13-1 Le cercle des poètes voyageurs
Rendez-vous avait été donné au « Cercle des Poètes Voyageurs », un café du centre dédié au voyage, sis dans une petite rue discrète à l’ombre des grandes artères. Jadis seul connu des initiés, on venait y bouquiner des œuvres littéraires du monde entier délaissées là par des voyageurs de passages, ou encore y goûter à la cuisine du monde lors de soirées thématiques auxquelles on se conviait de bouche à oreille. Mais surtout, le visiteur de passage y dénichait la plus grande collection de guide de voyages de toute la ville, l’endroit idéal pour préparer sa prochaine équipée lointaine ou simplement s’évader du quotidien, sans trop aller loin.
Sonia n’y avait pas remis les pieds depuis ses études. Force lui fut de constater que le lieu avait bien changé : fini le charme suranné des baroudeurs fauchés qui s’y refilaient les bons plans pas chers, le cercle des poètes voyageurs était devenu le lieu branché du moment, où tous les bobos du coin se retrouvaient pour un café fraîchement moulu dans le dernier blend à la mode. La carte affichait pas moins d’une centaine de cafés différents. À cela s’ajoutaient une boutique « voyage » et un resto à la carte exotique, mais néanmoins labélisée. Un parking vélo avait été aménagé à l’entrée et bien que les bibliothèques de guides et magazines géo décoraient encore les rayons, personne n’y accordait plus la moindre attention. Comment s’en étonner ? Voyager n’était plus une aventure pour personne et obtenir des infos sur le monde entier ne tenait plus qu’à une pression de doigt sur un écran tactile.
Eloïse était assise dans un divan ancien couvert d’un plaid. On ne pouvait pas la rater. Les filles qui fréquentaient l’endroit avaient plutôt la taille fine, la chevelure brillante et un sac à main de luxe sous le bras. Eloïse n’avait pas le profil du lieu. Avec son physique de cobaye pour régime amincissant dans sa version « avant, j’étais comme ça », sa chevelure noire, mi-longue, mais sans reflet ni relief, son ensemble rouge en coton élastique remontant jusqu’aux genoux et son châle bleu marine autour des épaules, elle avait l’air de la gentille fille vivant encore chez ses parents attendant la prochaine fête de village pour que le fils du garagiste vienne l’inviter à danser. Sonia eut un sourire crispé. Ne sois pas méchante.
Eloïse capta son regard et lui renvoya son sourire. Il était trop tard pour rebrousser chemin. Maintenant, elle était condamnée à devenir actrice et peut-être arbitre de la querelle entre son père et son frère. Elle s’approcha de la jeune femme au châle bleu marine. Eloïse se leva en prenant appui sur l’accoudoir du fauteuil. Son visage s’illumina quand elle parla.
« Tu dois être Sonia ! »
Elle avait joint ses deux mains en parlant.
« Je suis très heureuse de te connaitre ! ».
D’un bond, elle avait saisi Sonia par les épaules et lui faisait la bise comme si elles étaient deux vieilles copines. « Assied-toi Sonia, tu ne peux pas savoir comme je suis contente de te voir !». Eloïse dévisagea Sonia des pieds à la tête avec un ravissement apparent. Sonia se retint bien de faire la même chose. Elle avait trop peur de ce que ses yeux raconteraient si elle suivait du regard les autoroutes qui faisaient le tour de taille de la jeune femme. Sonia avait craint cette rencontre, parce qu’elle ne connaissait pas Eloïse et parce qu’elle se connaissait elle-même. En revanche, si Eloïse avait la moindre appréhension à l’idée de la rencontrer elle, elle n’en montra rien.
« Adam m’a beaucoup parlé de toi, tu sais !
— En bien j’espère ! Aïe, quelle réponse idiote !
— Adam t’adore, il m’a dit qu’il n’aurait pas voulu avoir d’autre sœur que toi ».
Sonia reçu la phrase comme une gifle. Les deux filles ne se connaissaient pas depuis deux minutes et elle était déjà déstabilisée. « C’est gentil, balbutia-t-elle. C’est probablement parce qu’il sait qu’aucune autre sœur ne voudrait de lui comme frère à part moi ».
