Chap 4-2 Les Power Rangers
Ce mardi matin, elle quitta son appartement plus tôt qu'à l'accoutumée. Elle avait fait un drôle de rêve. Assise à une table au milieu d'une pièce obscure, elle subissait un interrogatoire, une lampe de bureau dirigée sur son visage. Eblouie par la lumière, elle était harcelée de questions par les consultants américains tous vêtus de noir. Ils martelaient qu'ils ne comprenaient rien à ses explications. Ils n'étaient pas contents, la tension montait et elle sentait qu'ils perdaient patience. Pourtant, elle leur répétait sans cesse qu'elle était innocente...
En bas de l'immeuble, elle croisa le locataire du premier qui sortait son vélo. Elle lui dit bonjour et passa son chemin. Elle n'avait jamais rien trouvé à lui dire, et lui non plus. Il était plus jeune qu'elle. Elle lui donnait vingt-cinq ans environ. Il était beau garçon, même si pas très distingué. Il avait le profil du nouvel écologiste, jeune, dynamique, qui s'investit dans une cause, mais pas dans son apparence. Les cheveux un peu ébouriffés, il portait des vêtements confortables et sentait souvent la transpiration. Elle ignorait son prénom. En fait, elle ignorait tout de lui. Oserait-elle un jour entamer la conversation ?
Le soleil, de plus en plus matinal, éclairait les façades d'ordinaire grises et ternes. Les immeubles avoisinants rivalisaient de détails architecturaux sublimés par la lumière basse du matin alors même que les grands feuillages vert flamboyant du parc de l'Horloge offraient un pendant chaotique à la géométrie des façades. C'était beau. Elle ne s'en était jamais rendu compte. En traversant le parc, elle croisa plusieurs badauds marchant à leur propre rythme vers leur propre quelque part. Elle ne sut dire si leur nombre sortait de l'ordinaire ou si c'était elle qui était plus attentive. Une maman emmenait son fils par la main. Le petit garçon portait un cartable rouge sur le dos, un cartable visiblement trop grand pour lui. Il devait avoir trois ou quatre ans. Sonia n'aurait su le dire avec certitude, elle manquait de repères en la matière. Le garçon et la maman étaient en désaccord sur chemin à suivre. Il ne s'opposait pas directement à elle, mais usait de toutes sortes de stratagèmes pour tenter de lui faire oublier le but même de la promenade.
« Maman, regarde, des oiseaux !
— Oui mon ange.
— Non mais regarde, ils sont beaux !
— Oui mon ange, ce sont des pigeons... »
La maman n'avait pas fini sa phrase que déjà son fils l'attirait vers un vieil arbre abattu qui gisait dans l'herbe à côté de sa souche. « Oh maman regarde, l'arbre, il est par terre !
— Oui, mon poussin, il était déjà là hier.
— Pourquoi il dort ? »
Sonia laissa derrière elle la mère et son enfant à l'éternelle aventure du chemin de l'école. Un cri de surprise du garçon la fit se retourner une derrière fois. La mère tentait d'avancer en tirant son fils par la main. Lui pointait un doigt enthousiaste dans la direction opposée. « Maman, maman, regarde ! » L'air était embaumé par l'odeur des ails aux ours qui tapissaient de blanc les sous-bois et dégageaient ce parfum entêtant. Quel genre de mère est-ce que je serais ? Voilà une question qu'elle ne s'était jamais posée. Elle s'étonna qu'elle lui vienne à l'esprit. En attendant que la question de sa propre maternité ne se profile, elle pouvait toujours se demander le genre de tante qu'elle serait. Cette question-là était d'actualité.
Ils étaient trois : Greg, Steve et Becky. Les trois consultants dépêchés par le Bureau Fédéral d'Investigation de KES débarquèrent à 8h45 dans ce style typique américain : amical, souriant, et affichant une confiance en soi maximale. Ils étaient là dans un but bien précis : leur dire quoi faire. Greg était le team leader et il s'exprimait en articulant exagérement, un peu comme un père avec son fils de cinq ans. Grand blond baraqué aux yeux bleus et au visage carré, il devait faire dans les 1,85 mètres - le type d'homme qui prend soin de son corps et choisit son hôtel en fonction de la disponibilité d'une salle de fitness. Il était habillé d'un polo bleu et d'un pantalon en toile ample. Il portait de très belles chaussures en cuir, certainement de marque : décontracté, mais sophistiqué.
