Chap 2-1 Je t'aime mais... (1/2)

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  La petite hotte de la cuisinière s'époumonait à ventiler les odeurs de cabillaud qui crépitait dans la poêle. L'appartement empesterait le relent de poisson pendant un bon moment. Qui sait de quoi envoyer un avertissement aux hommes-poissons avant leur prochaine escapade nocturne. Elle versa le filet dans une assiette et se servit un verre de vin blanc. Autremonde... songea-t-elle. Sven avait l'air d'un homme normal, équilibré - autant qu'un geek puisse l'être bien entendu -, il était assez beau garçon, certes aux goûts vestimentaires discutables, mais non dénué de charme. Pourquoi passait-il autant de temps dans un monde imaginaire à faire des choses imaginaires ? Souffrait-il d'être en société ? Il ne donnait pas l'impression d'être timide. Pourquoi vivre caché derrière un avatar ? Et pourquoi lui acheter des vêtements chics alors qu'il n'était pas fichu de s'en acheter pour lui-même ! Et comment affirmer avoir des amis sans les avoir jamais vus ?

  Evidemment, il avait le droit d'aimer les jeux vidéo, Adam y avait joué durant des années et qui sait s'il n'y jouait pas encore. A une époque, elle s'était laissé embarquer dans ses aventures numériques. Mais de là à y passer sa vie d'adulte ? Elle n'oublierait jamais ce jeu où il fallait massacrer des zombies ; enfant, elle en avait fait des cauchemars. Fut une époque où elle suivait son frère même sur les terrains de football. Quel âge avait-elle ? Quelque chose entre six et dix ans ? Elle avait raccroché les baskets et les manettes depuis bien longtemps. Quoique... A y réfléchir, elle passait tout de même l'essentiel de ses journées à naviguer dans des plateformes informatiques. Certes, récolter des commandes clients était moins sexy que des pièces d'or, mais au moins la payait-on aujourd'hui pour faire joujou avec sa console professionnelle.

  D'un autre côté, elle se voyait bien baguenauder dans un monde virtuel pour y dénicher la perle de sa garde-robe. Elle s'imagina rendre visite à ses parents vêtue d'un élégant tailleur brun acheté par le truchement de son double virtuel. « Oui, je sais, maman, il est magnifique, n'est-ce pas ? Je fais plus... ? Jeune ? Non, tu exagères ! Où je l'ai trouvé ? Oh, c'est une boutique tendance. Par contre, pour y aller, il faut se téléporter. »

« Adam, les filles, ça ne joue pas aux jeux vidéo ! Laisse ta sœur tranquille ! » La voix de sa mère. Il y a longtemps déjà. « Mais maman, on joue, c'est tout, répondait l'écho lointain de son frère. Et je l'ai pas obligée ! ». Un jeu sur la console. « Oui, je sais Adam, ce n'est jamais toi, rétorquait la voix irritée. Bientôt, tu me diras que c'est ta petite sœur qui t'oblige à jouer à ces jeux violents et abrutissants ! Et puis d'ailleurs vous avez assez joué comme ça pour aujourd'hui !

Mais maman ! On fait rien de mal. Argh, et toi, dis quelque chose ! C'est toujours moi qui me fait engueuler ! ».

  Des échos venus du fond d'une caverne. A une époque, le jeu vidéo lui semblait un jeu comme un autre. C'était idiot, pourtant elle en gardait un souvenir nostalgique. « Quand je joue, j'ai plutôt envie d'être quelqu'un d'autre ». Quelqu'un d'autre ? Si un jour, elle voulait changer de sexe, elle pourrait toujours jouer à autre monde, ou autre vie, ou autre sexe ou tous les autres jeux du monde qui vous donnent la possibilité de faire autre chose. Comme « Plus ou moins tout ce que tu as rêvé de faire dans la vie réelle sans jamais oser le faire ». Demander une augmentation ? Elle ne voyait pas en quoi le faire via une marionnette de jeu virtuel lui apporterait un quelconque réconfort, à défaut d'argent. Tout comme bronzer sur une ile virtuelle n'allait pas la gratifier d'un joli teint hâlé. Elle avait quatre épisodes de série à voir. Ça, c'était concret ! Elle piqua sa fourchette dans le poisson et avala une bouchée. Elle devrait en cuisiner plus souvent, c'était bon pour la santé, diététique et, même nature, savoureux ; et ce n'était pas Highlander-fils-de-Satan qui allait pouvoir savourer un bon poisson frais avec ses papilles digitales !