Eloïse éclata d’un rire cristallin qui attira les regards des quelques poètes voyageurs qui sirotaient leur tasse avec retenue et expertise. Sonia sentit le poids de tous ses yeux agacés lui remonter jusqu’aux joues.
« Tu viens souvent ici ? enchaîna-t-elle pour cacher son malaise.
— Non, enfin parfois. Disons que c’est un de mes endroits préférés car ils ont des fauteuils assez larges pour accueillir mes fesses ! ».
Elle se para d’un large sourire qui illumina son visage.
Sonia nota qu’Eloïse avait des dents blanches parfaitement alignées dans une bouche large aux lèvres pulpeuses délicatement dessinées. Elle ne portait pas de rouge à lèvres, ni aucun autre maquillage, mais son visage était lumineux. Il avait des courbes douces sans rondeur affirmée, une peau blanche qui faisait ressortir ses yeux d’un vert profond sous de longs cils noirs. Si son nez avait été un peu plus fin, son visage aurait eu la grâce des filles de magazines. Elle dégageait une vraie beauté, mais discrète. Il faut dire que son visage n’était, malgré sa délicatesse - ou peut-être à cause de -, pas la partie de sa personne qui drainait l’attention.
Sonia commanda le café du jour – un mix arabica – robusta torréfié sur place par notre maître torréfacteur, un café à la fois souple et riche en aromes, idéal pour redémarrer avec vitalité l’après-midi après le coup du mou du repas de midi. Sonia dû admettre l’effet tonifiant du breuvage car rien que la vue du prix la fit bondir.
Très vite, Eloïse prit le monopole de la conversation, lui racontant sa vie sans tabou depuis sa tendre enfance jusqu’à ses projets de familles avec Adam. Elle venait d’une petite famille d’immigrés italiens venus chercher une meilleure vie il y a quelques générations de cela. Elle n’avait gardé de ses origines que l’amour pour la bonne cuisine. « Malheureusement » ajouta-t-elle non sans une certaine malice dans le regard. Elle adorait les séries télé, aimait sortir, s’amuser, visiter de nouveaux endroits et goûter à de nouvelles cuisines. Curieusement, elle n’avait pas gardé d’amies d’enfances, ses amitiés actuelles étaient toute issues de ses derniers emplois. Elle était également très curieuse de Sonia, voulait connaitre son histoire, sa vie, ses envies, soulignant que Adam était peu causant sur le sujet, par volonté ou ignorance.
Sonia était pour le moins déconcertée. Est-ce qu’elle jouait un jeu ? Se pouvait-il qu’Eloïse fût cette jeune femme épanouie sans complexe qui discutait ouvertement avec elle comme si tout lui avait toujours souri dans la vie. Son châle bleu nuit en coton n’était pas beau et sa robe rouge était un peu trop cintrée. Sonia n’était en règle générale pas très attentive aux tenues vestimentaires. Pourtant, elle avait du mal à accepter qu’une femme affublée d’une tenue peu élégante, d’une chevelure qui ne devait pas avoir senti la caresse d’un sèche-cheveux depuis longtemps, puisse avoir une telle confiance en soi et le bagout si particulier aux femmes qui veulent attirer l’attention sur elle.
Se pouvait-il qu’une femme grosse - comment la décrire autrement ? - veuille attirer les regards sur elle ? Elles ne devaient pas lire les mêmes magazines de mode. Ou alors il faudrait qu’elle passe en libraire après leur café pour s’acheter un exemplaire de Femme Actuelle. Peut-être que le magazine était passé en format extra large depuis la dernière fois.
Sonia contempla son café de luxe. La tasse en céramique avait des reflets nacrés élégants, mais la forme même du récipient avait des imperfections, le contour n’étant pas parfaitement circulaire. On ne le percevait pas directement au premier coup d’œil, mais c’était flagrant lorsque l’on passait son doigt le long du rebord. Cette irrégularité donnait à la pièce un côté fait main authentique qui n’était probablement pas dû au hasard. La petite table ronde en bois ciselée semblait tout droit sortir d’une échoppe de vendeur artisan de la place des antiquaires. Sonia n’avait d’ailleurs jamais mis les pieds au marché d’antiquité du dimanche. Pas le profil financier. Elle ne s’intéressait qu’aux séries télé.
