Chap 1 La Tour Jupiter (1/2)
Le quai était bondé. Lundi était jour de grande affluence, mais un lundi de retour de vacances battait tous les records. Sonia errait au milieu d'une masse compacte d'étrangers sur lesquels son regard fatigué ne pouvait se fixer, autant de navetteurs programmés à réitérer les mêmes gestes, tous les jours, reformulant les mêmes phrases, sur le même parcours, à l'instar de ces villageois dans les jeux vidéo de son enfance, un ballet de mannequins dans un simulacre de réalité. Cette sensation n'était pas nouvelle ; toute petite déjà, elle avait eu du mal à admettre que les autres enfants avaient une vie réelle, une existence en dehors de la sienne, qu'ils ne faisaient pas simplement partie du décor et disparaissaient dès qu'elle leur tournait le dos ; pire, qu'ils avaient la même capacité qu'elle à penser et décider par eux-mêmes ! A cette époque, son frère l'avait aidée à recadrer les choses, il lui avait expliqué - à coup de baffes - qu'à la maison, c'était lui qui pensait et c'était lui qui décidait... Quand on a un certain âge, deux ans d'écart, ça parait mille ans... Plus tard, à l'adolescence, en mal de soi, elle avait recherché le regard des autres, elle avait cherché à savoir, non plus s'ils existaient pour elle, mais si elle existait pour eux. Aujourd'hui, à trente-six ans, elle n'était pas encore certaine d'avoir trouvé réponse à cette question.
Soudain, ce fut l'effervescence, la locomotive apparut dans le virage. Avant même que le train ne s'arrête, elle avait reculé d'un bon mètre sous la pression populaire. Résignée, elle s'assit sur un banc laissé libre tandis que les plus acharnés gagnaient leur ticket d'entrée dans un train déjà comble. Nul en ce monde ne pouvait se soustraire à la loi universelle de la force musculaire. Elle patienta, égrenant les minutes le long des entrelacs en ferronnerie de la marquise du quai. Cette nuit, elle avait encore rêvé qu'elle était traquée. Elle reproduisait un même schéma de cauchemars depuis des semaines, peut-être des mois. Ça ne finissait jamais bien, mais elle se réveillait toujours avant que ça ne finisse mal.
Au moment où l'omnibus suivant entra en gare, elle sut qu'elle serait en retard. Elle s'installa au bout d'une banquette, l'œil fixé sur l'horloge. Pourquoi diable Alain avait-il mis une réunion staff à 8h30, un lundi de retour de vacances ? Voulait-il imposer son autorité ? Affirmer sa virilité ? Ou annoncer une mauvaise nouvelle ? Il y en avait eu tant depuis le rachat de leur société par KES.
Le train lui paraissait beaucoup plus lent que d'habitude aujourd'hui. Dans un ciel chargé, une tache lumineuse sporadique trahissait la position du soleil derrière les nuages. Bientôt l'imposante silhouette de la tour Jupiter apparut au loin tel un étendard à la gloire des multinationales dominant le monde. Combien de milliers de personnes, comme elle, se dirigeaient chaque jour vers cette tour ? Les plus grosses sociétés du globe se battaient pour y avoir leur siège et KES en occupait pas moins de quatre étages. Un mois après y avoir emménagé, elle s'y sentait encore aussi à l'aise qu'une fourmi tombée par erreur dans une termitière géante. Du haut de ses cent-vingt étages, la reine du quartier des affaires impressionnait, elle aspirait tous les regards, dominait le paysage, une lance de pierre et de verre fendant l'atmosphère, un fier style dressé au-dessus des hommes, découpant la lumière du ciel pour indiquer de son ombre l'heure du capitalisme sur le cadran solaire de l'économie moderne.
