Sonia essaya de donner un sens à ce qu'elle venait de voir.

« Quoi... c'est tout ?

— Oui, tu t'attendais à quelque chose de plus spectaculaire ?

— Mais, il est mort ?

— En principe, oui.

— Il aurait pu simplement se téléporter, non ?

— Non, je ne pense pas. S'il a fait son devoir, il a effacé son avatar d'Autremonde. Ce qui veut dire qu'il n'est plus dans la base de donnée. Ces anciens amis peuvent voir si l'avatar est juste ailleurs dans le réseau, absent ou vraiment inexistant. S'il efface son profil, il n'est plus détectable.

— D'accord, il a effacé son avatar. Mais je suppose qu'il peut s'en refaire un nouveau, non ? »

  Toute cette cérémonie ressemblait un peu trop à une supercherie. Mais à quoi s'attendait-elle dans un monde virtuel ?

« Ta réaction est typique d'un nouveau résident. Tu vois encore Autremonde comme un jeu. Mais les gens qui vivent leur vie virtuelle depuis des années ne voient pas les choses de la même manière. Crois-moi, ceux qui font partie de ce groupe spirituel sont, pour la plupart, des gens qui ont trouvé un sens à la vie dans Autremonde, ils s'identifient littéralement à leur avatar. Ils se sont construits un autre moi ; dans certains cas, c'est un véritable dédoublement de personnalité. Crois-moi, le mot sacrifice prend tout son sens pour ceux qui s'y prêtent.

— Mais personne n'est mort là ! s'insurgea-t-elle. Et il peut se reconstruire exactement le même avatar, non ?

— Oui. Mais... qui le reconnaitra comme tel ? Pour le groupe dans lequel il a grandi, il est mort. Revenir c'est remettre en cause tout ce pourquoi il aurait vécu et ce en quoi ses amis croient. Il reviendrait comme celui qui a échoué alors qu'il est mort en héros. Tu sais, perdre un avatar, c'est perdre une partie de sa vie, c'est perdre une partie de soi. Tu n'as jamais ressenti un grand vide à la perte de quelque chose à laquelle tu tenais beaucoup ou une personne à qui tu étais attachée ? »

Sonia sentit son estomac se nouer. Ce n'était pas le genre de choses auxquelles elle voulait penser.

« Qu'est-ce qui nous dit qu'il tenait à son avatar ? renchérit-elle.

— Si Molan n'avait que deux semaines dans Autremonde il n'aurait pas été le sacrifié. Je ne connais pas son cas, mais je ferai mes recherches. »

  Selon Oculus, le groupe fêtait la 13e année de l'ordre religieux et apparemment, c'était une date clé, un peu comme la fin du calendrier Maya. Ils avaient certainement choisi un cadre du mouvement, un ancien, quelqu'un dont la présence - et donc la disparition - importait à la communauté. Peut-être même que Molan faisait partie des hauts dignitaires de la branche européenne de Xil'm til.

  Il interrompit ses explications lorsque la foule lança un cri comme une seule voix en levant les bras vers le ciel. Il fit de même. Sonia l'imita.

« Selon leurs croyances, reprit-il, l'homme doit se détacher de son enveloppe charnelle pour atteindre le Xil'min, sorte d'extase ou de plénitude. Si Molan était complètement identifié à son avatar, la séparation devrait le mettre dans un état psychique susceptible de lui entrouvrir les portes de Kisthanim. Autrement dit, le paradis. »

  Un grand silence enveloppa la place et Sonia n'osa plus poser de question. Elle suivit le reste de la cérémonie en essayant de s'imaginer le pauvre Molan derrière son écran d'ordinateur, tentant en vain de voir les portes de la cité magique s'ouvrir jusqu'à ce que la porte de sa chambre ne s'entrouvre sur le visage de sa mère venue lui dire que le diner était prêt.

  Brusquement, elle se sentit happée, la foule disparut, laissant place à l'ambiance claire et épurée de l'agence No limit. Les vingt minutes étaient écoulées. « Heureux de vous revoir en bonne santé ! s'exclama Alphonse. J'espère que votre voyage fut plaisant !