Derrière la table basse, les genoux d’Eloïse dépassaient de la robe extensible qui lui enserrait les cuisses. Ces dernières étaient rondes, volumineuses, mais sans peau d’orange apparente. Quel âge avait-elle ? Ses mollets n’étaient, par contre, pas aussi larges qu’elle l’aurait cru, ce qui donnait une étrange sensation d’affinement des jambes vers les chevilles. Sa position assise, elle, ne mettait pas en valeur son ventre qui s’étalait sur le haut des cuisses en deux couches empilées. Sa robe, trop moulante pour des hanches si larges et un ventre si lourd, lui conférait un style un peu vulgaire. Sonia ne tenait pas son propre corps en très haute estime, mais elle avait tout de même un peu de mal à admettre qu’une femme ayant « objectivement » un corps plus ingrat que le sien se permette des libertés vestimentaires qu’elle n’oserait jamais prendre. Elle devrait s’habiller en noir, pensa-t-elle. C’est là, dans ce ventre que se trouvait la pomme de discorde. Ce petit être, fruit de… fruit de quoi ? De l’amour, d’un accident, d’un piège ? En tout cas, le mystère entourant les circonstances de cette conception étaient aussi opaques que difficiles à aborder avec les protagonistes.
Son châle couvrait en partie le haut de sa poitrine, deux énormes outres pleines qui s’étalaient sur le mou traversin de son abdomen. À la seule idée de porter une telle poitrine, Sonia en eut une raideur dans le dos. « Adam m’a dit que vous vous êtes rencontrés au travail ?
— Oui. Connaissant Adam, j’imagine que c’est à peu près tout ce qu’il t’a dit ?
— Oui. À peu près. »
Eloïse expliqua qu’elle travaillait là comme secrétaire depuis trois ans, elle avait perdu son emploi précédent lorsque le patron était parti. Le courant n’était pas bien passé avec son remplaçant, et au bout de six mois elle avait été licenciée sous le motif à peine dissimulé de dégraisser l’effectif. « Elle ne manque pas d’humour » pensa-t-elle. Elle fut donc remplacée par une jeune femme à vocation anorexique. Il n’y avait pas que les blondes que les hommes préféraient. Elle aurait pu se battre pour son poste, mais de ses propres dires, elle préférait se projeter vers l’avant. Elle signa donc la convention transactionnelle d’accord mutuel sanctionnant le divorce à l’amiable. Par chance, Eloïse avait trouvé rapidement un autre emploi, malgré la crise, malgré la morosité, malgré son poids.
D’emblée le courant était bien passé avec Adam. Il ne portait aucun préjugé sur les gens et gardait son naturel en toute circonstance. Avec le temps elle avait appris à décoder facilement le regard des gens, en particulier celui des hommes, qui tantôt la regardait avec dédain, tantôt la voyait comme un objet étrange. Ou à l’inverse, il y avait les pervers qui lui faisaient de grossières avances, ou pour les plus subtils, ne décollait leur regard de sa poitrine. Rarement, on la considérait avec une gentillesse spontanée comme l’avait fait Adam. Il faut dire qu’il vivait lui-même une histoire d’amour pour le moins houleuse avec une très jolie fille au profil de celle qui l’avait remplacée dans son job précédent. Il avait appris à faire la différence entre les qualités physiques des gens et leur beauté intérieure. Eloïse aussi sortait d’une énième désillusion amoureuse.
