7-5 Le 1000th Soul

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  Xena s’était métamorphosée. Sonia ne pouvait détacher son regard de sa guerrière, moulée dans une robe de soirée à paillettes argentées, remontant jusqu’au-dessus des genoux, fendue dans le dos et pourvue d’un décolleté en V plongeant. Elle offrait une silhouette sexy et élégante. La farouche combattante avait troqué son arme de destruction pour une arme de séduction. Prêtée par Laura pour la soirée avec les chaussures à talon assorties, la robe sonnait comme un produit d’appel, mais l’effet était bluffant ; à présent, son avatar était une femme vraiment belle, attirante. C’était fou comme un simple vêtement pouvait changer une personne !

  Sonia se demanda ce que la robe donnerait sur elle. Ses fesses jadis rondes commençaient sérieusement à s’affaisser par manque d’exercice et elle avait plus de ventre que Xena. Une robe si moulante risquerait de faire ressortir des volumes mal agencés. Une tenue ajustée pouvait s’avérer une arme à double tranchant pour une guerrière du dimanche. Elle avait toujours opté pour un profil bas en termes vestimentaires, ce qui ne posait pas de problème vu qu’elle ne sortait pas en discothèque. Xena allait se permettre des frivolités qu’elle-même s’épargnait dans la vie réelle.

  Henry lui avait remis une carte d’invitation pour le 1000th Soul. Le 1000th Soul était une discothèque huppée, un genre de club privé, où lui et ses amis aimaient se retrouver. Quelle surprise allaient-ils lui réserver ? T’as jamais pensé à prendre un vol au hasard ? C’était exactement le sentiment qu’elle avait. Elle avait pris un billet d’avion en last minute et s’était envolée vers un monde inconnu. Ses vacances partaient dans une direction imprévisible. Huit heures. C’était le moment. Certes, huit heures du matin, c’était un peu tôt pour sortir en discothèque, mais décalage horaire oblige avec ses hôtes, il fallait s’adapter. Xena se téléporta à l’entrée de l’établissement.

  Il faisait nuit. De pâles lampadaires jaunes éclairaient à peine l’obscurité d’une ruelle encaissée entre de vieilles façades. Quelques vieux modèles de voitures des années 50’ garées le long du trottoir offraient un parfum de nostalgie cubaine. Le ciel s’éclairait d’une lune argentée, pleine et lumineuse, se dévoilant peu à peu derrière les épais nuages. L’entrée de la discothèque était tout ce qu’il y avait de plus sobre : une porte noire vissée sur un mur de brique, surmontée d’une enseigne lumineuse « 1000th Soul » à l’éclat vacillant. Un sorteur gardait l’entrée : un mastard habillé de noir, immobile, dont le seul signe de vie dansait sous forme d’une fumée de cigarette échappée de sous son chapeau à bords larges. Elle approcha. Le sorteur releva la tête et, d’une voix grave, lui demanda sa carte de membre. Elle lui remit le billet d’Henry. Il acquiesça. « Attention à la marche » lança-t-il juste avant de fermer la porte derrière elle. Elle avança dans un corridor, étroit, obscur, jusqu’à un rideau épais. Des sons étouffés s’échappaient de derrière… Elle traversa.

Et elle tomba.

  Elle tomba en chute libre dans un chaos de sons et de lumières. Tout tournoyait autour d’elle, des ombres, des couleurs, des distorsions sonores évoquant des basses de musique techno, tout voltigeait dans un tumulte indescriptible, elle tournait, tournait dans ce précipice sans fin. Quand allait-elle donc s’écraser ? Puis, peu à peu, le mouvement décéléra, et elle comprit qu’elle ne tombait plus depuis un moment, elle se contentait de tourner sur elle-même, en suspension dans l’air. Le ralentissement aidant, la musique se faisait plus claire, plus constante à ses oreilles et les ombres commençaient à prendre des formes humaines, les lumières dessinaient des objets. Elle perçut enfin son environnement. La musique pulsait dans ses écouteurs sur des rythmes percutants. Elle était entourée de dizaines de personnes dans toutes les directions, devant, derrière, en haut, en bas, dans une gigantesque piste de danse en trois dimensions, des lumières multicolores giclaient en tous sens, elle ne savait plus où donner du regard. Il n’y avait ni sortie ni entrée, le sol était loin d’elle, mais aussi, partout autour d’elle.

