15-2 Cours de danse
Elle découvrit l’invitation dans sa boite aux lettres en se reconnectant à Autremonde. Henry l’invitait à un cours de danse collectif. Voilà qui était inattendu. Il voulait sans doute se faire pardonner le plus vite possible de son indélicatesse de la veille. Dans des circonstances normales, elle l’aurait envoyé balader. Elle-même souhaitait le faire poireauter quelques temps pour souligner son mécontentement. Pourtant, elle recevait cette proposition comme un soulagement. Son retour au travail avait été une purge. Elle avait l’impression d’avoir attrapé une sorte d’allergie à ses collègues. Sans raison. Elle ne se comprenait même pas. Maintenant, elle se voyait heureuse de recevoir une invitation du dernier goujat de service. Elle avait compris la veille que derrière ses airs éduqués et son caractère de leader, se cachait une sorte de pervers sexuel de la virtualité. Mais il ne tenait qu’à elle de tracer les limites de l’acceptable. Le sexe virtuel n’avait rien de frustrant ou dégoutant s’il était consenti par les deux. Et elle n’oubliait pas tout ce qu’elle avait découvert grâce à lui. Au final, s’il lui avait offert ces packs de mouvements, c’était pour apprendre à danser. Alors pourquoi refuser ?
Une femme moderne devait savoir tout faire de nos jours. Se battre à l’épée n’était qu’un aspect des compétences d’Autremonde. Danser en était une autre. Elle avait rendez-vous à 8:00 PM EST.
« Deux heures du mat… » pensa-t-elle en faisant la moue.
Il était 18h29. Si elle mangeait vite, elle serait au lit avant huit heures. Elle n’aurait qu’à mettre son réveil à deux heures moins quart. Ça lui donnerait entre cinq et six heures de sommeil… De toute façon, elle était lessivée. Elle se sentait d’aller dormir sans manger.
Elle répondit à Henry qu’elle était d’accord. Elle le rejoindrait à l’Espadon. Elle se déconnecta, alla dans sa chambre sans prendre la peine d’allumer, régla Gloria sur 1h45 et enfila son pyjama. Elle jeta un coup d’œil à son lit défait, puis à la porte de la chambre qui menait à la cuisine, puis à nouveau à son lit.
Elle bailla. Elle commencerait son régime ce soir.
***
« Bonsoir, noble Xena ! » dit Henry d’un ton chevaleresque qui ne fut pas sans évoquer à Sonia la scène de la veille. Elle remarqua le verre à cocktail sur la table. Henry était seul sur la terrasse de restaurant où elle avait rencontré ses amis. Le soleil se couchait à l’horizon, couvrant la mer d’un tapis scintillant de couleur d’orange.
« Nous avons quelques minutes d’avance. Que dirais-tu de profiter du coucher de soleil ? Assieds-toi donc.
— Depuis hier, je ne vois pas trop ce que Xena a encore de noble, articula-t-elle pour donner le ton.
— Pour moi, tu restes la noble guerrière, la femme courageuse avec qui j’ai vécu des aventures excitantes ! Enfin, tu trouveras le mot mal choisi, mais hier, ce fut juste une scène de sexe entre deux amants. Avec une autre femme, rien ne se serait passé. Nous avons une connexion. Et de toute façon, je te promets de ne plus rien tenter sans ton autorisation.
— T’as intérêt » conclut-elle avant de s’asseoir.
Qu’elle le veuille ou non, elle ne pouvait s’empêcher d’apprécier la beauté des couchers de soleil d’Autremonde. Ils étaient tellement rares dans sa ville polluée, enclochée sous sa plaque de nuages gris. Ceux d’Autremonde étaient tellement beaux qu’elle en sentait presque un apport en vitamine D. Libre à elle de prendre à Autremonde ce dont elle avait vraiment besoin et laisser le reste aux vestiaires.
« Tu as une robe de soirée ? »
Sonia n’avait pas changé Xena. Elle portait les mêmes vêtements sauvagement arrachés la veille lors de sa communion solennelle sur l’autel de l’église. Vêtements recousus entre-temps par la magie du virtuel.
« J’en ai plusieurs. Qu’est-ce qui convient ?
— Mi-longue. Idéalement rouge. C’est pour le tango.
— Oui, j’ai exactement ça. Tu t’es concerté avec Mona ou quoi ? C’est elle qui me l’a conseillée.
— Non. Mais, bon. Elle me connait.
— Elle connait aussi tes tendances de pervers psychopathe ?
— Je ne pense pas qu’elle utiliserait ces mots-là. Mais oui, elle me connait. Ce n’est pas parce qu’on joue aux réalistes qu’on ne sait plus différencier le vrai du faux. On est avant tout ici pour se changer les idées. Et parfois, on se fait des plaisanteries.
— Violer quelqu’un, c’est une blague ?
— Ici, oui. Ce n’est pas sérieux. Mais le but n’est pas non plus de heurter les sensibilités. Certaines femmes, tu sais, rêvent de se faire violer. Pas en vrai, mais c’est comme un fantasme. Le genre de fantasme qu’on peut vivre ici.
