13. Velkhan
Ils avaient quitter le château à l’aube, laissant derrière eux Elena, le Général et Mirok, avec pour seul bagage le strict nécessaire. La route serait longue, semée d’embûches, mais chaque journée passée les rapprocherait de leur destination.
Les premiers jours, ils traversèrent les terres gelées du Massif Central. Ils progressaient sous une neige lourde qui ralentissait leur avancée. Les villages qu’ils croisaient étaient rares, et la méfiance des habitants les obligeait souvent à contourner les lieux plutôt que de s’y arrêter. La plupart du temps, ils traversaient de sombres forêts.
La neige couvrait le sol d’un manteau silencieux. Chaque bruissement, chaque souffle du vent était une invitation à continuer, à franchir cette frontière entre le connu et l’inconnu, vers un avenir incertain qui se dessinait sous leurs pas. L’air glacial mordait leur peau et transformant la respiration de chacun en volutes éphémères.
La petite troupe avançait péniblement. L’hiver semblait vouloir les engloutir, mais ils étaient déterminés.
Leur progression les enfonçait un peu plus dans la forêt, où flottait une aura ancienne, presque sacrée. Les arbres noueux formaient une cathédrale silencieuse. Les sentier s’étiraient sans fin sous leurs pieds. Au-dessus d’eux, un soleil pâle peinait à transpercer le voile d’acier du ciel. La lumière, filtrée à travers les feuillages, dansait sur le sol, tantôt douce et dorée, sinon obscure et inquiétante.
La forêt elle-même hésitait entre l’ombre et la clarté.
Velkhan marchait en tête. Stéphane, emmitouflé dans son anorak, sentait la morsure du froid jusqu’à la moelle. Pourtant, ce n’était pas la température qui lui serrait le ventre d’inquiétude. Il scrutait chaque mouvement dans l’ombre des arbres. Il savait que cette forêt, en apparence paisible, dissimulait peut-être bien des dangers.
Derrière lui, Teryn se mouvait avec une aisance naturelle, en harmonie avec cet environnement. Il s’accroupit soudain, pointant du doigt une empreinte dans la neige :
- Regardez ça, dit-il avec un sourire. Un cerf, ou peut-être un renard... non, attendez, peut-être un sanglier. Si ça avait été un cerf, les contours auraient été plus nets. Il l'effaça l'empreinte sur le sol avec la main :
- Ah, les mystères de la forêt ! ajouta-t-il en riant.
Puis, il se redressa, amusé, tandis que Velkhan s’était déjà éloigné. L’hybride avançait avec fluidité. Son corps fendait l’espace entre les arbres avec une aisance instinctive et ses larges pattes s’enfonçaient dans la poudreuse. Son pelage sombre tranchait avec l’immensité blanche qui les entourait? Ses yeux ambrés scrutaient les environs avec une vigilance constante.
Pourtant, malgré son agilité, elle ne paraissait pas sereine. Elle s’arrêtait fréquemment, humait l’air, scrutait les ombres, tendue comme un arc prêt à se rompre. Cette forêt lui était étrangère. Quelque chose dans l’atmosphère la dérangeait.
Elle s’immobilisa, ferma les yeux un instant. Elle s’imprégnait des lieux. Le silence autour d'elle semblait s’épaissir, vibrant d’une présence qu’elle ne pouvait pas encore comprendre.
Puis, avec un léger grognement, elle rouvrit les yeux et reprit sa marche. Ses muscles étaient bandés sous sa fourrure sombre, ses oreilles dressées, en alerte.
- Qui a t-il le Chat-Loup ? Tu sembles plus nerveuse que d’habitude, remarqua Teryn, un sourire malicieux aux lèvres.
En guise de réponse, Velkhan émit un grognement rauque, et resta concentrée, comme si elle sentait un danger invisible. Imperceptiblement, elle disparut comme avalée par la forêt. Une tension sourde s’infiltra dans l’air, un avertissement muet. Le groupe s'arrêta. Ils entendirent un sifflement strident qui fendit l’air. Un bruit sourd qui déchira le silence, suivi d’un grognement étouffé.
Liawen se figea, tous ses sens en alerte :
- Velkhan ! s’écria-t-elle soudain. La peur transparaissait dans sa voix.
Sans hésiter, tous se précipitèrent vers l’origine du bruit. Ils débouchèrent dans une petite clairière baignée d’une lueur étrange.