  Elle voyait des gens marcher au loin, ici s’asseoir à des tables, là-haut commander à un bar, ils étaient partout à la fois. Elle lévitait au centre d’un immense globe d’apesanteur. La piste prenait tout le volume de la sphère et le sol couvrait toute sa surface intérieure. « Attention à la marche… » Attention à la marche ? Mais il s’est bien foutu de moi !

  Fascinée, elle observait.

  Ici les codes de la danse étaient revisités ; sans véritable support solide pour effectuer les mouvements traditionnels, beaucoup de danseurs optaient pour le mouvement perpétuel, tournoyant dans un sens, prenant appui sur une autre personne pour repartir de plus belle. Certains avatars fusaient à travers l’air, tels des hommes canons, en ricochant d’un bord à l’autre. Un couple effectuait un ballet spectaculaire où chacun donnait l’impulsion à son partenaire, tournoyant, puis faisant tournoyer ; à un moment, la femme effectua une rotation autour de l’homme comme un astre autour d’un soleil. Plus loin, un duo tentait, lui, de reproduire des pas de salsa, mais à un certain point, leurs mains se ratèrent et la femme s’en fut, portée par son élan, tandis que son compagnon incrédule la regardait, le bras tendu dans le vide. Néanmoins, la grande majorité, par facilité ou par jeu, se contentait de se mouvoir dans l’espace, dansant pour soi et pour tous à la fois, tantôt s’appuyant, tantôt servant d’appui à l’ensemble de la communauté pour former un tout organique, cohérent et désarticulé, où chacun jouait son rôle, comme un essaim d’oiseaux tourbillonnant dans l’air, pulsant au rythme de la musique.

« Je te vois Xena ». Le message s’était affiché en bas de son écran.

« Henry ? Où es-tu ? »

« Je t’envoie un messager. »

Un messager ? se demanda-t-elle. L’instant d’après, un petit oiseau lumineux en or voltigeait autour d’elle. « Suis-le ! ».

L’oiseau se fraya un chemin au milieu des danseurs, puis s’arrêta lorsqu’il constata qu’elle ne le suivait pas. « Comment on se déplace ici ? » écrivit-elle.

« Il faut battre des ailes. Si tu n’as pas les mouvements, tu peux utiliser la nage. Ça marche aussi. »

  A contrecœur, Sonia se mit à battre l’air avec les bras. L’effet devait être grotesque. Elle soupira profondément en s’imaginant le ridicule qu’elle susciterait si quelqu’un la voyait dans son salon.

  A l’extérieur du bâtiment, elle n’avait pas besoin de gigoter pour voler, la lévitation était une fonction de base qui ne requérait aucun geste particulier. Ici par contre, les règles différaient. Autremonde ne fonctionnait donc pas de façon uniforme. Au terme de quelques zigzags, elle parvint à l’extrémité de la piste et doucement son avatar amorça sa descente vers le sol. Elle aperçut Henry un peu plus loin qui lui faisait signe de la main. Il était assis à une table avec quelques personnes. Elle toucha le sol délicatement, comme un ange descendu du ciel. Au-dessus, les danseurs papillonnaient dans leur bulle géante. La sensation en bas n’en restait pas moins étrange ; la gravité empêchait de flotter, mais où qu’elle mette le pied, elle avait la sensation d’être dans le creux d’une vallée.

  « Bienvenue dans la discothèque la plus cool que je connaisse ! lança Henry qui s’était levé pour l’accueillir. J’espère qu’elle te plait ! » Sa voix était parfaitement audible. A sa sortie de la piste, le niveau des décibels avait baissé d’un cran. « J’ai l’impression d’être dans un vaisseau spatial ! ». Henry était vêtu d’un jean et d’une chemise blanche éclatante que de petits éclairs phosphorescents traversaient par intermittence.

« J’aime beaucoup ta chemise, dit-elle.

