14-3 Cathédrale en flamme

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  « Avant de te montrer mon petit chez moi, je vais te faire visiter les lieux. Tu verras, c’est assez sympa. »

  Les deux avatars venaient de quitter le lobby du vendeur de sorts et se dirigeaient vers une grande porte dans le fond de l’atrium. Tout en marchant, Henry expliqua qu’Espaldia proposait de nombreux univers de simulation qui devaient fournir au joueur tous les types d’environnement imaginables afin d’améliorer ses compétences. Et cela allait bien au-delà de la sphère des combats.

  Les deux vantaux coulissèrent comme une porte d’entrée de supermarché, invitant les avatars à pénétrer dans un grand couloir. De part et d’autre se succédaient à l’infini de larges vitrines figurant des scènes. Henry marchait calmement le long des fenêtres tout en parlant.

« La plupart des centres d’entrainement offrent des zones où les joueurs peuvent simuler des batailles ou s’adonner à des parcours d’obstacles. Au final, il s’agit souvent de répliques de jeux avec des tutoriaux intégrés. »

  Comme en écho aux explications, les salles que Xena passait en revue mettaient en scène des combats, tantôt dans une arène, tantôt au sein d’une bataille, dans une jungle, ici contre des humains, là contre des monstres. Les fenêtres n’étaient pas sans rappeler la peinture de l’Oiseau du Temps qui ouvrait sur un monde à part entière.

« Mais on trouve aussi des produits bien plus intéressants, centrés sur le développement personnel ou le développement de compétences professionnelles. C’est pourquoi il y a de plus en plus d’entreprises qui viennent faire des séminaires ou du team building. »

  Alors que les combats au corps à corps faisaient place aux couloirs sombres d’un vaisseau spatial où les tirs de lasers s’entrecroisaient, Henry expliqua que l’on pouvait aussi travailler ses aptitudes en rhétorique, lors de débats organisés, ou bien ses compétences stratégiques, en leadership, sa culture politique, et bien d’autres choses. Le tout dans des jeux de rôles inspirés du réel, en individuel ou en équipe, face à des êtres humains ou virtuels. On pouvait s’entrainer à débattre, convaincre, analyser, décider.

« …et même séduire… si tu vois ce que je veux dire. »

Séduire, se répéta Sonia. Je parie que c’est le thème qui a le plus de succès…

  Les deux avatars passèrent devant une fenêtre où des flashes scintillaient de toutes parts. Derrière : une immense salle de concert, noire de monde, où jouait un groupe de musique devant une foule déchainée. On n’entendait pas le son derrière la vitre, mais les mouvements du public ainsi que les lasers et les projecteurs balayant la salle, laissaient à penser que les décibels devaient voler haut de l’autre côté. Elle demanda à Henry ce dont il s’agissait.

« Les concerts... constata-t-il. Évidemment, les séminaires, c’est bien, mais les zones les plus populaires restent encore les karaokés où tu es la star d’un concert géant.

— C’est toi le chanteur ?

— C’est mieux que sous la douche, hein ?

« Il y a pas mal de variante, précisa-t-il. Celui-ci fonctionne un peu sur le modèle des combats d’impro. Les joueurs se succèdent sur scène et il y a un vote à la fois du jury et des spectateurs.

— Et qu’est-ce qu’on gagne ?

— Rien, mais ça te met en condition de compétition. C’est tout le but d’une zone d’entrainement réaliste. C’est de pouvoir s’entrainer en conditions réelles, ou plus ou moins réelles...

— Tu as déjà essayé de chanter ici ?

— Pas ici, non… »

Sonia sourit.

  Henry et Xena marchèrent encore quelques minutes dans le couloir infini des zones d’entrainement. Chaque zone avait un prix individuel qui variait en fonction de la complexité, de la nouveauté ou des droits d’auteurs éventuels. Le plus intéressant pour un utilisateur régulier était encore l’abonnement qui offrait un vaste choix d’accès à prix réduits.

« Bon, il est temps de te montrer comment ça marche en vrai. Je t’emmène dans mon jardin secret. »

À ces mots, une porte métallique s’afficha au centre du couloir. Elle était identique à celle du pirate. Seul le matricule différait : 753TF.

Henry ouvrit la porte.

« Huit portes ! s’exclama Sonia. Tu as huit portes dans ton lobby, Henry ? »

  L’endroit était identique à celui du pirate à quelques différences près : absence du pot de fleur sur la table, remplacé par un cadre pendu au mur figurant… un pot de fleur. Et bien évidemment, le nombre de portes. « Parfois je me dis que je devrais faire le ménage ici, répondit Henry, mais je n’ai pas encore réussi à me décider. » Il sembla réfléchir un instant. « Le problème est qu’avec le temps, on s’attache à ces petits environnements comme à des souvenirs qu’on ne veut pas oublier.