— Je n’ai pas ce genre de fantasme.
— Oui, j’avais compris. Et ça ne se reproduira plus. »
Sonia avait marqué son point de vue, mais elle ne voulait pas non plus passer pour la sainte nitouche de service. Elle changea de sujet.
« Pourquoi le tango ? » demanda-t-elle.
- Pourquoi pas ? » dit-il en souriant.
Henry précisa néanmoins que le choix de cette danse n’était pas anodin. Le tango était une danse très prisée dans Autremonde. À la fois sensuel et élégant, il offrait une infinité de variantes, alliait à la fois esthétisme et émotion, et permettait plus que tout autre danse de connecter les danseurs virtuels. Il était possible d’improviser sur la musique, mais comme dans la vie réelle, pour les débutants, il valait mieux travailler à fond les chorégraphies pour ne pas se planter.
« Ça fonctionne un peu sur le principe des combos dans le combat, ajouta Henry. Mais qu’on fait à deux ». On pouvait donc préprogrammer des séquences qui rendaient la danse plus spectaculaire. Encore fallait-il les effectuer dans le bon rythme.
« Ça n’a pas l’air facile, constata Sonia.
— Le tango n’est pas facile dans la vraie vie. Ce n’est pas différent dans Autremonde. Mais c’est super beau. Et crois-moi, une femme qui sait danser le tango dans Autremonde…
— Laisse-moi deviner, le coupa Sonia. « Tout le monde a envie la violer, c’est ça ? » faillit-elle dire, mais elle opta pour le plus diplomatique « Je saurai aussi danser le tango dans la vraie vie ?
— On peut toujours rêver ! s’esclaffa Henry. En tout cas, pas pour moi ! Mais par contre, tu t’ouvres toutes les portes de la bonne société autremondienne. »
Au final, il fallait au moins essayer. En un battement de cil, Henry avait revêtu une tenue entièrement noire, pantalon moulant et chemise brillante ouverte sur le torse. Comme convenu, Xena se changea également et revêtit sa longue robe rouge asymétrique, ouverte dans le dos, échancrée sur la poitrine et parcourue d’une ouverture jusqu’à la hanche dévoilant sa cuisse droite à chaque pas.
« Tu es magnifique » dit-il.
Jusqu’à hier, Sonia aurait pris cela pour un compliment. Mais maintenant qu’elle savait qu’une femme avatar pouvait être abusée sexuellement, sa robe de danse, avec toutes ses ouvertures suggestives lui semblait un produit d’appel au malentendu. Pour sûr, elle ne la mettrait pas souvent...
« Donne-moi la main » dit-il.
Elle lui tendit la main. Et les deux avatars se téléportèrent.
Xena se tenait au cœur d’une salle de bal. Elle et Henry étaient entourés de couples en tenue d’époque. D’emblée, elle comprit qu’ils n’étaient pas à leur place ici. Les hommes portaient d’élégants costumes désuets : de longues vestes de brocard très ajustées, des jabots brodés sur leur chemise blanche, des culottes courtes avec des bas de soie, et des chaussures plates à boucle. Ils étaient coiffés de postiches blancs. Les femmes, au visage poudré et aux coiffures bouffantes, portaient de grandes robes à panier ample et aux corsages étriqués écrasant la poitrine. Les couleurs étaient résolument vives et variées. Au-dessus d’eux trônaient d’immenses lustres étincelants et les murs étaient couverts de peintures parfois démesurées. Ses talons rouges glissèrent sur un parquet brillant. À n’en pas douter, ils étaient tombés dans la mauvaise époque.
« C’est ici que tu voulais venir ? » demanda Sonia.
« Absolument, répondit Henry du tac au tac. Sauf que… »
Sauf que la musique qui rythmait les pas de danse de leurs voisins n’avait rien du tango, mais évoquait plutôt le style baroque. « J’ai dû rater un truc » conclut-il. Sonia décida d’en remettre une couche.
« C’est ça la danse qui est censée m’ouvrir toutes les portes ? J’pensais pas que la jet-set d’Autremonde était autant fashion !
— Oui. Alors… moi non plus... »
« Je suis désolé. J’ai dû me tromper d’heure ou de jour. Mais je vais voir. S’il n’y a pas d’autres résidents, on peut peut-être demander de changer le style.
— On peut faire ça ?
— S’il n’y a personne d’autre. Je vais demander. »
Le lieu évoquait une salle de bal d’un grand château. Sonia se demanda si seule cette salle était ainsi reproduite ou s’ils se trouvaient vraiment au cœur d’un Versailles reconstitué. Pour le savoir, il eut fallu passer les portes closes que Sonia apercevait au loin, de part et d’autre de la salle.
La musique s’arrêta. Commença alors un nouvel air aux sonorités mélancoliques où le piano, le violon et l’accordéon s’emmêlaient. Apparemment, Henry avait convaincu le DJ de changer la playlist. Tout autour d’eux, les couples d’aristocrates de la cour continuaient à danser sur leur propre rythme comme si de rien n’était.
« C’est bon ! lança Henry tout joyeux. On peut commencer !
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