10-4 Chasse à l'homme
Lorsque le silence reprit ses droits, une troisième pièce, plongée dans la pénombre, s'offrait à leurs yeux. D’emblée, Sonia sentit quelque chose d’étrange. La salle, plus vaste que la précédente était dans un état de déréliction avancée. Au centre se dressait les restes d’un portail de téléportation brisé en deux, dont la moitié gauche se tenait encore debout et la partie droite gisait en morceaux sur le sol. Des fatras de tessons, de statuettes brisées et de gravats jonchaient le sol. Le long du mur gauche, quelques jarres et poteries en argile avaient été préservées de la destruction tandis que des éboulis comblaient toute la partie droite de la pièce, une moitié du plafond s’étant effondrée à cet endroit. Un filet d’eau s’écoulait le long du remblai et formait une petite rivière qui glougloutait à travers la salle.
« Quel bordel… » murmura Henry.
Ils arpentèrent la pièce pendant quelques minutes sans trouver aucun indice ou objet digne d’intérêt. La console d’activation du portail était encore intacte, mais elle n’était plus d’aucune utilité.
« Qu’est-ce que c’est que ce jeu qui te donne accès à plein d’endroits totalement inutiles ? marmonna Sandra.
— Des fausses pistes ? risqua Sonia.
— Peut-être que ça fait partie du décor, suggéra Joe. La super civilisation disparue… »
« Ou alors, il nous manque une pièce du puzzle... »
Sonia fixait les restes du portail. Que s’était-il passé ici ? Était-ce vraiment l’œuvre du temps ? Ou quelque chose de plus terrible ? Elle secoua la tête. Elle se trouvait dans un jeu, inventé par des hommes, ou une intelligence artificielle. Rien n’était réel, alors pourquoi ressentait-elle cette excitation devant un décor d’archéologie, comme si elle était la première humaine à venir ici depuis des centaines, voire des milliers d’années. Son immersion dans Autremonde était de plus en plus profonde. Elle devait faire un effort conscient pour garder la distance.
En ressortant du tombeau, le ciel prenait des couleurs orange et mauves au-dessus des frondaisons. Sonia avait remarqué que le temps s’écoulait rapidement dans Autremonde. Joe lui avait confirmé qu’il passait en général deux fois plus vite que dans la réalité, même s’il s’étirait différemment selon les univers. Peu de commentaires furent échangés sur le chemin du retour. Sonia supposa que, comme elle, les autres étaient à l’affut d’un bruit suspect, un tremblement, ou tout autre indice annonciateur de danger. Mais rien. La pierre était à l’abri, confinée dans sa boîte noire.
Sur la plage, ils retrouvèrent les jeeps là où ils les avaient laissées. Le ciel avait pris une teinte sombre et la lune immense brillait comme un disque d’argent posé sur les contreforts du volcan. L’ombre de la mer déroulait ses vagues spectrales le long du rivage.
« Bon, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Henry. On retourne sur le bateau et on sort le prisme de là ? Ou bien on l’essaye ici ? »
La brise légère titillait les feuilles de palmiers éclairées par la pleine lune. Était-ce un hasard si la lune était pleine ce soir ou l’était-elle souvent dans Autremonde ?
« Elle est vraiment lumineuse ce soir » murmura Sonia.
« Rien ne nous dit que la bête va revenir, fit Joe. Il ne s’est rien passé quand tu as sorti la pierre là en-dessous.
— C’est vrai, dit Antonio. Si cette saloperie devait surgir à chaque fois, cette quête serait impossible.
— Bon, on va faire un test. Au moindre bruit, on saute dans les jeeps et on décampe. »
Sur ces mots, il ressortit la boîte de son inventaire et la tint dans ses mains.
« Avec un peu de chance on va voir tout de suite ce que le rayon vise. Vous êtes prêts ? »
Tous acquiescèrent. Quitte à, encore une fois, déchainer le chaos…
« Allez c’est parti ! »
Il releva le couvercle et sortit le prisme. Déjà, la chevelure de Xena se soulevait sous le souffle de l’alizé. La pierre se para d’une lueur bleutée qui doucement gagna en intensité. Comme attendu, le faisceau lumineux s’échappa d’une des faces de la pyramide de cristal et fila le long de la plage pour se perdre quelques dizaines de mètres plus loin dans la végétation. Sonia sentit une vibration. Une secousse traversa le sable. Un hurlement déchira la nuit. Du fond de la forêt, la terreur reptilienne marquait son retour.