***

  Un soleil souverain illuminait un quai de la gare clairsemé de badauds aux visages souriants. Pas un nuage n'entachait le ciel. En ce samedi matin, l'air respirait les vacances comme un parfum qui persiste alors que le porteur s'en est déjà allé. Il était temps qu'elle y pense, elle devait écumer ses trente-cinq jours de congés avant la fin de l'année si elle ne voulait pas les perdre. Contrairement à Exanor, l'oncle KES ne remboursait pas le surplus de jours non pris et n'en consentait qu'un report minimum. A moins bien sûr qu'on ne lui propose bientôt un congé définitif.

   Pour tuer le temps pendant la demi-heure de trajet, elle feuilleta les nouvelles de l'actualité. Elle devait encore répondre à la proposition de Christelle de "se faire une petite bouffe entre filles" avec Sylvie et Jessica. Une petite bouffe... Entre filles ? Elle n'avait pas envie de voir du monde, mais pouvait-elle refuser ? Elle avait déjà fait l'impasse sur l'anniversaire de son amie juste avant les vacances, le genre de soirée mondaine avec maris et enfants dont elle avait horreur. Elle n'avait plus la force de s'infliger le châtiment d'un défilé de bonheur conjugal et de réussite professionnelle, avec d'une part des hommes qui parlent politique et nouveautés à quatre roues, et où les femmes ne feignent de critiquer leurs enfants que pour mieux illustrer leurs talents exceptionnels.

  Christelle était peut-être sa meilleure amie, mais la vie les séparait irrémédiablement. Ses photos de vacances postées sur internet avaient tout de la campagne de publicité pour une destination familiale de la côte méditerranée. Un cliché montrait des marmots, tagués Arthur et Mathilde, jouant dans le sable sur fond de mer et de ciel bleu. Sur un autre, les enfants mangeaient une glace devant une fontaine en pierre crachant une eau claire. Christelle et son mari Steve apparaissaient sur une troisième photo prise en selfie dans une ruelle étroite aux façades colorées. Elle avait pris beaucoup de poids. On ne voyait pas beaucoup de femmes grosses dans les publicités touristiques. C'était peut-être un concept à développer. On n'est jamais trop gros pour des vacances en Méditerranée ! Mouais... Si elle n'avait pas étudié le marketing, il y avait peut-être une raison. Seule Christelle avait une présence marquée en ligne. Jessica avait tiré un trait sur les réseaux sociaux depuis belle lurette et Sylvie devait être trop occupée à gérer sa carrière pour se disperser en futilités susceptibles d'écorner son image de marque professionnelle. Selon l'application de rendez-vous, il restait mercredi ou jeudi prochain dans les choix.

  Elle arriva devant la porte d'entrée pile à l'heure, ce qui n'avait aucune importance puisque son père avait prévu un barbecue pour célébrer le retour du beau temps ; personne ne pouvait donc prédire l'heure à laquelle ils mangeraient. La porte s'ouvrit sur le visage de sa mère.

« Bonjour ma chérie.

 — Bonjour maman »

  Elle avait l'air contrariée, ce qui n'était pas inhabituel. Ce qui l'était en revanche fut qu'elle ait ouvert la porte, tâche qui incombait d'ordinaire à son père.

« Papa n'est pas là ?

 — Si si ! dit-elle. Il est occupé à allumer le barbecue... Enfin, tu le connais... Il tente d'allumer le barbecue. »

  Elle était encore pâle. Un mois sans une éclaircie, calfeutrée à l'intérieur, à fortiori en compagnie de son mari, ne lui avait fait aucun bien, ni au teint, ni à son humeur. Ces temps-ci, la moindre contrariété se muait en étincelle de colère qui enflammait l'atmosphère. « Tu devrais lui donner un coup de main, lui conseilla sa mère. Peut-être qu'on pourra alors manger avant demain matin... » Le ton était donné. Elle ne savait pas encore ce qu'elle mangerait, mais elle marcherait sur des œufs.

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