Chap 1-2 L'horoscope ne ment jamais
Le soir venu, de retour à son appartement, elle s'affala sur le canapé. « Egret... » souffla-t-elle. Elle soupçonnait Alain d'être au courant de ce projet depuis longtemps. Pourquoi n'en avait-il pas parlé avant ? Elle balançait entre la prévenance de qui ne veut pas gâcher les vacances de son équipe et la mesquinerie de qui ne veut pas gâcher les siennes.
De son ancien manager, Mark, elle savait tout, son âge, ses hobbies, elle connaissait sa femme, ses enfants. Alain restait une énigme, ses pensées, opaques. Il avait repris la barre du département après le départ de Mark en octobre. Était-ce pour lui une promotion, un projet ou une mise à l'épreuve ? Elle n'en savait rien. Au début, elle avait cru qu'un responsable issu du moule KES faciliterait leur intégration, qu'il leur fournirait un accès direct au mode d'emploi de la multinationale américaine, cette oasis de cultures, dotée d'une identité propre et d'une langue vernaculaire faite d'acronymes et de conventions linguistiques. Très vite pourtant, elle avait senti une distance entre lui et leur groupe de déportés : il y avait dans sa façon de parler quelque chose de strictement professionnel, un peu comme s'il voulait souligner que son rôle se limitait à mesurer leur efficacité au travail. Mark avait toujours été là pour elle. Alain n'avait comme point d'orgue que la performance. D'ailleurs, contrairement à son prédécesseur, il ne s'asseyait pas avec eux, il s'enfermait la plupart du temps dans un des cubes vitrés mis à disposition des employés pour les coups de fil confidentiels ou les réunions.
Beaucoup de choses s'étaient passées depuis de l'annonce du rachat d'Exanor en juillet dernier par ce géant américain alors inconnu. Bizarrement, elle en gardait un souvenir assez vague. Peut-être à cette époque ne s'imaginait-elle pas encore les conséquences ? Peut-être avait-elle déjà la tête en vacances... Il y avait eu les cérémonies, les discours emphatiques, les promesses de projets formidables, les belles perspectives de carrière. A l'américaine, lui soufflerait-on plus tard. Elle-même n'avait pas décodé les signes indiens ; d'autres moins crédules n'avaient pas mordu à l'hameçon. Sandra et Mark, les premiers, avaient quitté Exanor avant l'arraisonnement définitif par ce destroyer de la Navy. Sur le vaisseau américain, elle et ses compagnons d'infortune avaient souffert le mal de mer, ballotés comme de vulgaires mousses embarqués à la conquête d'un Nouveau Monde. Bien qu'affublé d'un nom de planète lointaine, Exanor lui avait offert une dérive de stabilité dans son existence solitaire. Elle parlait d'Exanor comme on parlait de sa famille, ses amis ou sa maison. Pourrait-elle un jour en dire autant de son nouvel employeur, le colosse KES ? Cette multinationale de grande envergure, cet acteur majeur de la robotique et de nombreux autres domaines et dont « les produits de domotiques d'Exanor compléteront à merveille le portefeuille stratégique » ? Du moins lisait-on sur le prospectus de bienvenue...
Après qu'on ait hissé le grand pavois, proclamé les grands voyages et les grandes découvertes, vint le temps des annonces plus discrètes, les plans d'intégration, les réorganisations, le temps de l'assimilation. Combien de collègues d'autres départements n'avaient pas disparu du jour au lendemain de la liste de contacts ? Pour elle et ses camarades, point de marronnage ou supplice de la planche, mais un ardu cabotage à travers les récifs escarpés d'une organisation à l'américaine et le risque de se briser à chaque instant contre la barrière corallienne des nouvelles tâches urgentes, des nouveaux rapports urgents, des nouvelles règles strictes toutes plus essentielles les unes que les autres, des formations assommantes en éthique, en protection des données, en protection de l'image de la société, en protection des minorités raciales, sexuelles, culturelles, religieuses... Et nous dans tout ça ? De citoyens libres, les immigrés exanoriens s'étaient vu réduits à un peuple conquis condamné aux travaux forcés. Elle et ses compatriotes étaient confrontés à la multiplication des interlocuteurs pour obtenir une simple information, une simple approbation, à cette mentalité du Just-Do-It et du Do-It-Yourself. Alors forcément, ils se méfiaient ; quand ils parlaient de KES, ils ne disaient plus nous, mais eux.
