I. Poumons
Au loin, dans la ville, un homme de loi crache ses poumons. D'abord le droit, puis le gauche. Les passants se couvrent les yeux et la bouche, ils crient, certains vomissent. Sur la fine couche de neige du trottoir, les organes de l'avocat forment un petit tas écarlate. Il meurt dans son costume bleu sans un dernier souffle.
Plus près, au pied d'un sapin grand comme un immeuble, un clochard titube et tombe. En touchant le sol, son nez se brise. Deux policiers l'emportent en soupirant.
Juste là, sur un banc, le personnage principal de notre histoire se prépare à accueillir Noël. Il sourit en remerciant la vie, parce qu'aujourd'hui nous sommes le premier jour de décembre, et qu'aujourd'hui un homme de loi est mort.
Un pigeon s'assoit à côté de lui, les pattes enfoncées sous son petit corps chaud. Il ne dit rien, même pas un roucoulement, mais notre personnage se sent obligé de lui dire quelques mots :
- J'm'appelle Fred. C'est ma ville natale, mais avant c'était beaucoup plus petit.
Il fait une pause, pesant le pour et le contre de l'absurdité de l'instant.
- Je suis revenu hier. Huit ans d'absence. J'ai appris beaucoup, loin d'ici. J'ai appris beaucoup de choses étranges. Des bizzareries. Des trucs.
Le pigeon le regarde droit dans les yeux, l'encourageant à continuer.
- Chez moi, il y a un placard dans lequel se trouvent vingt-trois fioles que j'ai ramenées de mes voyages. Il y en avait vingt-quatre à l'origine, mais aujourd'hui j'ai utilisé la première. Elle était composée de pisse de mulot et d'autres machins dont j'ai oublié les noms. Tout ce qui importe, c'est son effet. Chacune de ces fioles s'attaque à un organe précis. Celui qui en boit le contenu connait une fin atroce. Aujourd'hui, c'était les poumons. Tu veux savoir ce que ce sera demain ?
Mais le pigeon est parti. La tristesse touche le coeur de Fred, non pas parce qu'il est seul sur le banc de l'hiver, mais bien parce qu'il ne l'est pas. Sa main droite, enfouie profondément dans la poche de son manteau, le chatouille toujours. La nuit est tombée depuis longtemps et les rues se vident, laissant le silence enfler au fil des heures. Plus rien ne peut empêcher les marmonnements d'arriver à ses oreilles.
Fred retire alors sa main de sa poche. Son poing est fermé depuis tellement de temps qu'il est presque violet. Après un moment d'hésitation, il se décide finalement à céder et soulève ses doigts un à un.
- Putain, enfin ! T'es pas sérieux mec ? J'ai la langue toute pateuse maintenant.
Sa paume est fendue en deux du pouce à l'auriculaire. L'ouverture ainsi créée laisse entrevoir une collection de dents jaunes et une langue rouge qui prend racine dans un trou noir sans fond. Au creux de sa main, une bouche sans lèvre parle.
- Moins fort !
- Comment ça moins fort ? dit la main. Je t'écoute raconter ta vie à un pigeon depuis tout à l'heure, et tu veux que je parle moins fort ? T'es bien le taré des deux.
- De quoi tu parles ?
- Il y a toujours un des jumeaux qui est complètement maboule.
- J'ai jamais entendu dire ça...
- Ben moi, je te le dis.
Fred lève la tête et s'assure que personne ne passe trop près de lui pour les entendre discuter.
- Astaire, ça y est, ça a commencé.
- Ouais. Mais je pige pas pourquoi on est pas resté là-bas pour regarder ce fils de pute gerber ses poumons.
- J'sais pas. Je préfèrais pas.
- Et ce que je préfère moi, tu y penses ?
- Ok, Ok. La prochaine fois, on regardera.
La bouche parait satisfaite. Après un bruit de langue claquant à travers la nuit, elle disparait complètement. Les rues sont maintenant désertes, la neige tombe à nouveau sur les grattes-ciel et les tentes de clodos. Fred est prêt à profiter de son soupçon de tranquilité.
- Tu devrais acheter des moufles, lui souffle Astaire.
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