Chap 3-4 Le retour du fils prodigue
« Coucou ma puce. Entre vite. »
Elle secoua le parapluie et embrassa son père sur la joue.
« Sale temps, hein ? dit-il. C'est dommage, il faisait si beau hier. On aurait pu manger dans le jardin. Mais là, c'est foutu...
— C'est pas grave. Ce sera pour une prochaine fois.
— Donne-moi ta veste. Adam est déjà là. »
Tandis qu'il disparaissait dans le couloir avec le manteau, elle entra dans le salon. Son frère était assis sur le divan devant la télévision. Il y avait du football au menu. Il se leva et la salua de son sempiternel « Salut p'tite sœur ». C'est vrai qu'il avait l'air fatigué. Il lui rappelait l'Adam des lendemains de soirée : petits cernes sous les yeux, mal coiffé et une barbe de trois jours. « Ça donne quoi, game of balls ? dit-elle pour le taquiner.
— Ben, ça roule..., répondit-il. Mais tes références commencent à vieillir... »
Tac ! Toujours le mot qui touche là où ça fait mal. Fatigué ou pas, il avait toujours eu le don de la rabaisser en un trait bien placé. Comment s'étonner qu'elle soit devenue muette au fil des années avec un frère pareil ? Elle avala sa salive et sourit. Sur l'écran, une équipe avait le ballon et l'autre tentait de le récupérer. Aussi loin qu'elle s'en rappelait, son frère s'était toujours passionné pour ce sport. Un des grands mystères de l'évolution. Pour le reste, elle ne savait plus grand-chose de lui. Leur vie avait pris des chemins différents ; ils ne se voyaient plus, ne s'appelaient plus, ne se racontaient plus rien : deux parfaits étrangers au sein d'une même famille.
« Contente de te revoir Adam. Ça fait combien de temps dis-donc ?
— C'était pas à Noël ?
— Noël ? répéta-t-elle en réfléchissant.
— J'ai pas dit de quelle année ! »
Il lui décocha un sourire forcé. Six mois ou un an, pour ce que ça changerait... Elle détourna la tête. A y regarder de plus près, quelqu'un manquait au tableau aujourd'hui.
« Tu es venu tout seul ?
— Oui ».
« Comment vas-tu ma puce ? » Sa mère venait d'apparaitre dans le salon, son tablier de cuisine noué à la taille, elle arborait un large sourire. Sans attendre de réponse, elle lança : « J'espère que tu as faim ! ». Elle la serra dans ses bras avec énergie. Elle était très gaie aujourd'hui. Derrière elle, la cuisine exhalait des parfums de cuissons familiers.
« Ça sent drôlement bon ! Qu'est-ce que tu prépares ?
— Rien d'extraordinaire, tu sais. Juste un gigot d'agneau accompagné de bettes et de pommes de terre.
— Des bettes ? »
Sa mère ne put réprimer un petit rire. « Oui ! C'est du tout frais. ». Les bettes étaient un des légumes préférés de son frère.
Sonia se proposa d'aider son père à dresser la table. Se faisant, elle nota un petit éclat sur le rebord d'une assiette. Ses parents étaient pourtant soigneux avec leur vaisselle : rien n'échappait à l'usure du temps. Ces assiettes, ils les avaient gagnées vingt-cinq ans auparavant en épargnant des points au supermarché et elle les retrouvait invariablement sur la table familiale. Il y avait comme ça des choses dans cette maison qui étaient immuables : les rideaux, qu'on aurait pu dater au carbone quatorze ; les divans sur lesquels elle jouait quand elle était petite, aujourd'hui camouflés sous de grossiers plaids aux couleurs ternes (modernes selon sa mère) ; sans parler du vieux piano droit désaccordé qui ne servait guère plus que de support aux photos de famille entassées dessus et dont la majorité des figurants n'était plus de ce monde : ses grands-parents, oncle Georges, oncle Carl et bien sûr tante Sophie, emportée deux mois auparavant par un cancer des os foudroyant. L'instrument moribond offrait une ode aux défunts, un requiem silencieux, un élégant funérarium domestique en bois d'érable vernissé.