Velkhan était suspendue dans un filet métallique qui flottait dans les airs. Ses pattes étaient entravées par des câbles serrés. Plus elle se débattait, plus le piège se resserrait, émettant des éclairs bleutés le long de ses mailles. Au sol, un mécanisme pulsait. Il projetait une faible lumière qui crépitait autour de la nylaris, l’immobilisant à chaque tentative de mouvement.
Liawen sauta de son cheval et courut vers elle. Stéphane la rejoignit aussitôt et s'agenouilla devant la Nylaris. Elle agrippa son bras :
- C’est un piège des Taals, murmura-t-elle. Elle est perdue. Ce dispositif est conçu pour neutraliser, voire tuer, toute créature qui tente de se débattre trop longtemps. C'est fichue pour elle.
Les yeux de Stéphane se posèrent sur le mécanisme. Les câbles vibraient à un rythme régulier et un boîtier métallique, couvert de symboles étranges, en était le cœur. Il plissa les yeux. Ce n’était pas qu’un simple piège, c’était un système. Une technologie avancée, obéissant à une logique précise.
- Laisse-moi regarder, dit-il calmement. Il se dégagea de la main de Liawen.
- Stéphane, c’est trop dangereux ! intervint Geilweis. On ne peut rien faire.
- Tu penses que tu peux la sauver ? s'enquit la jeune femme.
Mais il ne les écoutait déjà plus. Il avait déjà analyser chaque détail du mécanisme. Son esprit d’ingénieur s’était activé devant l’urgence. Les gravures sur le boîtier lui étaient inconnues mais certains composants lui semblaient familiers.
Connecteurs, circuits, alimentations secondaires, pensa-t-il. Puis il murmura pour lui-même :
- Ça fonctionne comme un circuit fermé. Si je coupe l’alimentation principale, le fil devrait se désactiver. Mais il y a un relais, un leurre conçu pour piéger quiconque tenterait de l’arrêter. Malin.
Un sourire fugace passa sur son visage. Liawen s’approcha. Elle suivit ses gestes rapides et précis. L’espoir renaissait dans son regard.
- Comment... Comment tu sais tout ça
- J’étais ingénieur avant, répondit Stéphane, les yeux rivés sur le mécanisme. Et même si je ne connais pas cette technologie, les principes restent les mêmes.
Il sortit son couteau de poche et adressa un sourire en coin à Liawen.
- Je savais que j’en aurais besoin.
Il chercha un point d’accès puis, du bout des doigts, il trouva une minuscule ouverture. Avec précaution, il y inséra la lame. Une décharge d’énergie jaillit soudain, crépitante. Il la retira juste à temps.
- Bien sûr, ils ont pensé à ça, murmura-t-il, un sourire crispé aux lèvres.
Ses yeux parcoururent une nouvelle fois le boîtier. Il repéra alors un faisceau de câbles, dissimulé sous une plaque amovible. Il l’ouvrit avec précaution pour en analyser rapidement les connexions.
- Un circuit fermé, mais avec un leurre, nota-t-il à voix basse. Si je coupe le mauvais fil, le piège risque de se verrouiller définitivement.
Velkhan paraissait comprendre ce que Stéphane tentait de faire. Elle restait immobilisée, étrangement calme malgré la situation. Il inspira profondément, puis trancha un premier câble. Le filet vibra faiblement. Un deuxième. La lumière pulsante ralentit
- Encore un... souffla-t-il.
Ses doigts effleurèrent le câble principal. Puis il coupa le dernier fil. Un instant de silence. Le mécanisme s’arrêta net. Le filet tomba dans un bruissement métallique, libérant Velkhan.
Elle roula sur le côté, secouée mais indemne. Le vent siffla dans la clairière, tandis que la neige recommençait à tomber en flocons silencieux. Stéphane posa une main sur le doux pelage de Velkhan. Il s'assura qu’elle allait bien. Liawen, elle, resta figée. Elle fixait l’homme qui venait de défier une technologie qu’elle considérait infaillible.
- C’est bon, annonça Stéphane en se relevant. Il essuya la sueur sur son front. Un sourire illumina son visage quand il s'adressa à la nylaris :
- Tu es libre, mais ne recommence plus, hein !
