9-2 Le prisme
Sonia fit volte-face et galopa dans la direction opposée. Une foule de pensées lui traversaient l’esprit : téléportation impossible… vol impossible… les jeeps sont de l'autre côté… se cacher dans les arbres… le ranger était surement au courant… Enfin, elle se rappela les paroles d’Henry « On ne peut pas mourir ici ». Au même moment, au milieu des cris de débandade de ses compagnons, giclèrent « Attention Henry ! » suivi de « l’enfoiré ! ». Tournant la tête, elle vit, au milieu des hurlements de Sandra, Henry broyé dans la gueule du monstre. La bête l’avait happé d’un coup et seules ses jambes dépassaient encore d’entre les dents acérées. Elle en eu l'estomac retourné . « Il va le couper en deux ! » gémit Sandra. « C’est impossible ! s’étrangla Joe. Impossible ! » Henry se débattait en jurant. La gueule du monstre s’ouvrait et se fermait sur le corps désarticulé, tentait de le déchiqueter. « Mon Dieu, je veux pas voir ça ! » gémit Mona.
« Impossible, répétait Joe. Impossible, elle peut pas ! Pas ici ! ». Sonia, les yeux écarquillés, ne pouvait plus détourner son regard de la tragédie qui se jouait devant elle. « Mais elle va nous le gober en entier ! » cria Sandra. « Merde, lâcha Antonio, ça nous fait une belle jambe d’être immortel, si c’est pour finir dans un estomac ! ». « Mais lâche-moi, saloperie ! » hurlait Henry. Comme en réponse, la bête fit pivoter sa tête et d’un mouvement brusque catapulta l’avatar d’Henry. Celui-ci vola sur vingt mètres avant de s’écraser sur le sol.
L’animal jugea les minuscules avatars éparpillés sur la place, puis se désintéressa d’eux et repartit en courant par où il était venu. Tous se précipitèrent au chevet de la victime. Son avatar semblait intact, bien qu'il fut couvert d'une substance visqueuse et sa chemise était en partie déchirée. « Je vais bien, rassura-t-il en se relevant. J’ai toujours pensé que les avatars n’avaient aucun goût… »
Alors qu’au loin on entendait encore le son des pas du monstre, le petit groupe tint conciliabule autour de leur chef. Encore sous le choc, chacun essayait de comprendre le sens de ce qui venait de se produire. La bête était gigantesque et il y eut débat sur sa nature. Interrogé, le ranger confirma qu’il ne s’agissait pas d’une espèce commune de l’ile. « Heureusement qu’on ne sent pas les odeurs, dit Henry, je voyais que ça puait là-dedans ». Antonio y alla de son analyse : il était évident que cet animal n’était pas piloté par un homme, un homme normal aurait foncé sur la sexy Xena en maillot moulant plutôt que sur un homme habillé en aventurier. Sonia ne vit pas trop l’intérêt de ce commentaire, mais se demanda quand même si quelqu’un ne la considérait pas comme un appât dans le groupe.
« Heureusement qu’on n’était pas dans un monde de batailles, fit Laura.
— Tu aurais fini en chair à pâté, précisa Joe.
— En tout cas, je ne crois pas que c’était un hasard, analysa Sonia, il a fallu que tu sortes le prisme pour que la bête surgisse.
— Je suis d’accord, acquiesça Henry, aucun doute que le… »
Il s’interrompit. « Henry ? s’enquit Mona.
— Le prisme ! s’exclama-t-il. Le prisme !
— Quoi, le prisme ?
— Le prisme, bordel ! Où est le prisme ? »
Après avoir revu son inventaire de fond en comble, Henry en conclut qu’il ne possédait plus le prisme. Il devenait évident que la bête ne s’était pas attaquée à lui par hasard, mais pour lui dérober la précieuse pierre. « On peut voler des objets dans Autremonde ? s’étonna Sonia.
— Apparemment, dit Joe, un rien perplexe.
— Décidemment, ce jeu est de plus en plus réaliste » constata Antonio.
« Oui… » approuva lentement Henry.
« Réaliste ? coupa Joe. T’as vu la gueule du voleur ? ».
Après un court débat, la conclusion s’imposa d’elle-même : cet incident devait faire partie de la chasse. Donc, ils devaient récupérer le prisme. Donc, il devait être possible de récupérer le prisme. Donc, il fallait partir à la poursuite de l’animal.
« On suit ses traces, dit Henry. Il est arrivé vite, il n’est donc pas apparu très loin d’ici. »
Ils écartèrent l’idée de prendre les jeeps. Le chemin était jonché de troncs et branchages, victimes de la furie du monstre géant. Sonia en profita pour retransformer Xena en guerrière.
