Chap 3-1 Solitude
La question avait tourné en boucle dans sa tête toute la nuit. Que faisait-elle là ? Pourquoi vivait-elle ? Elle n'avait rien vécu, rien qui en vaille la peine. Alors pourquoi ? Le regard rivé au plafond, elle avait déroulé le film de sa vie et n'y avait vu que de la tristesse. Elle avait tenté de détourner les yeux, souder ses paupières, oblitérer sa mémoire, mais les images n'avaient cessé d'affluer, des courts-métrages en version remasterisée, passés et repassés en boucle dans la salle obscure de sa chambre à coucher. Ici sa mère lui rappelait, devant son bulletin d'école, que son frère avait toujours eu de meilleurs résultats qu'elle ; là, sous prétexte qu'elle était déjà grosse, elle lui interdisait de reprendre du dessert devant ses cousines. Vint ce garçon à qui elle avait dédié un poème à douze ans, elle lui avait remis son cœur sous scellé ; il y avait jeté un œil et dit qu'il n'était pas intéressé ; honteuse et humiliée, elle évitait les regards moqueurs dans la cour de récré. Plus loin, quatorze ou quinze ans, elle venait d'acheter ce body qui dévoilait ses formes de jeune femme ; au hasard d'une promenade, un groupe de garçons croisait son chemin ; feignant de ne pas l'avoir vue, l'un d'eux portait ses mains en protection et la plotait sans vergogne avant de lâcher « pardon ! » et s'en aller en riant avec ses amis ; elle restait là, pétrifiée, incapable de réagir, dire un mot ; retour à la maison, elle annonçait à ses parents qu'elle avait raté son année ; sa mère, sans émoi, lui disait que c'était à prévoir ; aucun reproche, aucun mot de consolation, juste du dépit dans la voix ; et bien sûr, ce jour effrayant entre tous, au retour des vacances, enfermée dans la salle de bain, elle attendait, recroquevillée par terre, le résultat de son test de grossesse. Elle avait cru que son cœur allait exploser à trop cogner les murs de sa cage thoracique.
Pour échapper aux démons du passé, elle s'était raccrochée à l'horloge digitale, observant les chiffres bouger sur un rythme lent, régulier, dans une aura diffuse, comme un écho morbide au battement de ses tempes. Les minutes avaient succédé aux minutes, les années aux années, avec cette inéluctabilité du temps qui passe, qui prend, qui ne rend pas... Au bout d'une nuit sans fin, elle avait succombé à l'épuisement et sombré dans le sommeil. Enfin libérée du poids des regrets, elle s'était laissé porter par le courant nocturne, dérivant comme un papillon sur des vents ascendants vers des promesses de rêves plus cléments. C'est alors que Gloria la cruelle, la confidente de tous les matins, avait décidé - comme tous les matins - qu'il était temps de lui insuffler sa soif de survivre. La boite à rythme sonna comme un déchirement, un hurlement de métal strident et la chanteuse s'appliqua à fouler aux pieds le délicat papillon de nuit.
Longtemps elle serra son oreiller dans ses bras comme on sert un être cher. Les yeux taris, brûlants, elle se leva comme un robot programmé, les membres déconnectés du cerveau, mais mus par une force propre : l'habitude. Le verdict du miroir fut sans appel : regard livide souligné de profondes traces creusées au burin, aucun signe de vie. L'antique roi de la pop, Michael Jackson, ne l'aurait pas dédaignée pour le clip de Thriller.
Ni la douche, ni le café ne l'extirpèrent de son purgatoire. Elle se prit les pieds dans le parapluie en sortant, manqua de laisser filer son bus devant elle et, arrivée au portail de sécurité du bureau, constata qu'elle avait oublié son badge. Elle s'enregistra comme visiteuse. En réalité, elle se sentait étrangère à sa propre vie... Son état ne passa pas inaperçu auprès de ses collègues au point que même Béatrice, d'ordinaire peu concernée, s'enquit de ses nouvelles. Sans doute reconnaissait-elle là des symptômes par trop familiers. Quant à Lucie qui tentait à sa façon désintéressée de lui tirer les vers du nez, elle réussit à s'en débarrasser en prétextant des problèmes digestifs peut-être contagieux.