Elle s'attarda un instant sur le visage de son père tandis qu'il posait les verres. Il avait ce regard concentré sur sa tâche, comme si elle était très importante. Contrairement à sa mère qui ne tenait pas en place, il aimait effectuer une seule chose à la fois ; il n'appréciait pas d'être distrait, et posait les verres avec cette même précision qu'il avait dû appliquer durant sa carrière de comptable. Son expression était impénétrable. Elle n'avait jamais vraiment réussi à savoir ce qu'il ressentait, il ne s'épanchait jamais, du moins ne l'avait jamais fait devant elle. Des mèches blanches s'immisçaient dans sa chevelure grise comme pour marquer le franchissement prochain, à soixante-sept ans, d'un nouveau cap de vieillesse. Ou était-ce la conséquence de la perte soudaine de sa sœur deux mois auparavant qui avait laissé des marques ?
Autant qu'elle s'en souvienne, il n'avait jamais été proche de sa sœur cadette et, par ricochet, elle de sa tante. La profonde tristesse qui l'avait submergé le jour des funérailles avait étonné Sonia ; lui d'ordinaire si réservé, si avare d'émotions, il avait pleuré. Cette perte avait-elle réveillé chez lui des angoisses de fin de vie ? Des regrets ? Elle reporta son attention sur la photo de sa tante décédée. Pourquoi les personnes âgées s'accrochaient-elles au souvenir de ceux qui les avait quittés, après leur avoir porté si peu d'intérêt de leur vivant ? Était-ce pour se rappeler qu'ils ne devaient pas oublier de vivre ? Par superstition ? Pour se faire pardonner leur absence ? Elle-même n'aurait pas à souffrir de ce type d'état d'âme, elle rendait visite à ses parents presque chaque semaine, elle avait largement rempli son quota d'indulgences en prévision de leur accession future au plateau du piano. En attendant, elle offrait sa présence et son sourire de Joconde à leurs repas dominicaux. Dehors, de petits rayons de soleil sporadiques perçaient les nuages, trop timidement pour se priver de lumière artificielle dans le salon. Dans ses souvenirs, le ciel était moins gris, la lumière plus forte et l'air plus doux. Avec l'âge, tout tend à s'obscurcir. Ou était-ce le changement climatique ?
Une délicieuse odeur de viande grillée et parfumée à l'ail se répandit dans l'air. « Chéri, tu coupes la viande ? » lança sa mère à l'attention de son mari. La distribution des tâches, elle aussi, était immuable dans cette maison.
« Papa et maman m'ont dit qu't'avais déménagé à Wall Street ? glissa Adam en servant le vin.
— Oui, dit-elle en feignant la fierté, mon nouveau bureau est au soixantième étage du World Trade Center !
— Wow, tu réalises ton rêve alors !
— Oh non, c'est juste une étape dans ma carrière fulgurante... »
Avec lui, c'était toujours le concours de cynisme. Elle nota un sourire sur le visage de son frère. « En tout cas, t'as plus d'excuse maintenant pour pas te trouver un mec. ». Elle grimaça malgré elle. « Ben ouais, dit-il d'un air détaché. Dans ton trou paumé, j'disais pas... à part les rats, y avait pas grand-chose... Mais là tu dois croiser pleins de mecs rasés de près et pleins aux as, non ? »
Elle soupira. « Bon, et toi, ça va le boulot ?
— Oui, ça va. Je vais peut-être être promu.
— Vraiment ? dit sa mère. Mais je croyais que tu avais déjà un poste important ? »
Le visage de sa mère s'était illuminé. Ce qui contrastait avec l'expression indifférente de son frère. « Cliff a pris du galon, dit-il. Sa place de chef de secteur va être vacante.
— Et tu as une chance ?