« …à y réfléchir, tu peux voir ça comme un effet secondaire du droit de réplication. Pour moi, ces huit univers conservés sont un peu comme huit souvenirs qui me ressemblent. Oui, si tu préfères huit facettes de ma personnalité. C’est pour cela que je l’appelle mon jardin secret.

— Et tu n’as pas peur de partager ça avec des étrangers ?

— Ah ! Oui, un peu. Mais non. Tout dépend de qui on parle. Je n’inviterais pas ici un concurrent. Et puis, à moins d’en connaitre un bout sur moi, ces endroits ne sont que des scènes. Sans en savoir un minimum sur le contexte dans lequel je les ai enregistrées, elles ne te diront pas grand-chose sur moi. Enfin, j’espère ! »

Henry éclata de rire.

« Mais allons-y ! On est venu faire de toi une guerrière. Et j’ai l’endroit idéal pour ça ! »

Il indiqua une porte sur la gauche qui venait de s’ouvrir toute seule.

« C’est là ! »

  Xena suivit Henry à travers le passage et se retrouva dans la nef immense d’une cathédrale en flamme. Tout autour d’eux, les bancs brûlaient et de grandes tentures, telles qu’on n'en voyait au Moyen-âge dans les bâtiments religieux, se consumaient lentement sur des murs noircis par la suie. Des poutres s’effondrèrent du plafond dans un craquement effroyable. Une musique cadencée faite de cordes graves rythmée par des tambours accompagnait ce décor de désolation. On était bien dans une séquence de jeu.

« C’est l’apocalypse ici ! s’indigna Sonia.

— Le cadre d’une bataille mémorable d’un des rares jeux auxquels j’ai mordu. Une horde de guerriers va bientôt débouler sur nous, puis il faudra combattre un monstre hideux et, bien sûr, assez vite pour sauver la princesse enchainée dans le fond. »

  Sonia vit alors la forme humaine cachée derrière l’autel qui se contorsionnait. D’où Xena se tenait, on ne la distinguait pas bien, tant la fumée et la chaleur ambiante masquaient la vue. Des cris se firent entendre dans leur dos.

« Ils arrivent, annonça Henry avec flegme. Sors ton épée ! »

  Sonia se tourna pour constater qu’un groupe de soldats venait de pénétrer dans l’église et fondaient sur eux en battant l’air de leurs fers. Elle écarquilla les yeux devant ce spectacle hallucinant. Elle qui pensait venir suivre une formation accélérée en combat avec un professeur attentionné, elle se voyait à présent affronter un bataillon de tueurs armés jusqu’aux dents, au cœur d’une fournaise.

« Merci, lança-t-elle en sortant son épée du fourreau, tu parles d’un baptême du feu !

— Je suis un fervent supporter de la mise en situation. J’ai toujours pensé que les cours à l’université manquaient de travaux pratiques. »

« À l’assaut ! cria-t-il en s’élançant de l’avant.

— Mais... Ne me laisse pas ! implora-t-elle. Je vais me faire massacrer ! »

  Henry était déjà au corps à corps avec ses adversaires. Mais il était à peine reconnaissable. Ce n’était plus le gentleman habillé en jean et chemise élégante, il avait revêtu la même armure endossée lors sa première confrontation avec le monstre de Palo Alto. Elle reconnut d’emblée l’épée enflammée lorsqu’il croisa le fer avec son premier adversaire. Deux soldats le débordèrent et coururent vers elle. Xena était passée en mode combat, sa barre de vie s’affichait au haut de l’écran ; sur la gauche, le menu des mouvements spéciaux. Bien sûr, elle ne savait utiliser que le rouler bouler, qui nécessitait un minimum d’espace. Par réflexe, Sonia serra ses deux poings l’un sur l’autre ce qui donnait plus de puissance de frappe à son épée virtuelle.

  L’homme casqué se dressa devant elle et frappa de son épée, Sonia frappa à son tour et les deux armes s’entrechoquèrent. Seulement, là où les épées se stoppèrent dans le jeu, les bras de Sonia eux avaient continué leur mouvement dans l’air comme le coup droit de joueur de tennis. Elle et son avatar se désynchronisèrent un instant, et il n’en fallu pas plus pour que son adversaire en profite. Il frappa à nouveau et Xena cria, une trace rouge s’afficha à l’écran et sa barre de vie baissa d’un tiers. Sonia répliqua, mais le soldat para le coup, elle lança son pied et frappa son adversaire entre les jambes. L’homme recula. Elle aurait préféré qu’il se torde de douleur par terre. Elle n’eut pas le temps de savourer cette petite victoire que le second soldat attaqua à son tour. Les lames se croisèrent, une jambe vola et Xena fut projetée par terre. Lorsqu’elle se releva sa barre de vie était dans le rouge.