A midi, elle déclina la pause en équipe pour une balade solitaire dans le quartier. Elle s'assit sur un banc à quelques centaines de mètres du bureau dans un petit espace zen aménagé le long de la rue ; elle mangea son sandwich en compagnie des roseaux bordant un point d'eau traversé d'un chemin de pierres bleues. Dans le ciel maraudaient de gros nuages blancs, épais comme des moutons avant la tonte. Au fond, si Autremonde était un genre d'orphelinat pour bras cassés du monde réel, une clinique pour inadaptés sociaux, un univers pour les comètes de Halley humaines, peut-être était-ce un endroit pour elle. Quelle légitimité avait-elle à juger Sven et tous les informaticiens geek du monde qui s'enfermaient dans leur bocal, à lire du code, à s'amuser à des jeux vidéo, à vivre dans une bulle virtuelle ? Qu'avait-elle de mieux à offrir avec ses bouquins de tueurs en série, ses séries noires et une existence qui avait autant de substance qu'un brouillard matinal dans une vallée perdue. Un bruissement traversa les roseaux. Est-ce que les roseaux étaient heureux ? Malheureux ? Ce petit groupe de tiges serrées les unes contre les autres se balançant d'un même mouvement au gré de la brise ? Elle n'avait jamais souffert de solitude. Jusqu'à aujourd'hui, sa vie lui avait semblé une évidence. Elle s'évadait du quotidien dans ses séries et ses lectures ; elle avait une vie sociale, certes avec des collègues, mais n'était-ce pas une vie sociale ? Alors, pourquoi ? Elle fit glisser ses doigts le long de sa joue. Était-ce la peur de vieillir ? Ou la peur de vieillir seule ?
Elle quitta le bureau vers 15h après avoir passé l'essentiel de l'après-midi à tenter de sauver sa souris d'ordinateur des griffes d'un chat imaginaire. Aucun de ses collègues ne piperait mot, ni devant son mutisme, ni devant l'étrange géométrie des mouvements de son poignet. Elle pensait s'installer devant la télévision le reste de la journée, mais une fois chez elle, l'envie lui avait passée. Elle eut voulu dormir pour oublier le passé, éviter le présent et ne pas penser à l'avenir, mais à défaut de sommeil, elle redoutait ce qu'elle aurait trouvé à la place.
Elle alluma son portable et lança son navigateur sur les eaux tumultueuses du web en quête d'une terre d'exil. Aux mots-clés activité, femme, seule, inintéressante, le moteur de recherche ne proposa que des sites de psychologie et de thérapie. Elle avait pensé ajouter laide, mais avait craint de n'obtenir que des propositions de suicide collectif. Elle se mit à pérégriner de vidéo en vidéo et, sans même le vouloir, elle accosta sur les rivages d'Autremonde. Malgré la fatigue, son esprit s'accrocha, curieux de découvrir cette terre inconnue où les excentriques pouvaient se réfugier de la réalité.
Autremonde n'avait rien d'un espace anecdotique. L'univers virtuel se vantait de plus d'un milliard et demi d'utilisateurs actifs de par le monde et il regroupait des milliers de jeux en ligne dont certains classiques rachetés à coups de millions de dollars. Nombre de sociétés réelles s'y étaient implantées pour vendre leurs produits ou comme plate-forme marketing, des gens y passaient même l'essentiel de leur vie. Les articles sur Autremonde pullulaient et elle s'étonna de n'y avoir jamais prêté attention. Plus d'un milliard d'utilisateurs et elle n'en connaissait aucun avant Sven, preuve s'il en est qu'elle ne connaissait plus personne ; son univers à elle s'était réduit à une peau de chagrin.