Lorsque les portes du wagon s'ouvrirent, elle se laissa porter par la cohue jusqu'en bas des marches et, une fois dans la rue, accéléra le pas, son sac serré contre son flanc, tandis que derrière elle, le train à vide reprenait sa course à la recherche du temps perdu. Au-dessus d'elle, un rayon de lumière oblique avait percé les nuages et illuminait le sommet de la tour. Elle parcourut d'une foulée nerveuse la distance qui la séparait de l'entrée, au milieu de la flotte de navetteurs qui convergeaient comme une armada vers l'immense phare éclairant la ville.
Elle pénétra l'édifice par la porte Nord, salua la réceptionniste (Isabelle ou Emilie, elle ne se rappelait plus) et se rangea dans la file du portail de sécurité. En attendant son tour, elle joua avec son badge d'accès en le faisant naviguer avec fébrilité entre ses doigts. La photo sur la carte, prise au premier jour, affichait le buste d'une femme, à l'expression incrédule, affublée d'un gros pull rouge et au sourire en forme de grimace. Voilà bien un badge qui allait lui fermer toutes les portes d'accès à la gent masculine de cet immeuble...
Dans l'ascenseur, elle réfléchit à ce qu'elle allait inventer pour justifier son retard ? Un "imprévu" ? Elle pouvait ignorer la question : « Bonjour à tous, je m'excuse pour le retard, où en étions-nous ? ». Si seulement elle était capable de ce genre de prouesses rhétoriques...
Quelqu'un annonça le seizième étage ; elle sursaut et sortit gênée, sans dire un mot. Sur le mur était placardée la charte de la société ; cette dernière proclamait en lettres capitales les valeurs fondamentales du groupe et les comportements que chaque employé se devait d'adopter et de promouvoir. Dès le début, on leur avait rabâché l'importance de cette charte car les évaluations annuelles se faisaient en regard de ces valeurs et de ces comportements, une sorte de pot-pourri des termes à la mode dans les cercles corporatistes : changement, respect, esprit d'équipe, communication, diversité, excellence, etc. Bon, au moins, ponctualité n'en fait pas partie... Elle passa son badge devant le lecteur d'étage et ouvrit la porte.
Alain, Lucie et Eddy étaient attroupés autour de la machine à café en compagnie d'un anglais dont elle avait oublié le nom. Ils discutaient, café dans une main, croissant dans l'autre, et arboraient des visages souriants. « Bonjour Sonia, l'accueillit Alain. Je vous ai apporté quelques croissants pour mon anniversaire ! ». A côté de l'évier reposait un panier avec quatre croissants (au moins, elle n'était pas la dernière...). « Des... croissants ? » bredouilla-t-elle. Elle s'était fait une montagne d'un... croissant ? Tout de même assez inattendu de la part d'Alain... Quel âge avait-il d'ailleurs ? Elle lui donnait dans les quarante ans. Il n'avait pas encore de cheveux gris.
« Quelle bonne idée ! répondit-elle. Bon anniversaire alors !
- Sers-toi, Sonia ! Nous étions juste en train de nous raconter nos vacances ! John nous disait qu'il avait passé une semaine à Zermatt, en Suisse. Il a eu de la chance, le temps a été magnifique et il y avait encore beaucoup de neige ! »
John (dont elle tâcherait de se rappeler le nom la prochaine fois) avait tout de l'anglais classique : éduqué, enthousiaste et au vocabulaire stylé. Il avait un poste de niveau européen et elle le soupçonnait d'avoir un salaire à la hauteur des altitudes où il skiait. Lui par contre n'avait plus que des cheveux gris sur la tête. Vu qu'elle-même avait travaillé les deux dernières semaines, s'il y avait bien une chose dont elle se serait volontiers passée, c'étaient les comptes-rendus de vacances de ses collègues. Mais prisonnière des conventions sociales, elle resta gentiment à les écouter en mordant dans son croissant. Eddy était (comme toujours) parti à la mer en famille, bien que cette fois il ait écourté son séjour à cause du mauvais temps, Lucie raconta son mini-trip en amoureux à Londres et Alain ses visites de villages pittoresques en Italie.
