Dies Aprum 16 Octème

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Elle


Dragonale 68:2-1

« Une prière s'éveille à la vue des champs desséchés ; les rivières se taisent ; la chaleur étouffe. Nul vent ne souffle annonciateur d'espoir. Léviathan surgit, obscurcissant le ciel. Ses éclairs déchirant l'orage.

La sécheresse cède enfin à la venue des moissons »


Qui, de naturellement constitué, avait besoin de trois heures pour se pomponner ? Deux tornades de tissus, monstres de maquillages, de corsets à ajuster et de coiffures à faire. Les sorcières en jupons avaient fondu sur moi dès ma robe enfilée et, malgré mes protestations, ne m'avaient relâché qu'une fois relativement satisfaite.Angie avait tressé mes belles boucles de cheveux roux en épi de bleu serré et ramené sur l'épaule, tandis que Sofia s'était afférée à transformer une version peinturlurée de mon visage, avec une teinture de lèvres cerise qui se mariait à merveille avec la couleur de ma robe et beaucoup trop de roses sur mes joues.

Le gong de dix heures sonna quand nous quittâmes l'auberge toutes les trois. Durant le court chemin qui nous menait à la place du festival, je me tins, deux pas derrière elles, en tirant sur l'étoffe légère de ma robe de lin corseté. Hier, j'avais trouvé mon reflet si beau dans le miroir chez la marchande. La robe m'avait dévoilé des promesses de beauté, avec juste ce qu'il fallait de peau dévoilée, autant au niveau du décolleté drapé que de la jupe asymétrique qui découvrait mes jambes musclées et mes cuisses charnues. Je m'étais sentie si jolie, encore en l'enfilant ce matin, que j'avais poussé le vice avec une de ces nouvelles culottes en dentelle ; mais à présent, maquillé, coiffé et surtout, accompagné d'elles deux, je me sentais discordante.Arrivé à l'orée du festival, une grande arche de bois décorative ornée de runes de magie, de blé tressé et de lavandes fraîches nous accueillait, embaumant l'air dès l'entrée.

 « Les garçons devraient arriver un peu avant midi, pour la messe d'ouverture du Cardinal. – nous informa Sofia – on les retrouvera à l'entrée pour leurs arrivées, même si, avec Anna, on ne risque pas de passer inaperçu ! »La journée commençait à peine qu'elle usait déjà mon humeur avec son venin camoufler par de basses plaisanteries. J'avais osé compter sur leurs cavaliers respectifs pour pouvoir m'échapper loin d'elle, mais Angie brisa mon espoir de fuir parmi la foule en m'attrapant par le bras. Mon amie nous promena dans la grande place de l'église, elle prit son rôle de guide avec un grand sérieux.

 « Regarde là-bas – elle me montra du doigt, deux statues de paille, une plus grande, à l’effigie de Dragon et une plus petite et grossière, représentant Léviathan. Chaque famille a tressé une couronne d'épis de blé le premier Octème et la suspendu à la porte de sa maison. Aujourd'hui, ils viennent l'apporter aux déités pour qu'ils unissent leur foyer de la protection et de la santé. »Je voyais partout des jeunes enfants courir dans des habits trop formels pour leurs âges, de petits paniers tressés accrochés à leurs torses. Je les trouvais incroyablement mignons à rire aussi joyeusement, leurs yeux pétillants.

 « Les enfants ? Ah oui ! Ils vont disperser sur le passage du Cardinal, des graines qu'ils ont été chercher eux-mêmes. C'est un rituel qui est censé apporter prospérité et fertilité au Saint-Siège et à la ville. Tu aimes les enfants ? »J'étais perplexe face au sourire malicieux d'Angie. La question ne semblait pas anodine. Je m'apprêtais à répondre, ne pas en avoir côtoyé assez pour m'en faire une idée précise, cependant Sofia et sa verve jugèrent bon de parler à ma place.