Henry prit la tête du groupe et s’élança dans une course poursuite sur les traces du pickpocket. Etrangement, à courir ainsi vers le danger avec ses compagnons, Sonia se sentait plus confiante avec ses bottes et son épée accrochée dans le dos. Dans un univers de non-combat, une épée ne devait en théorie pas lui être d’un grand secours. Néanmoins, elle était dans une quête un peu spéciale où les règles générales d’Autremonde ne semblaient pas s’appliquer à la lettre. Était-ce cela, une mission de niveau 12 ? Toujours était-il qu’elle se sentait moins vulnérable en guerrière qu’en pin-up, et elle ne pouvait rien faire contre ce sentiment.
Les sept avatars couraient le long de la piste, sautant au-dessus des débris comme les concurrents d’une course d’obstacle. Sonia constata que les arbres arrachés conservaient leur matière une fois tombés et formaient des encombrements bien réels sur le chemin. À intervalles, on croisait sur le sol des empreintes profondes dans lesquelles Xena aurait pu s’asseoir. « Là-bas » s’écria Henry. La piste les avait irrémédiablement attirés vers la montagne et s’élevait vers une sorte de colline abrupte couverte de végétation. Ici les arbres étaient plus courts et les traces du monstre moins marquées.
« Où est-il parti ? » s’étonna Joe.
« Regardez ! » cria Sandra.
Elle indiquait un pan de terre écroulé sur la droite. Sonia repéra aussitôt des empreintes du monstre sur le sol. Henry invita Joe et Mona à escalader le monticule. « Vous y verrez peut-être plus clair de là-haut. En attendant, nous, on va continuer à suivre les traces de la diva en contournant la bute ».
« C’était quoi comme bête ? murmura Sandra.
— Si c’était un dinosaure, c’était une nouvelle espèce, jugea Henry.
— Les dinosaures du parc ont une étiquette publique, précisa Antonio, une sorte de carte d’identité accessible par simple scanning. Bien sûr, cette bête-là n’avait pas de carte d’identité, je ne crois pas que… »
Il se tut. Devant eux, deux grands piliers de granit sculptés se dressaient au milieu d’une petite clairière jonchée de pierres. De ce coté, la colline était en partie effondrée et laissait deviner un passage vers l’intérieur. Sonia remarqua qu’il n’y avait plus trace des arbres arrachés formant l’autoroute à dinosaures. Mêlées au pan de terre affaissé se distinguaient des pierres taillées. « Ce truc n’est pas une colline » nota Antonio. Au-delà de la clairière, la forêt intacte reprenait ses droits. Le monstre s’était arrêté tout près. Sandra passa sa main sur un des piliers. « Ils sont lisses, on dirait qu’ils ont été nettoyés.
— C’est bien un commentaire de bonne femme ça…, conclut le latino.
— Hey ! Fais gaffe à ce que tu dis, toi ! Tu les trouves pas un peu bizarres, ces deux colonnes ?
— Bah, non… A part que c'est les deux seuls trucs qui tiennent encore tout droit.
— Ah oui ? C’est bien un commentaire de mec, ça !
— Hein, com… comment ça ? »
« Et là-haut ? cria Henry. Ça donne quoi ? ». La tête de Joe dépassa du sommet de la butte. « Pas grande chose, mais une crevasse s’est formée au centre. Il y a un grand trou, on dirait un puits. On devine une construction là-dessous, mais c’est sombre ! ». Enfin, il confirma : « Et pas de trace du gros lézard ! ». En attendant que le groupe ne se reconstitue, Sonia tâcha de deviner la forme d’ensemble de la construction cachée dans le tumulus. Ce pouvait être une sorte de pyramide Maya un peu aplatie. En tout cas, le monstre avait disparu et il n’avait pas pu rentrer là-dedans à moins de rapetisser - possibilité à ne pas écarter.
Henry sortit une lampe de poche et dirigea le faisceau dans le tunnel. « Y a des parois en pierre. C’est un couloir. Allons-y !
— Heureusement qu’on peut pas crever ici ! commenta Joe. Ça pue le piège à des kilomètres.
— C’est bon, répondit Henry, je suis immunisé. Qu’est-ce qui pourrait m’arriver de pire que me faire mâchouiller vivant dans la gueule puante d’un lézard ?
— Je te le dirais bien, fit Antonio d’un ton calme, mais je ne voudrais pas donner de mauvaises idées à Sandra.
— Aïe, ne dis rien ! ».
Et sur ces mots, Henry s’enfonça dans le couloir.
