11-2 Confrontation
Le portail s’illumina dans un souffle bruyant, comme une vague s’engouffrant dans une crique, et sa surface se couvrit de liquide argenté. Joe le premier s’élança et plongea dans le cercle comme s’il s’agissait d’une piscine. Sonia regarda Henry, debout à côté d’elle, la boîte noire entre les mains.
« Bonne chance » dit-elle avant de sauter à son tour.
De l’autre côté apparut le ciel nuageux, sombre, juste avant qu’elle ne s’écrase lourdement sur le dos dans un nuage de poussière sous les fous rires de Joe. Elle se releva, incrédule, et vit le cercle de pierre en position verticale posé sur un socle massif. En sautant pieds joints dans le trou, Xena était entrée à l’horizontale à un mètre du sol. Pour éviter cette chute ridicule, il lui aurait fallu se laisser tomber tête première dans le puits ou plonger à plat. Elle comprenait maintenant que Joe n’avait pas plongé pour épater la galerie.
« C’est bon, dit-il quand elle fut relevée. Écartons-nous à bonne distance de la porte, et assez loin l’un de l’autre. »
Xena marcha dans la direction opposée à son compagnon. Il faisait plus sombre ici que sur l’île. Était-ce l’heure qui différait ou la couverture nuageuse plus dense, grise et menaçante, qui expliquait ce décalage ? « Si tu as une arme, Xena, c’est le moment de la sortir ». A ces mots, Sonia vit que Joe avait revêtu une armure de métal. Il portait à présent un grand bouclier au bras gauche et une épée à la main droite. Sonia n’était pas certaine que l’épée de Xena puisse lui être de la moindre utilité contre ce monstre géant, mais elle sortit néanmoins son arme du fourreau. Elle était une guerrière après tout. Elle la souleva et contempla son reflet éclairé par la lumière du portail. « Si je survis, pensa-t-elle, il faudra que je lui donne un nom ». Ici aussi le vent soufflait, mais beaucoup plus fort que sur Palo Alto. Des messages s’affichaient sur le chat.
« Ça y est, dit Joe. Henry a sorti le cristal. »
Sonia sentit son pouls s’accélérer. Henry allait surgir du portail. Dans quelles conditions ? Elle ne le savait pas. Elle espérait qu’il ne ferait pas le même vol plané ridicule. Ce serait trop bête de se faire gober par le monstre pour une mauvaise chute. Les secondes s’écoulaient. Toujours rien. Qu’est-ce qu’il fait ? Elle fixait la porte brillante. Était-elle à bonne distance ? Peut-être était-elle trop loin ? Elle fit un pas en avant, elle n’était plus sûre. Elle vérifia son inventaire. L’objet que Henry lui avait remis était là : un parchemin censé la téléporter dans une ville du nom de Varsharun. Henry avait plusieurs objets similaires permettant d’aller à des endroits précis d’Elisor. En cas de pépin, elle pouvait l’utiliser pour s’échapper.
Une vibration parcourut la surface lumineuse du portail. Henry surgit dans les airs. Il semblait courir littéralement à un mètre du sol.
« J’arrive ! » hurla-t-il dans un long râle.
Il heurta la terre violemment, mais parvint à garder son équilibre et continua sa course en ligne droite. Sonia en resta bouche ouverte, mais elle n’eut pas le temps de se reprendre que déjà la gueule béante du monstre surgissait dans le cercle dans un hurlement terrifiant. La bête grogna et scruta l’environnement. Elle ressemblait à un de ces trophées d’animaux pendus aux murs d’un pavillon de chasse. Elle balaya du regard les trois avatars, puis poussa un nouveau hurlement qui fit découvrir ses rangées de dents.
Son attention se fixa sur Henry. Elle plongea dans le portail… et resta coincée en travers. Elle poussa un rugissement épouvantable qui semblait traduire sa frustration et sa colère alors que seule la moitié de son corps apparaissait et que l’autre était resté coincée sur Palo Alto.
« Putain ! cria Joe. On l’a niqué ! ». Henry n’arrêtait pas de rire. « La vache ! dit-il. La trouille que j’ai eue quand il m’a foncé dessus ! ». Les trois compagnons s’étaient rapprochés à présent alors que la bête n’arrêtait pas de se débattre.
« On s’en va ? demanda Sonia.
— On va attendre encore un peu. Je voudrais m’assurer qu’il n’arrive pas à remonter.
— Est-ce que le portail va rester actif longtemps ?
— Aucune idée. Si je me souviens, chaque portail est différent. Il n’y a pas de règle générale »
C’était un spectacle fascinant que de voir ce monstre géant se contorsionner en hurlant à quelques dizaines de mètres. Sonia pouvait enfin le contempler sans crainte de se faire croquer. Il était probablement ce qui se rapprochait le plus d’un tyrannosaure tel qu’elle s’imaginait le fameux prédateur, une tête immense formée essentiellement par une gueule géante armée d’une légion de dents pointues, deux yeux de lézards qui traduisaient la haine et la fureur, deux bras puissants, bien que proportionnellement petits - et semblait-il pas assez grands et forts pour le sortir de ce mauvais pas. Sa peau couverte d’écailles avait une texture oscillant entre le cuir dur et le métal, et Sonia se dit qu’elle risquait de casser son épée si elle frappait trop fort dessus.