« Ça recommence… dit Joe.
— Quelle plaie… » marmonna Henry.
Le sol trembla et, cette fois, à répétition. Henry rangea la pierre.
« Tous aux jeeps ! »
On voyait aux secousses que la cadence du monstre s’accélérait. Chaque pas de course du géant faisait trembler le sol. Il n’était pas loin du tout, mais sur une île aussi minuscule, il n’était jamais loin. Les avatars sautèrent dans les véhicules, les moteurs grondèrent comme des animaux féroces.
« Joe, passe devant ! » ordonna Henry tandis que la jeep amorçait un demi-tour en dérapant dans le sable. C’est alors qu’une masse gigantesque surgit derrière eux dans une violente déflagration de branchages et de troncs. Sonia crut voir un arbre tournoyer dans les airs si haut qu’il obscurcit la lune pendant un bref instant. La puissante patte s’enfonça dans la mer pour stopper la course du titan tandis que la queue géante fouettait la surface de l’eau en une explosion d’écume. La gueule immense se souleva vers le ciel et poussa à nouveau un hurlement phénoménal.
« Joe ! cria Henry. On décampe ! »
Dans un grondement de moteur fou, les roues de la jeep patinèrent en projetant une nuée de sable dans l’air, puis d’un bond, la machine se propulsa vers l’avant. Les véhicules filèrent le long de la mer sous le projecteur de la lune. Derrière eux, le monstre se lança à leur poursuite à une cadence qui allait en s’accélérant. La jeep vibrait à chaque bon du titan.
« On le distance ? demanda Henry.
— Regarde dans ton rétro…, répondit Laura avec un stoïcisme étonnant.
— Il est loin là, non ?
— Chéri, les objets dans le miroir sont toujours plus proches qu'ils ne paraissent.
— Merde.
— C’est pas grave... Va plus vite… »
Sonia vit aussi que le monstre revenait vers eux.
« Joe ! Accélère ! cria Henry.
— Attention ! répliqua ce dernier. Virage à droite ! »
Les deux véhicules arrivèrent au grand coude qui délimitait la partie est de la partie sud de l’île. Les jeeps partirent dans un énorme dérapage. Sonia retint son souffle. Henry hurla des séries de gros mots sous l’effet de l’adrénaline. Joe, lui, fut pris d’un énorme fou rire « On va tous crever ! » Avec Xena fermement accrochée à son siège, Sonia contempla les deux véhicules glisser comme un duo de patineuses sur glace.
C’est alors qu’elle sentit l’ombre la recouvrir. Machinalement, elle tourna la tête et vit la gueule du monstre en train de se refermer sur elle. Si elle avait pu, elle aurait senti son haleine fétide. Ce fut comme un film au ralenti, son cœur s’arrêta de battre dans sa poitrine, les dents immenses plongèrent sur elle. Elle était figée, paralysée. Laura hurlait. Mais le son de sa voix était distordu, lointain. Elle se sentie happée par la mâchoire. Les rangées de lames carnassières caressèrent son visage avant de dévier lentement leur course. L’ombre géante qui l’enveloppait se déporta et la lune, un instant masquée, réapparut derrière les écailles. Emporté dans son élan, le monstre alla s’écraser dans la mer en soulevant des gerbes d’eau de plusieurs mètres de haut.
Ce sont les paroles d’Antonio qui la reconnectèrent à la réalité. « Il s'est rétamé la gueule ! » hurla-t-il comme un dément. Tout le monde cria de joie. Sauf Sonia dont les yeux étaient restés figé sur la gueule béante. Dans la vraie vie, elle le savait, elle aurait été décapitée.
Les jeeps fusèrent sur la dernière ligne droite comme si elle se battaient pour un championnat du monde de vitesse.
« Je ne le vois pas, hoqueta Laura. Je ne le vois pas !