Éric et Béatrice débarquèrent quelques minutes plus tard. « Bonjour tout le monde ! » s'écria Éric avec son emphase naturelle. Il était tout sourire. « Oh, des croissants ! » Aucune nourriture n'échappait au sonar de son estomac... Très vite, il raconta, la bouche pleine, les détails de son périple en Bourgogne. Parti sur la route des vins avec sa femme et des amis - mais sans ses trois adolescentes -, il en était revenu avec quelques bouteilles dans le coffre et trois kilos dans le ventre, et à le voir tapoter son estomac avec satisfaction, il en était même assez fier. Mais Éric était assez fier de tout ce qu'il faisait. Son allure ne changeait pas, il était le prototype de l'homme qui prenait du poids uniquement au niveau de l'abdomen, l'affublant d'une silhouette grossière de calebasse. Eddy et Eric, côte à côte, c'était un peu Laurel et Hardie. Il avait fait, contre mauvais temps, bonne calorie et noyé la grisaille du ciel dans le vin.
Pour Béatrice, le retour était moins jovial ; en proie à des difficultés financières dont elle ne s'était jamais cachée, elle était restée à la maison avec un fils en pleine crise d'adolescence. Béatrice devait faire partie de cette rare tranche de la population qui, bien que n'aimant pas son travail, préférait encore être au bureau qu'à la maison.
Alain débuta la réunion à 9h05. Il comptait projeter une présentation sur grand écran, mais son ordinateur crasha au démarrage. « Apparemment, tout le monde n'est pas revenu de vacances ! » dit-il en plaisantant. Pendant qu'il relançait la machine, il briefa l'équipe sur le thème du jour : « Voilà, les US nous ont annoncé le lancement d'un projet de transformation de notre système de gestion : le projet Egret ». Les US était un terme qui revenait souvent dans les conversations depuis le rachat. Eric, fort de son expérience passée dans une société américaine, leur avait expliqué que le terme US désignait l'origine de toute décision imposée dont on ignorait les tenants et aboutissants, un terme cache-misère regroupant en général des groupuscules terroristes aussi vagues que Senior Leadership, Global Corporate Team, Strategic Project Counsel, parmi bien d'autres, mais d'après lui, les mots étaient interchangeables. Alain expliqua que le groupe lançait un vaste projet d'intégration opérationnelle. En gros, il fallait revoir tous les processus, rationnaliser, optimiser, se calquer sur le modèle ultime que les américains appelaient le One Model et au final, passer sur un nouveau système informatique. Tous échangèrent des regards dubitatifs. Sauf Béatrice qui n'écoutait pas. « On passe sur Oracle, précisa-t-il.
— C'est pas de bonne augure » rétorqua Éric.
Personne, semblait-il, ne comprit le jeu de mots à part Sonia, mais elle fit comme si elle n'avait pas compris. Alain souligna l'ampleur du challenge, la nécessité que tout le monde y mette du sien. « Mais pas de panique, nous ne serons pas seuls ! Une équipe projet viendra directement des Etats-Unis pour nous guider et nous épauler. »
« Manquait plus que ça... » marmonna Éric dans sa mâchoire. Entretemps, Alain avait lancé ses slides et présentait le planning. Sonia avait l'esprit trop embrumé pour suivre ses explications. Il termina sa présentation avec un long dithyrambe sur le défi, l'esprit d'équipe, l'aventure, l'expérience, l'excellence ! On crut entendre en deux minutes toute la liste des valeurs et comportements de la charte de la société. L'enthousiasme d'Alain lui donna un peu de baume au cœur ; il suffisait de se serrer les coudes et tout irait bien, il y avait tant à apprendre d'une telle expérience ! Enfin, il clôtura son discours par le traditionnel « Est-ce qu'il y a des questions ? ». Eddy se racla la gorge et se hasarda : « Dans "projet Egret", le mot Egret, ça veut dire quelque chose ? ». Alain sourcilla. « Bonne question... Je crois... Je crois que c'est le nom d'un oiseau.
— Alors, c'est surement un oiseau migrateur » conclut Eric.
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