« Bon, il est temps de ramener la pierre, dit Joe.
— Attends, fit Henry. Regarde-le, il essaye de remonter »
En effet, le monstre avait repassé un bras de l’autre côté et tentait maintenant de tirer pour sortir du trou.
« Il est pas bête, admit Sonia.
— Il faut l’en empêcher, répliqua Henry. Surtout s’il n’est pas bête. Parce qu’il ne se laissera pas avoir deux fois ». Puis il ajouta un laconique « Joe ? ».
L’autre répondit « Compris » et avança vers le portail. Henry lui emboita le pas, mais ce n’était plus le même avatar ; lui aussi avait revêtu une armure et marchait, épée à la main, vers le monstre entravé. « Regarde mon grand, marmonna-t-il, regarde ce que papa a dans la main » Henry exhibait le prisme devant le monstre. Ce dernier réagit brutalement en poussant un cri de fureur qui résonna comme le tonnerre. « Vas-y Joe, donne-lui une leçon ». Joe avança jusqu’à se retrouver à quelques mètres. Sonia ne comprenait pas la démarche. Narguer la bête avec le prisme était une bonne idée pour capter son attention ; se rapprocher d’elle avec l’équivalent d’un cure-dent ne semblait pas aussi opportun.
Le monstre fixa Joe en grondant. « À nous deux » dit celui-ci. Il pointa son épée vers le sol. La lame se mit à luire d’une lueur bleue qui montait et descendait le long du métal comme un battement. Puis des décharges d’électricité grésillèrent tout autour. « À moi ! Tonnerre d’acier ! » clama-t-il comme une incantation. Il s’élança sur la bête et la frappa durement à la tête avant qu’elle n’ait pu réagir, et ce fut toute la carcasse qui fut parcourue de décharges électriques. Le monstre hurla de douleur, balaya l’air pour contre-attaquer, mais Joe s’était déjà replié. Henry ria. « Comme au bon vieux temps ! ». Il semblait évident que Joe et Henry avaient eu d’autres vies dans Autremonde que celle qu’elle voyait aujourd’hui.
« Tu as vu sa barre de vie ? fit Joe.
— Oui, soit elle est très grande, soit ton attaque n’a fait que l’égratigner.
— On s’en doutait un peu, quand-même, vu sa taille.
— A mon tour » dit Henry.
Ce dernier fit des moulinettes avec son arme et courut vers sa proie. « Prends ça ! » cria-t-il alors que sa lame s’enflammait soudainement. Le monstre avait anticipé l’attaque et projeta sa mâchoire vers l’assaillant. La lame frappa le haut de la gueule alors qu’Henry encaissait tout le choc de l’impact dans ses poignets. Il tint sur ses jambes un instant, en maintenant sa lame brûlante au contact de la peau rugueuse, puis fut projeté au sol où il roula pour échapper à la prise de la mâchoire géante. On voyait nettement la trace noire de la peau calcinée barrer la gueule du monstre. Nouveau hurlement terrible. L’animal prisonnier se tortillait dans tous les sens comme s’il était pris de convulsions.
« Qu’est-ce que tu lui as mis ! fit Joe.
— Ma lame consume mes adversaires. Sa douleur ne fait que commencer ».
La bête bougeait dans tous les sens de façon désordonnée. Il semblait difficile de lui porter un nouveau coup.
Si seulement le portail pouvait se fermer.
« Bon, Xena, l’interpella Henry, prends la pierre et rejoins les autres. C’est trop dangereux de laisser cette bestiole seule ici. Moi et Joe, on va rester et tenir la garde pour l’empêcher de remonter. Toi, rejoins les autres et trouve le trésor. »
Sur ce, il remit le prisme à Xena. Elle le reçut en main et le rangea dans son inventaire.
« Bonne chance à vous » dit-elle.
« Attention ! cria Joe. Il se libère ! ». Sonia, les yeux écarquillés, contempla la bête qui, à force de se débattre, avait commencé à glisser vers Elisor, elle vit avec effroi les pierres du portail se distendre, laissant apparaitre un flux d’énergie violet et des décharges électrostatiques qui maintenaient la cohésion des parties. Puis, l’animal tomba sur le sol de l’île comme un nouveau-né de la matrice de sa mère. Derrière la bête affalée, encore groggy, le portail clignotait par intermittence. Trois ou quatre pierres s’étaient séparées et le flux d’énergie paraissait instable. Henry jura. Le monstre gisait toujours sur le sol, sa gueule par terre dans un rictus de douleur.
Puis sa queue bougea.
Il poussa un râle, ouvrit l’œil et fixa les trois guerriers.
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