— Il m'a dit que je suis le numéro un sur la liste. D'après lui, je suis le plus qualifié. C'est lui qui m'avait embauché, donc oui j'ai une bonne chance. »
Sonia avait entendu parler de ce Cliff auparavant, un collègue, un ami ou quelque chose entre les deux, si la notion existait. Adam travaillait depuis trois ans comme chef d'équipe commercial pour une chaine de distribution de meubles implantée dans plusieurs pays. Il avait quitté son job précédent chez un concessionnaire de voitures de luxe en même temps que la fille du gérant grosso modo à l'époque où il avait connu Géraldine. Adam était intelligent, doué pour la communication et il n'avait peur de rien. Il aurait pu faire de hautes études avec un peu de volonté. D'ailleurs, il avait entamé un cursus à l'université ; cependant, elle avait toujours suspecté son frère de s'être inscrit en fac de psychologie car on y trouvait les plus jolies filles. Il s'était amusé deux ans avant de bifurquer vers les langues modernes, anglais et espagnol, mais là encore il avait sans doute pris la notion de « langue » au premier degré. Durant cette période, elle avait vu défiler à la maison un nombre incalculable de filles toutes plus belles qu'elle, pendant qu'elle se mortifiait pour obtenir un diplôme en comptabilité. Contrairement à elle, Adam n'avait jamais souffert des mêmes états d'âme à abandonner ses études en cours de route. Sa soif de liberté était plus grande que ses scrupules. Lui, il avait vécu. Qui sait vécu assez pour eux deux ? Il avait baroudé en Europe et en Amérique du Sud, vivant de petits jobs à gauche et à droite, reprenant des études pour abandonner aussitôt. C'est à Barcelone qu'il avait commencé sa carrière de commercial et de fil en aiguille entra comme vendeur chez Maserati, son premier emploi stable. Il aurait pu y faire toute sa carrière, y compris épouser la fille du gérant, si Géraldine n'avait pas débarqué dans sa vie. Elle avait flashé sur lui lors d'une soirée et elle avait de l'ambition pour deux. Lancé dans une toute nouvelle dynamique, il avait complété un an plus tôt un bachelor commercial en cours du soir et il entamait enfin son ascension professionnelle.
« Mais c'est formidable ! s'exclama sa mère si fort que Sonia sursauta. Et tu gagneras plus ?
— Une chose à la fois 'man. Mais si j'obtiens le poste, je devrais avoir une augmentation.
— Je suis sûre que tu l'auras ! Même Cliff l'a dit, c'est toi le plus qualifié ! »
Sa mère s'émerveillait toujours pour tout ce que son fils faisait. Mais bon, si Cliff l'a dit... « Quand on pense que ça ne fait pas trois ans que ton frère travaille dans cette société ! On peut dire qu'il ne perd pas de temps ! Tu ne trouves pas Sonia ? ». Fffissshhtt. Et une flèche de décochée ! Elle avait l'habitude de ces petites attaques autoprogrammées. « Oui maman, c'est génial ». Parce que je sais, moi ça fait dix ans que je danse le moonwalker. Avec le temps, elle avait appris à ne plus réagir. Depuis toute petite, elle essayait de se convaincre que sa mère n'avait aucune préférence entre les deux. Mais depuis toute petite, elle entendait ce refrain, ce double discours ; sa mère s'enorgueillait de tout ce que son frère faisait et critiquait peu ou prou tout ce qu'elle faisait. Ou alors ne faisait pas. A chaque fois, sa foi en l'égalité des sexes, l'impartialité maternelle et l'amour indistinct, était mise à rude épreuve. Le temps aidant, elle avait cessé de piquer ses petites crises ridicules et enfantines, elle attendait que ça passe.
Face à tant d'engouement, Adam restait étonnement sobre. « Et Géraldine ? s'empressa d'ajouter son père. Elle doit être contente, non ? ». Adam se rembrunit. « J'allais y venir justement : Géraldine et moi... on s'est quitté. ».
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