10-1 A l'aube

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  Sonia but une gorgée de café et posa son regard sur le grille-pain. La tranche n’était pas encore prête, mais elle sentait déjà l’odeur de grillé qui s’en échappait. Bientôt, le toast sauterait de l’appareil comme une éruption de la bouche d’un volcan. Un monstre féroce, un volcan dans une petite île tropicale, des anguilles préhistoriques, une civilisation disparue, un prisme, une opale…

Finalement, il n'est pas venu. Cette race de dinausaure ne bouffe que les prismes. Comment on appelle ça ? Un prismovore ?

  Ce n'était pas étonnant, l'opale était une sorte de protection. On mange rarement ce qui protège. Alors à quoi servait-elle ? La réponse se trouvait certainement dans un temple. Si le premier temple était celui du soleil et le second celui de la lune, à quoi pouvaient correspondre les autres ? D’anciens villages abandonnés ? D’autres temples dédiés au soleil ou à la lune ? Ou peut-être un site des étoiles ou de la nuit, qui sait ?

  Cette aventure n’avait pas encore dévoilé tous ses secrets. Tout comme ses compagnons d’aventure dont elle ignorait tout. Joe, Antonio, Henry, Mona, Laura, Sandra, qui étaient-ils dans la vraie vie ? Personne ne lui avait demandé ce qu’elle faisait, elle, qui elle était vraiment. Pour eux, elle était Xena, un point c’est tout. Ils attendaient probablement le même comportement de sa part. Tout réalistes qu’ils étaient, ils faisaient d’Autremonde un monde réel, un monde à part entière et leur poser des questions sur leur autre existence pouvait être insultant, tout du moins gênant. S’ils étaient là, c’est qu’ils avaient peut-être quelque chose à oublier ailleurs. Tout comme elle. Et puis tout n’était pas faux dans Autremonde : les émotions, la peur, la colère, le dégout, la joie, l’excitation et les rires, ils étaient vrais !

  Elle pouvait toujours imaginer ce que les autres étaient dans la vie réelle, essayer de deviner leur âge, leur activité, sur base de leur personnalité et du son de leur voix. Henry, par exemple, était riche dans Autremonde, il l’était surement dans la vraie vie aussi, il était cultivé, il aimait l’art et dépensait sans compter. C’était un leader. Il était peut-être chef d’entreprise, riche héritier ? Un bel homme en tous cas, entre trente-cinq et quarante-cinq ans, qui s'habillait avec goût et aimait la gastronomie et les belles choses. Joe était intelligent, fin stratège, analytique. Il connaissait Henry depuis longtemps. Peut-être travaillaient-ils ensemble ? Ou un ami d’enfance ? Ils avaient le même âge, sans doute.

 Elle secoua la tête. Trop facile. Qui sait s’il n’était pas chauffeur de bus en fin de compte ?

 Antonio était le grand fêtard du groupe à n’en pas douter. Il aimait s’amuser et courir après les femmes. Peut-être un latin lover refoulé dans la vraie vie, un simple comptable de quarante-cinq ans dans une grande entreprise, marié depuis vingt-cinq ans ? Un chômeur, un cuistot au McDo ? A moins qu’il ne fût vraiment ce beau gosse de trente ans, Casanova moderne, courant les clubs et les femmes en quête de la beauté ultime et l’amour fusionnel ?

 Quant aux filles, Laura était une séductrice, une beauté de magazine, elle voulait être belle et être vue, une croqueuse d’homme, chassant les mâles de sa voix suave et ses déhanchements envoûtants. Qu’en était-il vraiment ? Est-ce qu’une fille aussi aguicheuse, qui collectionnait les aventures et les hommes du bout de sa langue comme un philatéliste collant des timbres dans son album, perdrait son temps dans un jeu à faire en virtuel ce qu’elle faisait au quotidien avec de vrais hommes ? Peut-être était-elle une mère de famille de trois enfants, la cinquantaine, qui n’avait jamais connu qu’un seul homme dans sa vie… et dans son lit.

 Et Sandra ? Si énergique et impulsive, elle était plus jeune que les autres avec sa fougue, sa franchise et une sorte de naïveté farouche. Était-elle étudiante ? Avait-elle vingt ans ou déjà trente ans ? Et si elle se trompait et qu’elle en avait quarante ? Une guichetière absorbant à longueur de journée toute la frustration de clients sans vergogne, et qui le soir venu déversait ce trop plein d’émotions retenues dans un univers d’aventure et de folie ?

  Quant à Mona, la styliste du groupe, femme de goût et de mode, elle ne pouvait qu’aimer s’habiller dans la vraie vie. Était-elle designer de mode ou une vendeuse dans un magasin grand public ? Pire une chômeuse vivant de chimère et s’achetant dans un monde virtuel tout ce qu’elle ne pouvait se payer dans la réalité ? Elle l’imaginait plutôt comme une femme élégante de quarante ans environ cherchant la distraction et pourquoi pas un peu d’inspiration loin d’une vie stressante. Mais comment savoir vraiment ?

  Et quelle image les autres avaient-ils d’elle ? Elle était réservée, mais ne pensait pas donner l’impression d’une adolescente. Quelqu’un lui poserait peut-être la question, si d’aventure elle restait parmi eux. La réalité était un secret dans Autremonde tout comme Autremonde pouvait l’être dans la réalité. Connaitre le secret de la vie de quelqu’un pouvait réduire à néant son image, comme dévoiler le nom d’une sorcière pouvait annuler tous ses pouvoirs magiques. Que resterait-il du charisme d’Henry, si l’on apprenait qu’il était un vieux retraité grabataire qui cherchait à échapper dans Autremonde à une femme acariâtre. Réalistes ou pas, ils étaient là pour changer de vie ; et sans doute encore plus s’ils étaient des réalistes. Et elle dans tout ça ? Que voulait-elle ? Que cherchait-elle à faire, à être ? Une réaliste ou une étoile filante, une comète qui vient et va, dépense toute son énergie pour vivre la vie à toute allure et la consumer le plus vite possible ?

  Un milliard et demi d’utilisateurs dans le monde… et elle n’en connaissait aucun avant Sven ? Était-ce vraiment le cas ? Un milliard et demi d’identités secrètes ? Combien d’hommes et de femmes connaissait-elle dans la vraie vie qui avait une double existence dans Autremonde, des Mona ou des Antonio cachés derrière des visages de femmes d’affaire ou de collègues discrets ? Qui, dans son train, dans sa famille, à son bureau, s’imaginait qu’elle passait ses vacances, habillée en guerrière sexy à la recherche d’un trésor en compagnie d’inconnus ? Les apparences sont souvent trompeuses. Aurait-elle honte qu’on l’apprenne, qu’on découvre qu’elle joue la Xena pendant son temps libre ? Oui bien sûr ! Que penseraient-ils tous ? Qu’elle perd son temps, qu’elle fuit la réalité, ne s’accepte pas comme elle est, qu’elle trompe les gens et se trompe à elle-même ? Et pourquoi l’apprendraient-ils ? Chacun avait le droit à sa vie privée, elle ne faisait de mal à personne ! Qui dans la vraie vie, parmi ses connaissances, avait eu la chance de visiter les entrailles d’un volcan et de faire face à un monstre préhistorique sur une île tropicale dissimulant les vestiges d’anciennes civilisations ?

Un claquement retentit dans l’appartement. Le toast avait sauté du grille-pain et était retombé sur le plan de travail. Allait-elle finir par sauter elle-aussi ? Ou brûler avec ses secrets ?

***

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