Chap 5-3 Baya Malaya (1/2)
Ce mardi matin, la nouvelle n'échappa à personne. Le poste de manager du département avait été publié sur l'intranet de l'entreprise, au vu et au su de tous. Ses collègues directs avaient dû recevoir la notification par email. Eric était concentré et silencieux, elle était certaine qu'il avait les yeux rivés sur le descriptif de fonction et échafaudait un plan pour sa candidature. Elle ne voulait pas lire l'annonce de peur de ne plus pouvoir travailler. Mais le mal était fait, elle ne voyait plus que ce mail et le regard intense d'Eric. Elle se leva pour prendre un café. Elle avait juste envie que la journée ne se finisse et aller bronzer sur la plage de Baya Malaya. Lucie la rejoignit pendant qu'elle lisait les nouvelles sur son téléphone.
« C'est pas tous les jours qu'on te voit trainer autant à la machine à café, lui sourit sa collègue.
— Oui. J'ai une mise à jour qui traine sur mon nouvel ordinateur.
— Viens, allons à la cantine, ils ouvrent dans dix minutes. On sera les premières pour une fois. »
Si Béatrice montrait ouvertement quand elle ne voulait pas travailler, Lucie usait de méthodes d'esquives plus subtiles.
« Ça y est, lui dit Lucie en s'asseyant. Les RH viennent de publier l'offre de poste en interne !
— Ah ! ça y est ? »
Sans qu'elle sache vraiment pourquoi, le fait que Lucie lui confirme la nouvelle de vive voix la mit mal à l'aise. Le changement était inévitable. Quelqu'un allait devoir se mettre en avant. Était-ce le début d'une guerre de succession ?
« Il était temps ! » dit-elle avant de dévier rapidement sur un autre sujet.
La point d'orgue de la tension du jour serait atteint en fin d'après-midi avec l'annonce de délocalisation d'une ligne de produits en domotique. Les achats et la comptabilité fournisseur de Smart Solutions migraient en Lettonie.
« Cela n'a pas d'impact direct sur notre département, expliqua Alain, mais bien entendu, il y aura du changement dans les procédures pour nous aussi.
— C'est Egret ça aussi ? demanda Eddy.
— Oui et non, répondit Alain. Ce projet était déjà prévu, mais il va s'intégrer dans Egret.
— Ça fait longtemps que c'était prévu ? insista son collègue.
— Quoi ? T'étais pas au courant ? bondit Eric. Mais enfin, tout le monde le savait !
— Eric..., temporisa Alain.
— Mais non Alain, je regrette, Eddy fait comme s'il ne savait rien ! Alors que tout le monde était au parfum ! Enfin à part lui... et... moi et quelques autres personnes sans importance. Mais bon, c'est pour la bonne cause, il fallait bien relever le niveau, car ici les gens coûtent cher, et pour faire quoi ? De l'administration, hein ? »
Il éclata d'un rire sardonique. « Pas vrai les gars ?
— Eric... reprit Alain, on ne va pas recommencer.
— Oh moi, j'dis rien... tiens, de l'administration, c'est pas ça qu'on fait nous aussi ?
— Notre fonction est en relation avec le client. Ce n'est pas une simple fonction administrative. L'expertise est nécessaire. Notre présence ici est justifiée. »
Sonia ne put s'empêcher de penser que, quitte à passer ses journées le regard rivé sur un écran d'ordinateur et le cul carré dans un siège ergonomique bon marché, elle pouvait probablement effectuer la même tâche depuis n'importe quel siège ergonomique dans n'importe quel pays du monde, en particulier dans un pays où les droits sociaux étaient moins contraignants et les salaires plus bas.
« Justifiée, poursuivit Eric, parce qu'ils ne peuvent pas tout fermer en même temps. Mais d'ici un an, tous mes clients devront apprendre à parler letton, ou bulgare, ou vietcong, ou que sais-je encore !
— Ok, Eric, fit Alain, le visage sombre. Il n'y pas de plan... »
« Mais je peux peut-être faire une exception pour toi... »
***
Une brise légère balayait l'étendue de sable blanc et titillait les grandes feuilles de palmiers bordant la plage. La mer offrait un à-plat infini d'un bleu translucide qui rivalisait avec un ciel azur sans le moindre nuage. Les plaques de cuivre du vêtement de Xena scintillaient sous la lumière. Elle était seule sur cet avant-poste du paradis. Elle s'accroupit et saisit une poignée de ce sable immatériel dont les yeux seuls attestaient l'existence. Les grains minuscules s'échappaient d'entre ses doigts en fins filets. Entendait-elle vraiment le crissement des particules de sable quand elle se frottait les doigts ? Ou s'imaginait-elle seulement ces sons en assimilant ses souvenirs au mélange des bruits du ressac et du froissement des feuilles de palmier baladées par le vent ? L'île s'appelait Baya Malaya et elle n'aurait su dire s'il s'agissait d'une réplique de la réalité ou d'une invention d'Autremonde.
Elle effectua un zoom sur le visage de Xena de sorte qu'elle fixât son alter ego comme dans un miroir. La guerrière avait de grands yeux verts et de longs cils noirs. Son regard était pénétrant. Est-ce mon regard ? se demanda-t-elle. Le reste de son corps était moins réaliste. La peau de Xena était mate, sans finesse et sa démarche raide et répétitive. Il était possible d'améliorer ses attributs de mille et une façons, mais cela avait un coût. Si elle-même n'était pas disposée à se payer un salon de beauté dans la vraie vie, pourquoi devrait-elle en payer un à son avatar ?
Elle reprit son angle de vue en retrait et perçut alors un changement dans le décor. Une forme était apparue sur la plage, une forme humaine qui n'était pas là l'instant d'avant : un avatar. Il portait une longue robe blanche surmontée d'une capuche qui lui couvrait le visage. Le mystérieux personnage s'approcha de Xena.
« Bonjour, fit une voix claire de jeune homme en anglais. Mon nom est Oculus Long. Je cherche le site cérémoniel.
— Enchantée. Je m'appelle... Xena.
— Vous allez également à la cérémonie de métempsychose ?
— Oui, dit-elle. Enfin... De quoi parle-t-il ? C'est pas demain la cérémonie ? »
L'homme, le visage dissimulé dans l'ombre de sa capuche, garda le silence.
« Vous êtes une touriste ?
— Oui » admit-elle avec ce sentiment désagréable d'avoir commis une faute.
L'homme releva la tête vers la forêt. « De toute façon, ce doit être au centre de l'île. Je vais aller voir. Peut-être à demain, Xena ». Sur ces mots, il s'éloigna et emprunta un chemin qui disparaissait derrière une famille de cocotiers. Les arbres se bousculaient le long de la ligne forestière comme une armée de festivaliers jouant des coudes devant la scène de spectacle. Par endroits, certains téméraires empiétaient sur le sable et pointaient vers le rivage comme s'ils tentaient de s'arracher à la forêt, mus par quelque besoin inextricable d'atteindre la mer si proche et pourtant inaccessible.
Sonia ressortit le programme. Elle avait raté les concerts du week-end dernier ainsi que la cérémonie de « Purification ». Restaient la soirée du « Grand Pardon », ce mercredi, et la cérémonie finale de la « Divulgation », vendredi. Le programme n'indiquait rien pour ce soir. Piquée par la curiosité, elle se leva et suivit les empreintes que le moine avait laissées dans le sable avant de s'engager sur le chemin qui s'enfonçait dans la végétation.
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