 « Tu ne devrais pas lui donner des idées pour grossir encore plus Angie, je ne suis pas certaine que l'idée plairait à Christophe. » Je m'assombris un peu plus tant au commentaire sur mon physique qu'à la mention de Christophe. L'étau se resserrait ; un susurrement froid inintelligible naissait au fond de mon esprit, tapi dans l'ombre. Inconsciente de ma baisse d'humeur, Angie faisait celle qui ne comprenait pas les remarques acerbes de Sofia et continua notre tour de la place, l'air de rien.

 « De toute façon, ce n'est pas pour tout de suite », concéda-t-elle nous amenant au plus près du cœur de la place. Une superbe statue de Dragon en grenat avait été posée sur un socle. Représentant les ailes déployées, chaque griffe, la moindre écaille de la Déité avait été sculptée d'une main de maître.

 « Cette statue est normalement dans l'église, mais chaque Octème elle est placée ici. Il y a des bassines en étain devant, tu les vois ? Les paysans viennent apporter une poignée de terre à Dragon. Elle sera mélangée avec le sel uni pour le Léviathan et brûlée par le Cardinal. C'est une offrande pour le dernier des quatre grands et notre Déité primordiale. » Plus nous approchions de l'église, plus l'air se saturait d'une mélodie jouée par des flûtes et des instruments à cordes aux notes aériennes. La musique se mêlait aux murmures des conversations animées autour de nous, les bruits devenant si forts que nous nous entendions à peine.

 « Le cortège du Cardinal doit déjà être arrivé – nous cria Angie en nous éloignant vers les bords extérieurs de la grande place, enrubanné de bleu marine – le Cardinal de Cerf doit être occupé à unir les fûts de la cérémonie. » Je m'abandonnai à la contemplation de lanternes en papier suspendues. Avec tout ça, j'avais complètement oublié de la prévenir que c'était notre Primordial qui officierait aujourd'hui. Oublier.. Volontairement ?

 « Quand l'office d'ouverture sera terminé, la majorité des personnes présentes ici seront invitées à quitter la place principale pour les rues adjacentes. Ce sera plus agréable de parler. » Le festival ne se concentrait donc pas juste sur la grande place ? J'enviais celui qui pourrait découvrir les festivités alentours, car cela ne semblait pas être dans notre programme de la journée.

 « Oui – railla Sofia – plus de petits braillards dans les jambes, seulement les notables de la ville, le corps paroissial et les représentations du Saint-siège, autour d'un banquet préparé en l'honneur de Dragon. On attend de nous un comportement exemplaire. » Elle me jeta un regard appuyé en disant cela. Le froid s'intensifiait malgré la chaleur, ma peau s'horripilait de la condescendance qu'elle me témoignait. Je me frottai les bras de malaise. Que connaissait-elle de moi ou des cercles que mes parents m'avaient fait fréquenter plus jeune ? De Manticore n'était pas une spiritualité de pouilleux !

 « Tiens Anna, regarde ! — Angie, mon attention vers la foule qui se scindait en deux. - Tu vas voir un long tapis blanc et bleu marine apparaître et - » Celui qui se déroula sous nos yeux fut d'un noir d'encre, bordé d'un bleu marine, si sombre que les couleurs se confondaient entre elles. La chaleur qui se dégageait de mon collier chassa un peu du froid précédemment ressenti. De là où nous nous trouvions, je pouvais voir chatoyer ses habits cardinalices en soie moirée, son long manteau de cérémonie frôlant le sol. De nombreuses petites mains jetaient des graines à son passage.

 « Venez, les gars doivent déjà nous attendre, il vaudrait mieux les rejoindre si nous voulons avoir de bonnes places au banquet. » Je laissai Angie m'entraîner vers l'entrée du Festival en songeant qu'une fois dans les bras de leurs cavaliers, elles ne se préoccuperont pas de ce que je pourrais faire ou non. J'aurais dû me douter qu'Angie préparait quelque chose, au moment où elle m'avait jeté de mon lit ce matin. Un attroupement de représentations se trouvait sous une arche. Mon premier sentiment fut le soulagement de voir Aurore. J'étais tellement contente de la voir que je lui sautai dans les bras en attirant sur nous des regards interloqués.

