« NO LIMIT » lut-elle. L'enseigne trônait en grand sur la devanture de l'agence de voyage. La vitrine donnait sur une large avenue dépouillée de végétation et bordée de grands immeubles à appartement. Le quartier était calme, sans trafic, à l'exception de quelques piétons déambulant sur le trottoir d'en face. Pourtant, Sonia sentit quelque chose de particulier dans l'environnement, quelque chose d'étonnement vivant. Sur les façades en miroirs, les nuages dégageaient une profondeur de vue inhabituelle et, lorsque Xena se déplaçait, les reflets de lumière se mouvaient avec précision sur le verre. La texture des matériaux aussi avait gagné en complexité : la granularité du macadam, l'aspect métallique du tronc d'un lampadaire, des détails sur une affiche placardée au mur. Lorsqu'elle tournait la tête, les objets et les bâtiments gardaient leur netteté, sans retard de chargement, sans ralentissement ; et au centre de cet espace rehaussé, Xena, belle, nette, mais curieusement pas aussi réaliste, voyait ses défauts mis à nu. Sa composition plus pauvre contrastait avec les finitions du décor. Sa peau restait mate et les mouvements de ses membres peu fluides. L'ultra haute définition se mesurait moins sur son avatar que sur ce qui l'entourait.

  Elle relut le nom de l'agence en s'arrêtant sur chaque mot : « No » « Limit ». Pas de limite. Ces mots à eux seuls résumaient l'espèce de malaise qui l'accompagnait depuis qu'elle avait mis les pieds dans Autremonde : cette nécessité de choisir entre une infinité de possibilités. Elle avait toujours vécu dans un monde fini, délimité par les choix que d'autres avaient fait pour elle ; et quelque part, ça la rassurait. Combien de fois par le passé s'étaient-elle énervée pour choisir la série qu'elle allait regarder ? Puis, avec le temps, l'algorithme avait fini par affiner le spectre des suggestions, en lui proposant en priorité les titres susceptibles de lui plaire. C'était pareil dans son travail, à chaque fois qu'un problème se présentait, elle avait déjà une idée du schéma de résolution. Ses habitudes de vie, de lecture, d'alimentation, tout la ramenait à un univers réduit et, de ce fait, sans tension. Elle ne se rappelait même pas de la dernière fois qu'elle avait été confrontée à un vrai choix de vie, comme si de mémoire c'est la vie qui avait toujours choisi pour elle, et non l'inverse ; et voilà que du jour au lendemain, Autremonde lui disait : tu peux choisir qui tu es, comment tu es, ce que tu veux faire et où tu veux aller. Elle était perdue. Les bornes d'information publiques pouvaient aider les gens curieux et ouverts à l'inconnu. Elle, c'est d'un guide dont elle avait besoin. Hélas, Sven était trop occupé pour la cornaquer. L'idée de l'agence de voyage lui était alors venue à l'esprit, la meilleure option pour cibler des activités en fonction de ses goûts personnels. Certains services étaient payants, mais beaucoup étaient gratuits.

  A travers la vitre de l'agence se devinait un intérieur policé : un comptoir arrondi, quelques fauteuils, un tas de revues empilées sur une table basse et, épinglés aux murs, des cartes géographiques et autres posters promotionnels. Xena poussa la porte de l'établissement.

« Bonjour Délicieuse Maitresse ! »

  La voix avait tonné au milieu des bruits de chaos d'une rivière torrentielle. Sonia écarquilla les yeux. L'espace dans lequel elle venait de pénétrer ne correspondait en rien à ce qu'on voyait par la fenêtre. Elle avait mis les pieds sur un pont suspendu en bois, surplombant une rivière tumultueuse au cœur d'une forêt tropicale. Une brise légère fouettait les feuillages touffus de la jungle et des cris de singes venaient rythmer le grondement du courant. Elle balaya les alentours du regard en quête d'un repère.

« Avancez, avancez ! continua la voix désincarnée qu'elle ne parvenait pas à localiser. Bienvenue dans notre promotion du mois ! Le safari de l'extrême en pleine jungle de Mandulca ! »

  Le pont branla sous ses pas. Elle constata avec amusement que, derrière elle, la porte d'entrée flottait dans un vide que seule comblait la profondeur de la forêt ; aucun mur ne délimitait l'intérieur de l'agence. Elle traversa le pont et attendit. Un homme apparut à l'arrière d'un magnifique arbre au large tronc enlacé de lianes parasitaires. Un élégant costume noir, de petites lunettes rondes et un maintien droit comme un i, le nouveau-venu avait tout du gentleman de la bonne société anglaise du 19e siècle. Il ouvrit la paume de sa main en signe d'accueil.

« Bienvenue, noble et élégante guerrière, je m'appelle Alphonse. Et je serais enchanté d'être votre guide et conseiller dans votre recherche de loisir ».

Aucune chance qu'un type aussi poli soit un humain.

« Bonjour Alphonse, je m'appelle Xena. J'ai hâte de voir ce que vous proposez.

— Chère Xena, vous ne serez pas déçue. »

  Sonia décela un bref sourire sur le faciès de l'avatar. Non, elle devait rêver... « Suivez-moi, je vais vous faire voyager dans notre agence. ». De nombreuses technologies animaient les habitants virtuels d'Autremonde. Le gérant du No Limit était-il à ranger dans la catégorie du nec plus ultra ? Son guide s'évanouit dans la pénombre du géant tropical d'où il avait surgi. Au-dessus d'elle, le plafond végétal était si dense que la lumière du ciel ne le perçait qu'en de rares endroits. Elle entra à son tour dans l'ombre du grand tronc. L'instant d'après, elle marchait sur le sol lisse d'un local moderne baigné d'une lumière artificielle. Elle reconnut le comptoir courbe qu'elle avait aperçu depuis l'extérieur.

« Bienvenue chère Xena, bienvenue à No limit. »