15-4 La mission de Sven

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  Une volute de fumée s’élevait lentement depuis la surface de la tasse de café. Sonia en caressait doucement les contours, songeuse, humant les arômes de son second réveil matin. Elle avait bien dormi. Étonnement bien. Henry avait fait montre d’une facette sombre de sa personnalité et pourtant elle n’arrivait pas à le détester. Le message qu’il lui avait laissé dans sa boite mail l’avait fait réfléchir. N’oublie pas que tout ça n’est qu’un jeu, rien ne s’est passé en vrai, Autremonde est celui des fantasmes et de l’imagination. On peut y vivre des émotions qui n’existent nulle part ailleurs, mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas la réalité...

  Xena était un personnage de jeu. Henry l’avait compris. Quelque part, il voulait que la femme cachée derrière le visage de Xena le réalise aussi. Du moins qu’elle comprenne qu’il ne fallait pas trop se projeter dans son avatar. Elle repensa à Molan, ce représentant virtuel de Dieu, mort dans Autremonde ; comme elle, il n'en était pas moins intact dans la vie réelle. Au fond, elle n’en voulait pas à Henry d’avoir possédé le corps de Xena - la notion de corps physique n’avait aucun sens ici -, elle lui en voulait d’avoir trahi sa confiance et de l’avoir humiliée. Certes, il n’était pas entièrement responsable. Si Xena s’était mué en nymphomane dépravée, prête à toutes les outrances en public, elle ne pouvait pas l’en blâmer. Il en avait bien profité, mais quel homme n’en aurait pas tiré profit ? Et pas uniquement dans le monde virtuel !

  Jusqu’à présent, Henry avait été bon avec elle, même chevaleresque. Était-ce une façade ? Ils s’étaient rencontrés par hasard. Lui avait tout dans Autremonde, la richesse, les amis, les accès aux clubs privés, aux îles secrètes... Elle n’avait rien. Il l’avait accueillie dans son groupe d’amis, lui avait fait partager des aventures incroyables, initiée à toute sortes d’activités, payé des améliorations valant une petite fortune. Alors oui, il avait abusé d’elle. Mais il n’avait pas forcé Xena à aimer ça et à en redemander.

  Elle était en droit de partir, elle avait la beauté et assez de points de bonheur pour s’ouvrir nombres de portes d’Autremonde. Elle n’en serait pas moins seule. Elle était redevable à son violeur de tout ce qu’elle avait aujourd’hui. Évidemment pas au point de s’adonner à des orgies répugnantes en public. D’ailleurs il n’y avait pas de mal à avoir un amant virtuel, elle pouvait bien offrir quelques minutes de plaisir virtuel en prenant son café du matin. Un prix somme toute raisonnable en regard du plaisir - vrai celui-là - qu’elle avait partagé avec lui et ses compagnons lors de leurs aventures sur Palo Alto.

  Elle but une gorgée de café et ferma les yeux. Elle faisait fausse route, elle était trop complaisante. Un viol était un acte malhonnête, au mieux cynique. Elle cherchait des excuses où il n’y en avait pas. Si elle décidait de rester, qui sait ce qu’il exigerait encore d’elle, ou plutôt de Xena. Si Autremonde était l’univers des fantasmes masculins, ce qu’elle avait subi n’était peut-être qu’un amuse-gueule dans le menu gastronomique des abus sexuels.

  Elle se prit la tête entre les mains et jura. En ce moment, rien n’allait ! Elle avait tellement envie d’oublier ses problèmes, la pression de ses parents, de ses collègues, de ses amies. La plupart des gens réels lui renvoyaient l’image de ses propres échecs. Échecs bien réels eux aussi.

En revanche, Autremonde, malgré les désillusions, lui renvoyait également des succès. Elle avait fait rire Henry. Quand avait-elle fait rire un homme la dernière fois ? Elle lui avait fait gagner un nombre extraordinaire de points de bonheur, lui avait ouvert les portes de la chasse au trésor de niveau 12. Elle avait sauvé le prisme de façon héroïque et offert une récompense inespérée à tous ses compagnons. Et puis, même si elle s’en serait bien passé, elle avait donné beaucoup de plaisir à son amant. Bref, des succès. Le sexe sur Autremonde, quel que soit sa forme, était une activité génératrice de bonheur, au même titre que manger une glace sur la terre ferme. Mais pourrait-elle vivre avec l’idée que Xena ait des envies propres à satisfaire ? Elle repensa aux autres filles du groupe : Mona, Sandra, Laura, est-ce que toutes les filles du groupe devaient gérer les pulsions sexuelles de leur avatar ? Et surtout, étaient-elle passées à la casserole, elles aussi ?

Elle posa sa tasse sur la table. « Au boulot ! » lança-t-elle.