— Bon..., fit un Oculus hésitant. Je crois que... c'est terminé. »

  Le retour avait été brutal. Sonia se sentait désorientée. L'instant d'avant, elle était au milieu de la foule et, en une seconde, elle avait été téléportée en ville.

  Ils remercièrent chaleureusement Alphonse pour son excellent service et sortirent dans la rue. Tout comme sur l'ile, il faisait encore nuit en ville, mais le soleil d'Autremonde ne tarderait pas à se lever.

« Ouah ! s'exclama Oculus. C'est bon là, j'ai mon article !

— Je crois que suis trop rationnelle pour comprendre, insista Sonia. Le type derrière son écran d'ordinateur, il est pas mort, il fait quoi, là ?

— Il faudrait lui demander. Mais tu ne dois pas te focaliser sur l'aspect technique. En réalité, la religion de Xil'm til a un ancrage très ancien. Le mythe de la cité divine est très vieux. Cette cité est parfois située dans le ciel, ou alors au centre de la terre, mais il n'y a pas de chemin physique pour l'atteindre. »

  Oculus, porté par l'enthousiasme de sa soirée, offrit à Sonia un petit cours accéléré de religion autremondienne. C'était par la spiritualité que l'homme pouvait ouvrir les portes de la cité divine. D'après lui, ce détachement entre le corps et l'esprit était un élément récurrent qu'on retrouvait d'ailleurs dans la plupart des religions. Autremonde, par cet aspect de détachement naturel entre corps et esprit avait offert à ces croyances une nouvelle jeunesse, une forme d'application pratique qui n'avait pas échappé aux plus prosélytes des joueurs. Maintenant, Oculus ne pouvait pas dire ce qu'il adviendrait de la partie réelle de Molan. Trouverait-il la plénitude ou perdrait-il la raison ? Reviendrait-il en catimini sous une autre forme ? L'important n'était pas là, ce qui comptait c'était la dynamique de masse, si les gens ne croyaient pas un tant soit peu en ce qu'ils faisaient, ils ne le feraient pas. Xil'm til était un mouvement puissant qui comptait des milliers d'adeptes et ils pensaient vraiment qu'Autremonde leur permettrait d'effectuer l'ascension, ou la descente – tout dépendait où l'on voulait situer Kisthanim -, car il favorisait l'état de méditation transcendantale et la séparation corps-esprit. Oculus éprouvait une sorte de fascination pour ce mouvement. Penser que la technologie de l'information était la clé du paradis, c'était très moderne.

« D'aucuns diront que c'est une secte, mais vu que c'est le premier mouvement spirituel né dans la virtualité, personnellement, je définirais plutôt Xil'm til comme la plus ancienne religion d'Autremonde ».

  Sonia quitta Oculus en lui promettant d'acheter son magazine dès qu'il sortirait l'article. En se déconnectant, elle était encore songeuse sur ce qu'elle avait vu et entendu. L'avatar de Molan avait disparu dans les flammes spirituelles, sorte d'iconostase ouvrant les portes de la cité divine et l'assemblée lui avait offert un ultime viatique pour l'accompagner dans son voyage. Etait-il censé avoir été frappé d'illumination dans le monde réel ? Son esprit avait-il atteint un autre seuil de conscience ? Ou était-il mort d'une crise cardiaque en même temps que son enveloppe virtuelle comme si les deux étaient liées par le processus de Xil'm til ?

  Ce soir-là, elle resta pensive un long moment, allongée dans son divan. Le silence inondait son appartement et l'écran de son ordinateur projetait une image noire inerte. Son ordinateur n'était pas vivant, elle en était persuadée, il ne reflétait aucune essence divine, juste une somme de circuit intégrés et toute une série de composants dont elle n'avait idée. Il n'était pas vivant. Pourtant si Dieu était partout, pourquoi pas là non plus ? Et si son ordinateur la regardait, que penserait-il d'elle ? Qu'elle n'était qu'une somme de composants organiques qui effectuait des tâches la journée et s'éteignait pendant la nuit ? Que penserait-il, s'il pouvait penser ?