« Eh ! ça va vous deux ? s’exclama Sandra. Je ne vous dérange pas là ? »
Le petit groupe s’enfonça dans le cœur de la colline le long de murs couverts de glyphes. Sonia ne pouvait pas distinguer clairement les gravures, le faisceau de la lampe n’éclairant que trop faiblement et trop vite les murs. Le couloir les mena droit à une grande salle. De forme carrée, elle devait faire dans les cinq ou six mètres de côté pour un bon quatre mètres de haut. « Vous pensez que c’est assez grand pour abriter notre monstre ? demanda-t-elle.
— Si jamais il baisse la tête, jugea Henry.
— Alors soyons prudent » conclut Joe.
La salle était dépourvue de tout ameublement, à l’exception d’un socle de pierre posé en son centre au pied duquel gisaient de la terre et des gravats. À sa verticale, la lampe d'Henry dévoila une cheminée creusée dans le plafond qu’on devinait remonter jusqu’à la surface. Si ce n’était un pan de mur effondré sur la droite et les quelques débris tombés de la cheminée, l’endroit était en parfait état. « Regardez » fit Laura. De sa lampe de poche, elle éclairait un grand tableau gravé à même la pierre sur le mur du fond. « On dirait une carte, jugea Mona. Oui, c’est l’île. Pas de doute.
— Bon ! s’enthousiasma Laura. Une chasse au trésor sans une vraie carte, ce ne serait pas une vraie chasse au trésor ! »
La carte représentait l’ile et ses environs directs. Le volcan y était clairement dessiné avec la fumée émanant de son sommet et plusieurs endroits étaient marqués d’un cercle. Chaque lieu s’accompagnait d’une inscription dans une écriture inconnue faite d’idéogrammes géométriques.
« Je vais scanner les mots et chercher les traductions sur le net, dit Joe.
— Ne perds pas ton temps, dit Henry. Je doute que ce soit utile. Si tant est que ces textes veuillent dire quoi que ce soit. »
Sonia laissa ses compagnons débattre sur l’emplacement de chaque village. « Pas de doute, dit Joe, on est là au milieu, le point dans les contreforts du volcan. Je viens de vérifier sur ma carte de l’île. Par contre, celui de gauche, si c’est censé représenter un village au bord de la mer, on va avoir un problème. Il est en plein dans la baie de Luna Blanca.
— Juste, confirma Henry, l’île n’a pas cette forme sur son flanc ouest. Il y a une grande baie creusée dans l’ile. C’est même très joli. Sur ce plan, le rivage est linéaire du sud au nord. Ce qui n’est pas le cas dans la réalité.
— La carte n’est pas correcte ? demanda Sonia.
— Ou alors elle très ancienne » répondit Joe.
Sonia tenta de cerner ce que la notion « très ancien » pouvait signifier. Était-il possible que les concepteurs aient imaginé un monde datant de l’antiquité et dont on pouvait retrouver des vestiges çà et là ? Et à priori quelques trésors ? Iraient-ils jusqu’à imaginer des changements dans la découpe des terres ?
« Et l’autre, à droite ? demanda Mona.
— J’ai aussi mes doutes sur celui-là, dit Joe. Si je ne me trompe pas, il est au beau milieu du fleuve noir.
— Le fleuve noir ? répéta-t-elle.
— C’est le surnom du flanc est du volcan, intervint à nouveau Henry. Le volcan est actif et les coulées de lave passent toutes par là. Il entre en éruption environ une fois par an. Et franchement, ça vaut le coup d’œil. J’y suis allé une fois, c’est super beau. Mais tout est ravagé là-bas…
— Bon, alors je ne demande même pas pour le point qui est mentionné juste sur le volcan !
— Au contraire, dit Joe. C’est peut-être là qu’il faut aller.
— C’est super logique ! s’insurgea Sandra.
— Oui, si tu y réfléchis bien, reprit Joe. On est dans une chasse au trésor. Il y a surement des fausses pistes. La solution la moins évidente est au final peut-être la bonne. Le volcan est avant tout une montagne. Et si ça tombe, elle est bourrée de galeries.
— Admettons, dit Sandra. Et comment on fait pour les trouver tes galeries ? »
Un long silence s’installa sur le groupe. Les lampes torches pointaient toutes vers le dessin du volcan gravé sur le mur. Sonia s’imaginait un village englouti dans un tsunami géant, un autre rasé par une éruption volcanique et enfin un réseau de mines creusées dans la roche, sillonné de rivières de laves ; et qui menait peut-être au centre de la terre, comme dans un roman de Jules Verne.
« Et le ranger ? se rappela-t-elle soudain. Il a pas dit qu’il organisait une visite guidée dans le volcan ? Ou quelque chose comme ça ? »
***
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