jureras que tu as toujours été son cavalier.

Stéphane n’en était pas si sûr. Mais au moins, il avançait.

Ils atteignirent Kaeryn aux abords de midi. Ils étaient transis par le froid mordant qui s'accrochait aux manteaux et aux capes. Geilweis les accueillit à bras ouverts. Un sourire chaleureux contrastait avec la rudesse du vent hivernal. Sans tarder, il les invita à entrer. La chaleur réconfortante du foyer les enveloppa aussitôt.

À peine installés autour de la table, leurs assiettes fumantes sous leurs yeux, Liawen brisa le silence. D'une voix posée mais tendue, elle relata les événements de la veille dans la maison de Stéphane. Geilweis l'écouta sans l'interrompre. Son regard sombre absorbait chaque détail.

Lorsqu'elle eut terminé, il prit une profonde inspiration. Il venait de peser chaque mot avant de le libérer.

D'une voix grave, à peine plus forte que le murmure du vent qui sifflait derrière les volets, il déclara :

— Ce que vous me dites là... c’est bien ce que je redoutais.

Son ton n’admettait aucune légèreté. L’air lui-même sembla se figer sous le poids de ses paroles :

— Vous devez comprendre d’où tout est parti, comment nous en sommes arrivés là. C'était... Il y a très longtemps. Tout a commencé lorsqu’un pauvre homme a commis l’irréparable. Personne ne connait son nom. Ou peut-être avons-nous choisi de l’oublier. Il croyait aux promesses des Taals, à leur fausse bienveillance. Il leur a ouvert les portes de son monde. Ils s’en sont emparés sans tarder. Mais ce n'était pas une invasion brutale, pas directement. Ils ont plutôt pris possession de l'esprit des dirigeants, des grandes figures de la finance, de la politique, de ceux qui tiraient les ficelles dans l'ombre.

Ils ont manipulé leurs âmes, ont détourné leurs objectifs vers un seul but : récupérer les ressources de la Terre. Ils s'intéressaient à tout ce qui était précieux. La matière, l'eau, l'énergie, tout ce qui pouvait leur garantir la survie et l'expansion de leur propre civilisation. La Terre était naïve et désunie. Elle n’a pas su résister. Ce fut un anéantissement progressif, méthodique. Les gouvernements tombèrent, les institutions s’effondrèrent, et en moins d’une décennie, ils régnaient sans partage.

— Mais qui sont ces Taals ? le coupa Stéphane, intrigué.

Geilweis le regarda et lui répondit, évasif :

— Ce sont des êtres sombres qui ne viennent pas de ce monde mais d'une étoile éloignée de la nôtre. Certains disent même qu'ils viendraient d'une dimension différente de la nôtre. En fait, personne ne le sait réellement.

Il but une gorgée d'eau puis il continua son récit :

— Mais il existe des Entités occupées par l'équilibre de l'Univers qui ont toujours observé les Taals. Des êtres dont les noms se sont perdus dans l'oubli, mais dont la vigilance n'a jamais faibli.

  • Des dieux, c'est ça, intervint Liawen.
  • Oui, si on veut. Ils ont vu le péril s'abattre sur ce monde. Ils ont trouvé un moyen d'alerter une autre civilisation. Elle vivait près d'une étoile lointaine, une civilisation extraordinaire, bien plus avancée que la nôtre. Il était dit que cette civilisation était liée à notre planète d’une manière que nul ne comprenait vraiment. Conscients du danger imminent, ils n’ont pas hésité. Ils sont venus ici, prête à affronter l’ennemi.
  • Ils leur ont livré la guerre, s'enquit Stéphane.
  • Non, ils ne sont pas intervenus immédiatement. Ils ont observé les Taals. Ils les ont analysés. Puis, le moment venu, ils sont intervenus. Ils ont débuté une guerre sans merci, un combat titanesque. Aucun camp ne pouvait faiblir. Les jours se succédaient sans trêve. Les nuits n’étaient qu’éclats de flammes et hurlements d’acier. Les Taals, pourtant implacables, ont reculé. Ils ont été acculés par une puissance qui dépassait la leur.
  • Que s’est-il passé ensuite demanda Liawen qui était sous la fascination de cette histoire.
  • Après presque vingt ans d'une guerre acharnée, cette civilisation a forcé les Taals à abdiquer. L’issue ne faisait plus de doute : ils allaient perdre. Malheureusement, ces créatures démoniaques étaient pleines de ruse Avant de disparaître, elles ont laissé à la planète un dernier cadeau empoisonné. Plutôt que de céder dans la défaite, ils décidèrent d'utiliser des armes d'une puissance absolue. Une catastrophe délibérée. Ils voulaient anéantir la Terre, effacer la civilisation, tout simplement parce qu'ils avaient échoué dans leur entreprise d'asservir l'humanité. Un cataclysme allait plonger la planète dans une ère de chaos et de bouleversements climatiques sans précédent.
  • Un feu nucléaire. Stéphane parla assez fort pour que ses hôtes l'entendent. Ils ont atomisé la Terre.