Sandra et Mark avaient peut-être bien fait de mettre les voiles. Que resterait-il d'Exanor, de tout ce qu'ils avaient semé ses dix dernières années après que la moissonneuse batteuse de KES leur serait passée dessus ? En six mois, les logos de leur société avaient disparu des entêtes de documents, bientôt des boites de produits, et Egret sonnerait le glas du système informatique qu'elle utilisait depuis dix ans, qu'elle avait combattu, apprivoisé et maitrisait aujourd'hui sur le bout des doigts. Bientôt, il ne subsisterait plus aucune trace tangible de l'existence d'Exanor.
Elle tapa le mot Egret dans le moteur de recherche de son téléphone. Il s'agissait bien d'un oiseau, traduction anglaise de « aigrette », terme générique regroupant des oiseaux de taille moyenne à très grande, pourvus de longues pattes, d'un long bec et d'un long cou replié en S au repos et en vol, et qui se tendait lorsque l'oiseau était en alerte ou capturait une proie ; son bec avait la forme d'un... poignard. Tout un programme..., murmura-t-elle.
Son frère aurait surement trouvé tout ça amusant. Il adorait quand ça partait dans tous les sens. Pouvait-on rêver enfants plus complémentaires ? Il aimait le changement, elle aimait la stabilité, il aimantait les plus jolies filles, elle avait le sex-appeal d'un chou de Bruxelles, il aimait l'aventure, elle, les séries télé, il aimait la compagnie des gens, elle, de son canapé, il était en couple, elle...
Elle soupira.
Et si jamais demain un homme venait frapper à sa porte avec un bouquet de fleur ? Aucune chance... De nos jours, les hommes ne venaient pas avec des fleurs. Sauf les très vieux hommes. Alors oui, un vieillard pourrait bien s'intéresser à une fille de son âge. Elle n'était pas très jolie, mais les vieux hommes ne sont pas très difficiles non plus. Jamais elle ne côtoierait ni ne coucherait avec un homme deux fois plus vieux qu'elle, à la rigueur de dix ans son ainé. Allez, vingt ans à la rigueur. Trente ans...? Non, quand même pas trente ans... Elle pourrait faire comme Jessica, se trouver un homme divorcé avec des enfants déjà grands, ils n'exigent pas de progénitures supplémentaires et, parait-il, ils sont conciliants. Elle aurait d'ailleurs peut-être l'occasion d'en discuter très bientôt. Elle avait reçu la veille une proposition de soirée entre copines à laquelle elle n'avait pas encore répondu.
Elle s'empara du courrier qui reposait sur la table basse. « Electrorepair, réparer vos téléviseurs anciens ou neuf et tous vos électroménagers défectueux » ; « SOS plombier, tout type de réparation, intervention rapide, devis gratuit ». Elle se mordilla la lèvre inférieure. Elle n'allait quand même pas casser sa télévision ou saboter son radiateur pour attirer chez elle un homme habile de ses mains ? Elle ouvrit le journal gratuit, compulsa en diagonal la rubrique « Bons plans de la semaine » et sauta à la page de l'horoscope. Elle ne croyait pas à l'astrologie, mais elle aimait lire les prévisions zodiacales. Elle s'arrêta sur son signe. « Poisson. Vous croiserez des gens qui vous séduiront ». Intéressant. Il faudra que je sois attentive. Qui sait dans le train ou dans l'ascenseur du Jupiter ? « Vous irez un peu à la pêche, mais ne vous formalisez pas si on ne mord pas à l'hameçon ». Elle relut la phrase. Elle était censée être le poisson ou le pêcheur dans cette histoire ? Pas étonnant que le journal soit gratuit, ils auraient tout aussi bien pu écrire : si vous creusez, vous tomberez sur un os. Mais bon, elle était poisson, pas berger allemand. Les indicateurs de performance - mesurés sur une échelle de cinq étoiles - n'étaient guère emballants :
Santé : deux étoiles. Forcément, avec les cauchemars qu'elle faisait la nuit, il y avait de quoi questionner sa santé mentale...
Argent : trois étoiles. Disons qu'elle ne dépensait pas grand chose. Elle gagnait un salaire de femme timide et réservée, mais elle avait un job et de quoi manger. Avec ça, elle n'était pas prête de passer à quatre étoiles.
Amour : trois étoiles. Voilà qui était optimiste pour une femme qui, sauf à se transformer en limace dans un champ de salade, allait faire chou blanc encore une semaine.
Travail : deux étoiles. Alors, oui, elle avait un job, mais ses fesses étaient à présent posées sur un strapontin professionnel au nom d'oiseau. "La question n'est pas de savoir si on va nous virer, mais quand"... oui, deux étoiles, mais alors deux étoiles filantes...
Peut-être était-il temps de se remettre sur le marché de l'emploi ? Elle sentit son cœur battre. Dix ans. Elle n'avait plus cherché du travail depuis dix ans. Dix ans... Pas deux, mais dix...
Conclusion, l'horoscope ne ment jamais.
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