Steve était l'expert Oracle, l'homme à qui s'adresser pour tout question épineuse ; échalas aux yeux marrons et aux cheveux châtain clair, il avait une coiffure classique avec raie à droite qui lui donnait une élégance certaine. Son sourire était d'une blancheur de poudre à lessiver. Il portait une chemise beige rayée, un jean moulant et des baskets grises : l'expert cool.
Enfin Becky avait quelque chose de dissonant dans la meute et pas seulement parce qu'elle était une femme. Grande et pourvue d'une longue chevelure noire et lisse, elle était habillée d'un impeccable tailleur gris, d'une chemise blanche en flanelle et portait des chaussures à talons assorties. Elle évoquait davantage une avocate qu'une consultante en informatique. D'ailleurs, la façon criarde qu'elle avait de s'exprimer transformait chaque mot dans sa bouche en une accusation. Qui sait si, pour décrocher leurs contrats, les sociétés de consultance américaines n'avaient pas des critères d'inclusion obligatoires à respecter dans leur cahier des charges.
Le trio avait décidé de marquer un grand coup dès leur arrivée en leur assénant un puissant powerpoint qui n'avait rien à envier à ceux d'Alain. Ils leur expliquèrent qu'ils allaient réaliser « ça », dans ce timing-« là » et que « eux », l'équipe, devaient s'engager à fonds car le projet c'était « eux ». Sonia entendit Eric chuchoter à Eddy : « Ils disent ça pour se couvrir. Ils vont faire leur truc dans leur coin, n'écouteront rien et après ils diront que c'est de notre faute. D'ailleurs quand je bossais chez...
— Eric ! s'exclama Alain. Tu as un commentaire à faire partager à l'équipe ?
— Non »
Ils formèrent trois groupes : Sonia fut heureuse faire équipe avec Greg et Eddy. Elle ne supportait pas la voix nasillarde de Becky et voulait éviter le fantôme de Béatrice comme faire-valoir. Ils passèrent trois heures à discuter processus, flux de données, problèmes et contrôles. Sonia comprit que le nouveau système serait plus rapide, plus intégré, mais en contrepartie moins flexible et donc plus difficile à gérer. Elle s'appliqua pour expliquer au consultant leur manière de travailler ainsi que leurs contraintes. Greg avait l'air de tout comprendre, il se voulait rassurant, ils avaient déjà implémenté Oracle dans plusieurs grosses sociétés, ils avaient l'expérience. C'est ce qu'elle répéta à Eric à l'heure du lunch alors qu'il n'arrêtait pas de casser du sucre sur leur compte. Les trois consultants n'étaient pas là, Alain les avait emmenés manger à l'extérieur.
« Ah oui ? répondit-il d'un ton sec. Et tu lui as demandé à Force Bleue quelles sociétés ?
— Non, admit-elle.
— Eh bien, moi, si ! Que des sociétés aux US ! Comme si nous, en Europe, on fonctionnait de la même façon !
— Mais, attends... Force Bleue ?
— Oui, intervint Lucie, Eric a décidé de les appeler les Power Rangers...
— Les... Power Rangers ? Pourquoi ?
— Enfin ! s'indigna Eric. Tu les as pas vus là ? Ils croient qu'ils vont sauver le monde avec des powerpoints ! »
Dorénavant, Greg serait Force Bleue, Steve, Force Marron, et Becky, Force Rose, bien qu'elle ne semblait pas du genre à affectionner cette couleur. Ainsi en avait décidé Eric.
De son coté, Sven, en bon publicitaire informatique, lui envoya un petit message de suivi. Personne ne lui avait encore botté le cul, il supposait que tout allait bien. Elle en profita pour lui demander conseil pour les capteurs de mouvements, sachant que son casque seul ne suffisait pas. Il renvoya plusieurs liens vers des sites commerciaux avec quelques commentaires et précisa qu'il pouvait lui commander le matériel avec 20% une réduction. Les capteurs compatibles avec son casque n'étaient pas très chers. Bien sûr, le top de l'expérience virtuelle nécessitait un investissement plus conséquent. Cependant, elle ne se voyait pas faire de prodigalité dans un passe-temps temporaire.
Les sessions avec les Power Rangers se poursuivirent tout l'après-midi. Malheureusement, cette fois, elle dut affronter Force Rose. Leur première journée de travail sur Egret se termina à 17h. Elle se sentait complètement grillée après trois heures passées à témoigner à la barre.
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