Merci pour le cours, Henry !

  Les crépitements du bois en feu résonnaient tout autour de Xena, la fumée obscurcissait son champ de vision. L’homme surgit de la grisaille en brandissant son épée. Cette fois, Sonia para le coup avec moins d’ostentation, frappant à nouveau, plus vite que son adversaire et suscitant un rictus de douleur sur son facies. Mais déjà l’autre adversaire abattait son arme. Sonia bondit en arrière, en desserrant le poing dans un réflexe d’équilibre. Ce faisant, Xena lâcha son arme qui vola par terre. Distraite par ce geste inattendu, elle eut juste le temps de voir la lame de son adversaire lui percer l’abdomen et plonger ses points de vie dans l’abime.

« Non ! cria-t-elle. C’est fini !

— Rien n’est fini Xena, répondit Henry. Ça ne fait que commencer ! »

Sonia qui s’attendait à voir son avatar renvoyé aux vestiaires constata qu’il était encore là. Mieux, sa barre de vie était revenue à son point de départ.

« Je ne suis pas morte ? dit-elle.

— Bien sûr que non, dit Henry, tu n’es pas dans un vrai jeu. C’est une simulation, ici. Tu ne peux pas mourir ! »

La croyant morte, ses deux adversaires s’étaient retournés vers Henry. Elle en profita pour ramasser son arme et les attaquer dans le dos.

« Non mais ! Tu pouvais pas le dire avant ? »

Une petite voix mielleuse répondit « Je l’avais pas dit ? »

Brusquement, toute l’action se figea. Les soldats se transformèrent en statues inertes, même les flammes et la fumée se paralysèrent comme si le temps s’était arrêté. Prise sur la lancée, Sonia mit deux coups d’épée avant de réaliser que ses adversaires ne réagissaient plus.

« On fait une pause » dit Henry.

« Une pause ? Tout s’est arrêté ? C’est toi qui as fait ça ?

— Ah oui, c’est ma simulation, je peux la modifier autant que je veux. C’est une autre possibilité d’Espaldia. Non seulement tu peux répliquer une scène existante, mais tu peux la modifier à loisir.

Xena se tourna. Elle avait l’impression de se retrouver au milieu d’une photographie en trois dimensions. C’était une sensation assez étrange.

« Je voulais te montrer l’intérêt d’une mise en condition réelle. Maintenant que tu as senti la tension et l’adrénaline du combat, on va travailler la technique.

— C’est peut-être par là qu’on aurait dû commencer... » murmura-t-elle avec un brin d’amertume.

Elle avait le sentiment de s’être un peu ridiculisée pour rien. Elle n’avait quasi aucune expérience du combat. Il le savait. « Je l’ai fait exprès. C’est comme ça qu’on m’a enseigné le combat à l’épée. Si tu es mis en condition réelle, tu intègres plus facilement la tension du combat et les aléas de la bataille dans ton apprentissage.

— On croirait entendre un maître d’arme…

— Eh ! Mais qu’est-ce que tu crois ? J’ai mes références. D’ailleurs, entre nous, c’est quelque chose que j’aime ici. Si tu as envie de vivre un autre style d’aventure, tu n’as pas besoin de changer de jeu. Tu peux garder ton personnage favori et sauter avec lui dans un autre univers. »

  Henry avait traversé la brume et se trouvait face à Xena. Entièrement revêtu, de pied en cap, de son armure de métal grise, l’épée à la main, ce n’était plus le même homme. Dans le feu du combat, elle n’avait jamais vraiment eu l’occasion de l’observer en détail. C’était une solide armure, faite d’une lourde cuirasse sobrement sculptée, dont le plastron était frappé d’un blason, et prolongée d’épaulières doubles augmentant considérablement sa stature. D’épais gantelets lui protégeaient les mains et avant-bras, et des tassettes brillantes aux contours rivetés lui couvraient les hanches. Ses membres inférieurs eux aussi étaient entièrement couverts de métal.

« Personnellement, j’aime le côté caméléon qu’on peut faire endosser à son avatar. Un jour playboy en boite de nuit, un jour chevalier en armure, un jour pirate de l’espace. Tout est possible sans bouger de place. Même si, au final, on n’a qu’une vie réelle et il faut faire des choix car le temps nous est compté.

— C’est pour cela que tu as huit portes ?

— Aaah ! Plus ou moins… » fit-il avec ce large sourire que seul lui savait faire.

« Brandis ton épée, on va commencer la leçon ! ».

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