— Ah ah ! Merci, elle m'électrise ! Mais Xena, laisse-moi te présenter mes amis : Elena, Strike, Mona, et enfin Joe et Laura que tu connais déjà ».

  Autre particularité de l’endroit, les conversations repoussaient automatiquement la musique en arrière-plan, le son augmentant progressivement lorsque les échanges verbaux cessaient. Les amis d’Henry étaient vêtus avec goût. Joe portait un blazer bordeaux sur une chemise blanche et un jean brodé de dessins dans un style urbain,

  Strike, qu’elle rencontrait pour la première fois, avait opté pour un avatar résolument plus jeune qu’Henry et Joe - dans les vingt ans -, mais peut-être était-elle influencée par le son de sa voix, indiscutablement juvénile. De taille et de corpulence moyenne, il avait un visage au teint rose, des yeux bleu clair et des cheveux flavescents. Son pantalon de cuir noir tranchait avec sa chemise orange à col large.

  Les femmes, plus que les hommes, attiraient d’emblée le regard. Mona était grande et belle, elle avait des cheveux noirs mi-longs, des yeux vert menthe et une voix chaude et charismatique. Elle portait une longue robe rouge à sequin hors d’épaule, doublée d’une surjupe en flanelle, dévoilant, sous de délicats lacets entrecroisés, un dos nu jusqu’en haut des fesses. D’un raffinement inouï, elle avait tout de la femme du monde et n’aurait pas dépareillé dans la haute société.

  Elena, de son côté, était plus petite et aux formes affirmées. Elle avait un visage ovale, des yeux marrons en amande, une bouche pulpeuse, des cheveux noirs volumineux et une peau plus mate. Elle portait une robe de soirée noire en paillettes, à la coupe fourreau, décorée sur le buste de gemmes et dont la longueur ne cachait rien de ses cuisses charnelles. Elle faisait plus jeune que Mona et rappelait davantage le style de Sandra.

  Mais des trois femmes, c’est Laura qui gagnait la palme de l’attractivité. Enveloppée dans une longue robe turquoise éthérée et coiffée d’une couronne en argent de fleurs stylisées, elle incarnait une vestale moderne, lumineuse, au service d’un Dieu. Le tissu long vaporeux en mousseline lui conférait un aspect flou, romanesque ; le bustier de la robe se muait en un corset ajouré ciselée d’arabesques scintillants, offrant d’un côté des pans de peau nue et de l’autre une draperie soyeuse tombant depuis l’épaule. Sonia comprenait à présent pourquoi Laura lui avait prêté sans remord une si belle robe. Aussi sensuelle fut-elle, Xena ne souffrait aucune comparaison avec la prêtresse de la séduction.

« Regardez, fit Joe, ils sortent les canons à bulles.

— Super ! se réjouit Henry. On y va ? »

  De différents endroits, des canons tiraient des jets de mousse qui se propageait sur la piste en se transformant en boules de savons géantes. « Il faut en profiter Xena, expliqua Mona, ils ne les sortent pas tous les jours ». Sonia suivit le groupe qui s’était levé, à l’exception de Strike qui précisa de façon énigmatique : « Allez-y, je vous rejoins, mon autre avatar a un besoin pressant ». Tous se lancèrent vers la piste, comme un groupe de super-héros s’envolant vers un glorieux destin. En l’occurrence, des boules de savons. Avant de décoller, Laura écarta les bras en tenant deux pans de sa robe entre ses doigts comme deux grandes ailes fluides. Sous le voile translucide, on devinait chaque courbe de son corps et il était patent qu’elle ne portait rien d’autre en dessous. Elle évoquait une sylphide sublime s’élançant vers le ciel.

  En moins d’une minute, toute la sphère de danse fut saturée de boules de savons géantes. Mais contrairement à ce que Sonia s’imaginait, celles-ci n’explosaient pas au moindre contact. Au contraire, elles avaient tendance à avaler les avatars qui s’en approchaient et ne les laissaient pas ressortir. En quelques minutes, des dizaines de danseurs se retrouvèrent prisonniers des boules de savons et tournoyaient dans les airs. Les boules s’entrechoquaient les unes contre les autres et rebondissaient dans tous les sens comme sur une table de billard.