« C’est en discutant de tout et de rien qu’un jour, on s’est aperçu qu’on vivait dans le même quartier. Comme je venais travailler en transport en commun, il m’a simplement proposé de faire du covoiturage. »
C’est comme cela que tout avait commencé. Ça n’avait pas été le coup de foudre. Pourtant, tout de suite, ils s’étaient sentis bien ensemble. « Je crois qu’au fond, on cherchait juste la même chose. Moi j’attendais quelqu’un qui m’aimerait telle que je suis. Adam cherchait quelqu’un qui l’accepterait tel qu’il était. Sans le forcer à être un super-héros, ou simplement quelqu’un d’autre. »
« La plupart des hommes que j’ai rencontrés avant étaient, soit des menteurs, soit des pervers. Avec Adam, j’ai enfin le sentiment d’avoir trouvé l’homme normal. Donc, l’homme parfait ! »
Eloïse éclata de rire devant le regard incrédule de Sonia. « Je sais ce que tu vas dire. Mais tu sais pour moi l’homme parfait, c’est juste l’homme en qui j’ai confiance, qui m’aime comme je suis. Adam est bourré de défauts. Et crois-moi, il en a bien plus que ce que tu imagines. Mais il est honnête. Et il veut fonder une famille avec moi. Je vais bientôt avoir trente ans tu sais. Je n’en demande pas plus. »
Honnête… Mon frère est honnête ? Oui, elle le supposait. En fait, elle n’en savait rien. Comment juger de l’honnêteté de quelqu’un si on a plu eu l’occasion de lui faire confiance depuis l’enfance ? Tout au plus l’avait-elle soupçonné par moment de ne pas être honnête avec lui-même, notamment en essayant de se persuader que son couple précédant fonctionnait. Mais au vu des récents développements, on pouvait se demander s’il n’avait pas caché délibérément certains faits de sa vie à sa propre famille.
L’après-midi fila à une vitesse grand V. Les rayons du soleil se déplacèrent peu à peu dans la salle alors que les clients allaient et venaient autour d’eux dans l’indifférence d’Eloise.
Inévitablement, la conversation dévia sur le blocage père-fils. Eloïse ne cacha pas son malaise, mais aussi sa frustration envers Adam. Il avait manqué de transparence et pouvait au moins l’admettre. Elle-même n’avait jamais eu de relation suffisamment intime avec ses propres parents pour qu’ils lui reprochent de ne pas les tenir au courant de ses choix de vie. La rupture s’étant produite vers ses quatorze ans, ils avaient très vite cessé d’insister pour savoir ce qu’elle faisait de ses journées. Probablement pour leur propre santé mentale. Elle réalisait aujourd’hui qu’avoir des parents proches, intéressés, inquiets était une richesse, une chance qu’il ne fallait pas balayer d’un revers de son ego. Peut-être que la relation parents-fils et parents-fille n’était pas comparable. Sonia ne s’était jamais mise en situation de contrarier ses parents sur ses choix relationnels ; au mieux, étaient-ils frustrés de ses non-choix ou de l’absence totale de choix qui s’offrait à elle. Peut-être aurait-elle, elle aussi, rompu tout lien avec eux, si elle s’était ramenée chez eux, enceinte d’un motard de cent-trente kilos et couvert de tatouages. Son père n’avait pas critiqué ouvertement la grosseur d’Eloïse ou même sa grossesse, mais le fait d’avoir été tenu à l’écart sans le moindre remord. Quant à sa mère, elle n’était pas aussi directe. Sonia pensait qu’elle n’avait pas encore tout dit. Elle attendait juste son heure pour décocher ses flèches. Pour ce genre de choses, les femmes sont plus subtiles que les hommes.
« Mon père est vieux jeu, dit-elle. Ce sera à Adam de faire le premier pas ». Eloïse acquiesça. Elle semblait réfléchir.
La porte du café s’ouvrit. « Quand on parle du loup » annonça-t-elle.
Adam venait d’entrer. Il portait une petite veste en jean et un pantalon en toile brun. Ses cheveux, bien que courts étaient ébouriffés et sa barbe de deux ou trois jours donnait à son visage un côté frondeur.
Le visage d’Eloïse s’illumina « Coucou mon amour ! Tu es déjà là ! ». Puis, elle marmonna entre ses dents. « À nous de jouer, Sonia. À deux, on devrait pouvoir le mater… »
Sonia examina son frère tandis qu’il approchait.
« Sans problème… »
***
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