Geilweis poursuivit :

  • La grande civilisation a évalué les chances de survie de la planète. Il se sont rendu compte que ce mal infligé avait, d'une certaine manière, ouvert la porte à une bien. Une chance à l'humanité de se reconstruire. La Terre allait se rétablir lentement. Ils ont décidé d'apprendre aux survivants à vivre mieux, à gérer la planète pour en tirer le meilleur. Après tout, ils n’étaient pas venus pour détruire, mais pour guider, du moins jusqu'à leur départ. La planète fut rebaptisée Aetheris. Dans leur langue, cela signifiait "Celle qui respire".
  • Mais cette civilisation... Où est-elle maintenant ? demanda Stéphane.
  • Ils sont partis. Ils ont laissé l'humanité à son propre sort, son propre libre-arbitre. Et puis, dix ans après leur départ, les Taals sont revenus. Mais cette fois, ils avaient un nouvel atout : Ils ont utilisé Des Portes. Des portes qui reliaient des Mondes. Grâce aux clés, ces pierres mystérieuses, ils ont pu voyager. Ils sont revenu sur Aetheris. C’est à ce moment-là que Mirok est entré dans l’histoire. Il vivait paisiblement avec sa fille, Eugénie. Elle était une enfant vive et intelligente. Mais il portait en lui une blessure profonde : la mort de son épouse, tuée pendant la guerre. Les Taals ont su exploiter cette douleur. Ils lui ont murmuré des promesses, lui ont fait miroiter un avenir où il pourrait tout recommencer, où la douleur n’existerait plus. Aveuglé par son chagrin, il les a crus.

Geilweis marqua une pause. Il se racla la gorge avant de reprendre sa narration :

— Eugénie, elle, n’a pas été dupe. Certains raconte qu'elle faisait des rêves dans lesquels lui apparaissait une femme, qui lui a permis de découvrir la vérité. Les Taals comptaient utiliser les Portes des Mondes pour s’emparer de ce qu’ils avaient jadis convoité. Elle aurait alors tenté d'alerter son père, mais ils ne montrèrent aucune pitié. Ils l’ont tuée. Pire encore, ils auraient volé son âme. Pauvre petite. Condamnée à errer sans jamais pouvoir reposer en paix.

— Et son père ? interrogea Liawen.

— Mirok, brisé par le poids de sa trahison, s’est enfui. Mais le mal était fait. Les Taals ont possession des Portes. En contrôlant les Portes, ils contrôlaient l'accès à notre planète.

Geilweis se tut, laissant les mots flotter dans l’air, comme une lourde poussière en suspension.

Stéphane hocha la tête :

— Mirok... Tu disais que les Taals ne pouvaient pas agir directement dans ce monde sans l’aide d’un intermédiaire ?

— Oui... Cette maison, ta maison, était un point de connexion. C’est ici qu’ils sont entrés dans notre monde. En le faisant, Mirok en a payé le prix : l'âme de sa fille.

— Mais je ne comprends pas, s'étonna Stéphane. Quel est le lien avec moi ?

— C'est en partie ce que nous allons nous efforcer à comprendre, répondit le géant.

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