  Prisonnière de sa propre boule de savon, Sonia fut ballottée d’un bout à l’autre de la sphère pendant de longues minutes comme un pistil soufflé par le vent, avant de saisir le mécanisme de déplacement : balancer des coups de pieds. La bataille n’en devint que plus acharnée et vibrante, les fous rires plus nombreux, notamment lorsque la boule d’Henry fut éjectée de la piste et explosa, abandonnant son passager cul sur une table au milieu d’un groupe d’inconnus. Peu à peu, les boules finirent par éclater les unes après les autres et la piste retrouva un semblant de cohérence.

  Très vite cependant, les haut-parleurs annoncèrent le début du cours de salsa et la sphère fut à nouveau remplie. Sur fond de musique cubaine, un professeur donna un cours de danse hypnotisant. Il décortiqua une série de mouvements très classe - avec option d’achat - et expliqua comment les utiliser en rythme avec la musique, offrant une démonstration en couple, riche de sensualité. Dans le groupe d’amis, Mona était la grande danseuse ; elle décida d’ailleurs de faire l’éducation de Xena. Au terme de la soirée, Sonia avait appris les rudiments de la danse en milieu virtuel et s’était vu remettre par son professeur une liste d’achat de mouvements obligatoires avant leur prochaine sortie.

  Les activités surprises se succédèrent à l’image de la tornade qui emporta le groupe dans une farandole folle autour de la sphère ; sans oublier la danse en milieu obscur : pendant une vingtaine de minutes, la sphère fut plongée dans le noir, tantôt mitraillée de fugaces rayons lasers, tantôt la cible de balayages scanner qui radiographiaient chaque avatar et faisaient apparaitre son squelette. Dans les moments de totale obscurité, Sonia nota que certains vêtements se mettaient à luire. C’était évidemment le cas d’Henry avec ses éclairs foudroyants, lézardant son corps, mais surtout Laura dont la robe diaphane s’illumina dans la nuit, la métamorphosant en une déesse de la lune rayonnante, captivant d’autant plus les regards qu’elle laissait découvrir son corps dans une parfaite nudité. Bien d’autres danseurs faisaient montre de caractéristiques visuelles inédites que seule la nuit dévoilait, plongeant la sphère dans une tout autre aura.

  Au bout d’une longue nuit, le groupe se sépara, certains pour aller dormir, ou comme Sonia, pour aller déjeuner. Mona lui avait donné rendez-vous le lendemain chez Grâce pour compléter sa collection de mouvements avant de retrouver le reste du groupe sur le yacht d’Henry amarré quelque part dans le port de Cameron’s Dock.

  Elle était invitée pour une croisière sur l’océan à destination d’un archipel touristique et avait l’impression d’avoir passé avec mention un examen d’entrée. Elle qui n’était pas la plus ouverte ni la plus démonstrative personne du monde, elle avait de quoi être contente. On avait apprécié sa présence. Cette soirée avait donné l’opportunité à une Xena féminine et mondaine de s’amuser et découvrir de nouvelles facettes de la vie d’Autremonde ; mais aussi à Sonia de se mettre à jour sur les tendances musicales du moment, Elena l’aidant gentiment à faire le tri entre les créations propres à Autremonde et les succès qui rythmaient les boites de nuit de la vie réelle.

  Elle retira son casque et le posa délicatement sur son bureau. Elle avait les yeux qui piquaient. L’aiguille de l’horloge venait de faire un bond de quatre heures. Quatre heures en discothèque…, réalisa-t-elle incrédule. Un silence pesant régnait dans l’appartement ; pourtant, par moment, elle entendait encore la musique du 1000th Soul dans ses oreilles. Demain soir, pour son deuxième jour de vacances, elle partirait donc en croisière sur un yacht privé…

  Elle sourit. Quelque chose avait changé. Le petit oiseau timoré, longtemps terrifié par le vide, venait de poser ses pattes sur le rebord du nid. Il allait enfin déployer ses ailes.

Et prendre son envol.

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