  Les idées continuèrent à se bousculer dans sa tête durant tout le reste de la matinée. Malgré sa volonté à se concentrer sur son travail, elle n’arrivait pas à faire la part des choses. D’un côté, elle voyait le regard lourd, antagoniste et triomphant d’Eric, tentant de prendre sur elle un ascendant psychologique par télépathie dans sa quête de pouvoir, et, d’autre part, elle ne pouvait s’empêcher de repasser en boucle les scènes qui avaient aliéné Xena, sa merveilleuse guerrière, sa bouée de sauvetage virtuelle réduite en une poupée gonflable bon marché. Est-ce que l’incident de la salle de bal pouvait être assimilé à du viol ? Henry avait profité de la situation, il ne l’avait pas forcée. Et si ça s’était passé dans la vraie vie ? Imaginons qu’elle était droguée. Elle en avait tous les symptômes. Si une femme sous influence s’offrait à un homme, serait-ce du viol que de consentir à avoir une relation sexuelle avec elle, tout en sachant qu’en temps normaux, elle ne le souhaiterait pas – ou probablement pas ? Au pire, c’était un viol. Au mieux c’était non-assistance à personne en danger. Avec, en l’occurrence, la circonstance aggravante d’une intrusion sexuelle dans la bouche. Évidemment, Henry arguerait qu’Autremonde était le monde des fantasmes et qu’on y faisait ce qu’on ne ferait pas dans la vraie vie. Bref, elle tournait en rond.

« C’est un viol, conclut-elle, avec circonstances atténuantes ». Encore fallait-il que la notion existe...

  À midi, elle descendit manger à la cantine avec ses collègues. Elle y allait avec des pieds de plombs, mais elle ne voulait pas paraitre encore plus antipathique qu’elle ne l’était et prendre le risque d’alimenter les ragots en sortant encore manger seule dans son coin. C’est alors qu’elle aperçut Sven dans la file. Elle qui se voyait condamnée à supporter les commentaires d’Eric et les ragots de Lucie, sauta sur l’occasion de s’échapper. Elle s’excusa, dépassa tout le monde et vint se planter à côté de l’informaticien. « Salut Sven ! ». Il sursauta presque en la voyant apparaitre si soudainement.

« Sonia ! ça fait longtemps !

— Tu manges tout seul ? hasarda-t-elle.

— Oui. Mais, on peut manger ensemble si tu veux.

— Super ! »

Elle venait de valider sa place dans la file !

« Je ne me rappelle pas t’avoir jamais croisé à la cantine ? fit-elle.

— C’est vrai. J'ai des habitudes d’horaires décalés. En général, j’arrive plus tard le matin, je mange plus tard à midi et je rentre plus tard le soir. Dans le but d’éviter les embouteillages, cafétéria compris, précisa-t-il en faisant la moue devant la longue file. Sauf que depuis la semaine derrière, j’ai des rendez-vous fixes après le boulot avec des amis. Alors je m’adapte ! »

Avant de commander, Sonia jeta un coup d’œil derrière elle et se dit que son tête-à-tête avec Sven allait faire jaser les commères du troisième.

« Et ton nouvel ordi ? demanda-t-il en s’asseyant. Qu’est-ce qu’il donne ?

— Une merveille. Tout est si fluide et réaliste maintenant !

Elle faillit faire une grimace juste après l’avoir dit en repensant à certaines choses qu’elle aurait préféré voir en flou.

— Tu en as profité pendant tes vacances ? »

  À lui, elle pouvait l’avouer. Elle n’avait fait que ça. Comme il était curieux et intéressé, elle commença à lui conter sa rencontre dans la galerie d’art et l’incroyable chasse au trésor qui avait suivi, son combat singulier avec le tyrannosaure géant et la récolte des cristaux de lune. Sven parut sincèrement impressionné par l’aventure, lui qui avait une vaste expérience d’Autremonde.

« Chasse au trésor de niveau 12, répéta-t-il. J’en avais entendu parler, mais je ne connaissais personne qui l’avait faite. Et encore moins réussie ! ».

Racontée comme ça sur le coin de la table, la semaine de Xena avait été tout simplement extraordinaire. Certes, tout n’avait pas été rose, mais elle ne voulait pas partager les moments inavouables qu’elle avait dû endurer ces deux derniers jours.

« Dis donc, je vais culpabiliser ! Tu as passé toutes tes vacances dans Autremonde, je ne voudrais pas que tu deviennes accro par la faute !

— Ne t’inquiète pas pour ça...

— Justement, continua Sven, si je pars plus tôt le soir, c’est parce que moi et mes amis nous sommes nous aussi sur une sorte de chasse au trésor.

— C’est pas vrai ! s’esclaffa Sonia.

— Oui, et je ne te cache pas qu’on aurait bien besoin d’un coup de main ! »

L’heure de table arrivant à terme, Sven proposa à Sonia de passer lui rendre visite en fin de journée pour lui raconter plus en détail de quoi il retournait.

Après avoir subi l’interrogatoire matrimonial de Lucie durant lequel elle lui déblatéra son laïus sur le nouvel ordinateur super puissant reçu grâce à Sven et lui avoir garanti qu’il n’y avait qu’« une connexion informatique » entre eux, elle termina son après-midi de boulot le coeur plus léger. Puis, à 16h45, elle empaqueta ses affaires et, avant de rentrer chez elle, fit halte discrète dans le blockhaus informatique.

Sven l'accueillit avec un sourire.

« As-tu déjà entendu parler d’Altengard ? lui demanda-t-il d’emblée.

— Altengard ? »

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