 « Sauve-moi ou emmène-moi loin » Chuchotai-je en sachant qu'elle ne pourrait rien faire contre ce qui allait suivre.

 « Et bien qu'elle accueille ! On y aura tout droit ou tu le réserves au seul bienfait d'Aurore ? » Chris me regardait, son sourire craquant illuminant jusqu'à ses yeux gris. Je ne voulais pas qu'il soit là, sa présence aidait l'emprise du froid sur mes émotions.

 « Désolée, mais je la garde un peu pour moi – renchérit Aurore, d'un ton pince-sans rire en resserrant sa prise sur moi – je te la rendrai plus tard. » Le gong de midi retentit sur la place, un écho de magie nous apporta le début de l'office présenté par la voix glaciale de notre Cardinal de la journée.

 « Nous devrions y aller – proposa Chris, nullement déçu, en engageant tout de même un pas vers moi – j'ai été mandaté comme gardien suppléant du Cardinale, je dois donc rester non loin de lui. » Je me dérobai à sa nouvelle tentative de s'approcher de moi. Quoi qu'il arrive, je ne devais plus encourager d'élan d'affection. Nous fîmes le grand tour de la place pour rejoindre les portes de l'église. Notre Cardinal unifiait les grandes portes en bois rouge sombre de l'édifice de foi. Je fus assez proche pour sentir le très léger tressautement de la lune d'onyx. Ce lien qu'avait unis Loup me faisait palpité, j'en fermais les yeux, m'imaginant son parfum dans l'air.

Ce sont des odeurs de cuisine du banquet en préparation qui me parvinrent.

 « Mais oui, Anna, bientôt. Tu es affamé, ma parole, tu ne penses pas que tu devrais freiner sur la nourriture ? Tu débordes déjà dans cette robe. » Sofia. Encore. Elle était pendue au bras d'un jeune brun bien bâti de sa représentation, mais elle trouvait encore le temps de me partager son fiel.

 « Pour ce que ça vaut, moi, je te trouve très jolie » me chuchota Aurore. Je lui retournai le compliment. Sa longue robe turquoise lui allait vraiment très bien. Le mal était déjà fait depuis un moment, le venin de Sofia courait déjà dans mes veines, chacune de ses nouvelles piques ne faisait qu'en rajouter un peu plus encore.Je me concentrais sur la silhouette de mon Cardinal, un verre levé devant la foule, il clôturait la messe d'ouverture.

 « Par le rituel de l'eau de vie uni au nom de Loup – prononçait-il le ton monocorde, la voix amplifiée – je bois au nom du Saint-siège ainsi que pour tous les habitants de cette ville. Buvez et partez unifiés par le pouvoir de Dragon. » Des serveurs apparurent de tous les côtés portant des plateaux de petits verres aux liquides ambrés. Mettant momentanément de côté ma résolution de Quintème, je pris l'un des nombreux petits verres et avala son contenu d'un cul sec.

 « C'est une boisson de blé fermenté mélangée à des herbes locales et du miel – me glissa Chris – Je savais que tu aimerais. Je l'ai vu dès que tes yeux se sont mis à étinceler ». La chaleur dans sa voix ne me présageait que plus de problème.

 « Chris, je dois te parler – finis-je par lui chuchoter en m'encourageant. – C'est important. »

 « Je voudrais discuter aussi ; mais attendons la fin du festival, d'accord ? » Je n'étais pas certaine que notre sujet portait sur le même registre, surtout que sa main finit par retrouver le creux de mon dos. Mon insistance s'étouffa dans ma gorge quand une alerte nous fit tous reculer. De grandes tables arquées apparurent sur le pourtour de la place, couvertes d'épaisses nappes en lin bleu marine et noir, équivalent de plusieurs centaines de chaises. La place s'était effectivement vidé, comme me l'avait expliqué Angie. Le monde restant se constituait de personnages aussi coûteusement habillés que cette dernière.