— On y est presque… » annonça Henry d’une voix rauque, alors qu’au loin se découpait dans l’obscurité la silhouette du navire.
Les deux véhicules freinèrent au dernier moment en dérapant sur de longs mètres avant de s’immobiliser. Le petit groupe sauta dans le sable et courut jusqu’au bateau en jetant des regards inquiets vers le bout de la plage. Ils s’engouffrèrent par la passerelle qu’Henry avait ouverte à distance et, moins d’une minute plus tard, le bateau naviguait en eau profonde.
« Bon, je crois qu’on est en sécurité maintenant, souffla Henry sur un ton léger. Tout le monde est là ? » Sonia sentait encore son cœur battre la chamade dans sa poitrine. Elle avait beau savoir que le monstre ne pouvait pas la tuer, elle gardait en mémoire sa gueule béante prête à la broyer.
« Je vais avoir des cheveux blancs » dit-elle d’une voix chevrotante.
Cette chasse au trésor était rocambolesque. Ils avaient perdu un prisme, en avaient trouvé un autre, mais ils étaient incapables de l’utiliser à cause de ce monstre géant.
« Bon, dit Henry. Rendez-vous demain à 23h EST pour une session de brainstorming. Tâchez de trouver des idées d’ici là ! »
Sonia fit la conversion rapidement dans la sa tête. 5h00 du matin... Quand même, le système traduit tout, il pourrait aussi convertir les heures !
Heureusement, elle avait l'habitude de travailler avec les américains maintenant…
Un à un, les compagnons disparurent après s’être souhaité une bonne nuit. Avant de se déconnecter, Sonia jeta un œil à l’heure dans son menu. Il était 7h30 du matin. Le soleil venait de se lever dans son monde à elle. Elle contempla une dernière fois l’île. La lune était souveraine dans un ciel chargé d’étoiles, elle éclairait Palo Alto d’une lueur argentée. Oui, cette lune-là était magique à n’en pas douter. Il ne restait plus qu’à lui faire couler une larme et la récupérer…
« Tu n’as pas de ciel étoilé où tu vis ? » Henry était appuyé sur la rambarde à côté d’elle. « Pas souvent, dit-elle. Rarement même…
— C’est amusant… Il y a mille façons de gagner des points de bonheur dans Autremonde, mais regarder le ciel étoilé ne t’en rapportera aucun… »
Il se tut et regarda le ciel comme s’il méditait. « Alors que dans la vraie vie, il y a peu de choses qui rendent plus heureux que de contempler un ciel empli d’étoiles... » Puis, d’un ton guilleret, il ajouta : « Surtout, accompagné d’une jolie femme ! ». Et il éclata de rire.
Sonia hésita. Henry était un homme énigmatique. Séduisant, et énigmatique.
« Merci pour le compliment » dit-elle enfin.
Elle se sentait plus sûre d’elle ici. Personne ne pouvait la voir rougir.
« A demain Xena
— A demain Henry ».
Son compagnon disparut et elle resta seule. Avec la lune immense.
Elle se demanda si la voûte céleste qui brillait de mille lumières était reproduite à l’identique ou si la multitude d’étoiles d’Autremonde était une invention.
Déconnexion.
Son casque posé sur la table, elle traversa le salon jusqu’à l’entrée et s’arrêta devant son miroir. Elle observa son reflet dans la glace. Était-ce elle qui avait vécu ces émotions fortes ? Ou une autre ? Rien de tout cela n’était réel, pourtant elle avait eu peur. Elle avait ri, elle s’était sentie enivrée par l’expédition dans la jungle, le portail, la découverte du prisme. Se laissait-elle abuser par les apparences ou tout cela était-il vrai ? Son groupe de compagnons n’était-il pas réel ? Tout comme elle ? Xena était une image, mais elle était son image. Derrière chaque mot, chaque mouvement, c’était elle, non ? N’avait-elle jamais versé une larme devant un écran de cinéma ? Alors pourquoi pas lorsqu’elle était l’actrice de son propre film. Elle avait toujours eu un faible pour les films d’aventure. Et cette aventure valait bien une larme, non ?
Au moins une larme de lune…
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