Toutes sortes de mythes entouraient ce monde de pixels, depuis les conspirations à l'échelle mondiale jusqu'aux manifestations paranormales. Parmi les légendes numériques se comptait l'armée de soldats virtuels qui s'y lèverait pour conquérir l'espace web de la planète ; ou encore l'avènement du Darkmonde, sorte de face cachée d'une entité beaucoup plus vaste et complexe dont Autremonde ne formait que la face visible ; des fables parlaient d'entité divine parcourant les réseaux d'Autremonde ou de dimension secrète uniquement accessible par son entremise ; des sectes religieuses y avaient vu le jour. Certains utilisaient Autremonde comme site de rencontre, des couples s'y formaient, s'y mariaient sans jamais se rencontrer dans la vie réelle, parfois franchissaient le cap de l'écran pour le meilleur, ou pour le pire. Autremonde se voulait celui des possibles, de tous les possibles, des milliers d'univers imaginaires se côtoyaient, se télescopaient, s'interconnectaient les uns aux autres, muaient et grandissaient constamment ; des gens avaient été condamnés dans la vie réelle pour des voies de fait dans Autremonde ; d'autres, internés après avoir perdu le sens des réalités.
Le système permettait de communiquer en temps réel sans contrainte de langage grâce à un logiciel de traduction universelle. Les intelligences artificielles étaient un des points forts d'Autremonde : en plus des résidents, l'univers était peuplé de milliards d'êtres hautement élaborés qui participaient au fonctionnement et à la vie du système, des robots, des animaux, mais aussi des hommes, des femmes, que l'on avait souvent du mal à différencier des vrais joueurs. On les appelait couramment « PNJ » dans les univers de jeu, pour "Personnage Non Joueur", ou « bot », diminutif de robot, dans les environnements non ludiques.
Cyber World, la société qui avait développé Autremonde, était cotée sur toutes les bourses de la planète. Sa mission était d'amener chaque utilisateur d'internet à se connecter via Autremonde, qui remplacerait dès lors l'espace internet traditionnel par un espace tridimensionnel aux potentialités mille fois supérieures, le navigateur 3D point zéro en quelque sorte. Le sigle d'Autremonde figurait un visage stylisé proposant un autre regard sur la vie.
L'horloge indiquait 22h. Le temps avait filé et pourtant elle n'avait pas sommeil. Ces articles et vidéos avaient piqué sa curiosité. Autremonde donnait l'impression d'un patchwork d'univers où chacun pouvait trouver son intérêt, une grande bibliothèque où chaque joueur passait d'un rayon thématique à l'autre au grès de ses envies. Quitte à ne rien faire d'intéressant dans sa vie, elle pouvait bien ajouter une ligne de plus à la liste des activités inutiles. Elle rouvrit le mail de Sven et utilisa le lien qu'il avait partagé.
L'écran d'accueil du site se démarquait par sa sobriété : un globe géant semblable à une boule de cristal dominait une page au fond noir. Au-dessus, on pouvait lire : « Bienvenue dans un nouvel univers ». Au sein de la boule scintillaient des amas multicolores figurant autant de galaxies miniatures tournoyant lentement dans un univers clos ; des points de lumière apparaissaient, puis disparaissaient alternativement tandis que l'ensemble pulsait comme le cœur d'une entité endormie.
Elle se rappela le conseil de Sven et alla chercher son casque de réalité virtuelle, rangé dans l'armoire basse de la bibliothèque. Elle vérifia le niveau de la batterie : une barrette. Dix pourcents. Sa première visite dans Autremonde serait courte. Son casque avait moins de deux ans et, bien que supposé de bonne qualité, elle ne savait pas s'il convenait aux jeux, ni s'il était encore à la page. Les capteurs frontaux permettaient de manipuler une commande de télévision virtuelle ; pour le reste, elle ne savait pas.
Elle brancha sa clé de connexion à l'ordinateur et enfila le casque. Le portail d'Autremonde reconnut son matériel et se configura automatiquement. Elle mit quelques secondes pour trouver ses marques en immersion ; elle voyait parfaitement ses bras et ses mains, mais le salon avait disparu ; à la place, elle flottait dans le vide, face au globe scintillant d'Autremonde.
« Allons-y »
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