L'animal se redressa difficilement. Ses membres étaient engourdis par la pression exercée par le filet. Puis, elle posa son regard ambré sur lui. Lentement, elle s’approcha, et dans un geste empreint de gratitude, elle frotta sa tête contre son épaule. Stéphane resta interdit, submergé par cette marque de reconnaissance.
Teryn s’était rapproché. Il oscillait entre admiration et incrédulité.
- Tu... Tu as désactivé un piège des Taals... balbutia-t-il. Mais... Comment ?
- Ce n’est qu’un système, répondit Stéphane avec un sourire fatigué. Et tout système a une faille.
Ses compagnons l’observèrent en silence, jusqu’à ce que Liawen brise l’instant. Elle posa doucement une main sur son bras :
- Ce que tu as fait, Velkhan ne l’oubliera jamais. Et moi non plus.
Puis, dans un élan incontrôlé, elle le serra contre elle. Son geste chassa l’air glacial de la clairière. Stéphane, d’abord surpris, sentit le regard amusé de Geilweis. Il finit par répondre timidement à l’étreinte.
Sous la lueur de la lune, au cœur de cette clairière hantée par l’ombre des Taals, quelque chose changea entre eux. Une connexion, indéniable et nouvelle, venait de naître.
- On ne doit pas traîner ici, dit Geilweis d’une voix sombre. D’autres pièges nous attendent sûrement.
Stéphane hocha la tête et jeta un regard pensif à la Nylaris :
"Si Velkhan elle-même peut se faire surprendre, la route s’annonce plus périlleuse que prévu."
Ils reprirent lentement leur route. Liawen s'approcha de lui et rompit le silence :
- C’est une enfant des ombres.
Son esprit dériva vers un souvenir lointain. Le passé refit surface.
La nuit était tombée sur les ruines d’un ancien bastion, vestige d’une guerre oubliée. Le vent s’engouffrait dans les failles des pierres noircies. Il chuchotait des récits de cendres et de métal froid. Les Taals avaient souvent été repoussés de certaines zones, mais ils laissaient toujours derrière eux des pièges... et des choses bien pires encore.
Liawen était partie chasser. Même si elle connaissait bien le coin, elle progressait prudemment. Son arc à la main, attentive aux moindres bruits. Lorsqu'un gémissement ténu la stoppa net. Un son fragile, presque englouti par le murmure du vent. Elle plissa les yeux et scruta l’obscurité.
Entre deux blocs de pierre effondrés, une ombre tremblait. Liawen s’accroupit lentement. Elle posa une main sur le sol pour stabiliser sa respiration.
Ce qu’elle vit lui coupa le souffle :
Une créature était recroquevillée, de la taille d’un chiot. Sa fourrure était noire, constellée de reflets argentés. Ses oreilles triangulaires frémissaient. Sa queue touffue battait faiblement le sol. Mais c’étaient ses yeux qui frappèrent Liawen au cœur : deux prunelles d’or pur, empreintes d’une peur farouche et d’un étrange défi.
- Une Nylaris... avait-elle murmuré.
Les Taals les avaient créés. De véritables armes vivantes. Des hybrides de félins et de loups, façonnés pour la traque et le combat.
- Tu ne devrais pas exister, lui avait-elle lancé, impitoyable.
Lentement, elle avait levé son arc, puis visé l’animal. Mais une tension inexplicable noua son ventre. Elle aurait dû le tuer ou le laisser mourir. Laisser cette créature à son sort. C’était ce que la raison exigeait, mais celui-ci...
Celui-ci n'était qu'un bébé, abandonné, trop jeune pour être une menace.
Elle avait baissé son bras, redressé son buste et s'était accroupi devant le Nylaris. Elle lui avait tendu la main. Lentement, le petit animal avait reculé, un grondement hésitant au fond de la gorge. Mais lorsque Liawen murmura doucement, sans un geste brusque, l’animal avait cessé de trembler. Ses oreilles s'étaient dressées et sa respiration s’apaisa.
La jeune femme qui avait retiré son gant, laissa sa peau nue effleurer le museau humide de la créature. Le contact fut comme une décharge. Un lien invisible venait de se tisser, irrévocable.
- Viens, petite chose, avait-elle murmuré.
La Nylaris hésita avant de se glisser contre elle, cherchant sa chaleur. Liawen l'avait soulevée délicatement et serrée contre son cœur.
Cette nuit-là, sous un ciel parsemé d’étoiles, Velkhan trouva un nom et un foyer.
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