 « Nous serons assis là-bas à deux bancs de la table cardinalice – nous informa Chris, le ton plus sérieux – allons présenter nos respects et partons nous asseoir. »

Faire la file au soleil, ce n'était vraiment pas ce que je m'étais imaginé faire aujourd'hui.

Notre tour arriva enfin, après plus d'une heure à avancer à la vitesse d'un gastéropode en fin de vie. Je ne réussis pas à m'extirper de la poigne de Christophe en arrivant sous le regard de mon Cardinal. Ses beaux yeux d'onyx me détaillèrent, un sombre mécontentement se peignant sur ses traits.

 « Mes- mes respects - mon - au Cardinal de Loup » balbutiai-je en m'agenouillant.

J'étais en prise avec la honte qui m'assaillait et renforçait mon malaise. J'avais espéré puiser dans son regard, la force et la chaleur d'une meilleure journée. Ses prunelles coléreuses me donnèrent tort.  Troubler par la froideur de cette situation, je laissais Christophe m'entraîner vers nos places. Il m'expliqua que nous étions positionnés ici pour qu'il puisse garder un œil sur la table cardinalice et intervenir au moindre problème. De mon côté, je lançais des regards au coin à mon Cardinal, j'envenimai mon trouble en songeant à ce qu'il venait de se produire. Nous nous étions rejoints il y a quelques messes de ça, sans que rien ne change entre nous, alors pourquoi cette réaction ?  Assise, je rivais les yeux sur ma jupe ; mes doigts jouaient à froncer le tissu rouge d'une robe que je commençais à détester.

 « Vois, — susurra une ombre froide — il n'a pas voulu te regarder plus longtemps. Laide. Tellement laide. »  Un frisson glacé me parcourut. Cette voix, elle se jetait dans la moindre faille de mes émotions négative.

 « Tout va bien ? - m'interrogea Chris en posant une paume chaude sur mon bras. – Tu as froid ? Tu n'as pas mangé ce matin ? » Je le vis froncé les sourcils. Sa bienveillante prévenance me réchauffai, ce ne fut pas suffisant pour contrer la hargne de Sofia.

 « Ne la paterne pas, on a toutes sauté un repas ce matin, ce n'est pas dramatique, n'est-ce pas, Madame Bégaiement ? Regarde la nourriture arrive, tu vas tenir le temps qu'ils la posent sur la table ? » Elle ricana de sa petite pique, suivi par le rire plus diffus de son cavalier. Je ne lui donnerai pas la joie de me toucher. Figeant un grand sourire de façade, je me tournai vers Chris, en ôtant sa main de mon bras.

 « Je vais bien, merci de t'en inquiéter Chris, mais je n'ai pas vraiment faim ». Voyant que les serveurs posaient des plats variés de viandes en ragoût, de poissons grillés, de pain chaud et de patates au beurre devant nous, je priai Loup pour que mon estomac ne gargouille pas. Attrapant une cruche au passage, j'y découvrais le divin alcool au miel de tout à l'heure. J'allais pouvoir noyer les potentiels borborygmes de mon estomac pour la journée ! Vidant mes deux premiers verres d'une traite, j'ajoutai, amusant notre tablée.

 « Par contre, il semblerait que j'avais vraiment soif ! »  Il s'avérait que le venin de Sofia m'atteignait beaucoup moins avec des coups dans le nez. Elle n'abandonnait pas pour autant, mais je profitais au moins des animations de la journée. Dix-sept heures venaient d'être sonnées quand les danseurs traditionnels des moissons quittèrent enfin la place. Une harpiste joua une mélodie d'ambiance accompagnée de flûte, à peine perceptible dans la cohue des discussions animées. Sofia se levait parfois au même titre qu'Angie accompagnée de Ryan. Elle m'expliqua qu'il était d'usage d'aller saluer les amis de la famille et des notables en affaires avec eux. Christophe recevait quant à lui du monde autour de notre table. La plupart ne venait que les saluer pour le féliciter de son rang de prêtre gardien, Aurore et moi passions inaperçues, ce qui nous convenait à toutes les deux. Angie revenue, le couple resta un peu plus longtemps, assez pour s'interroger sur ma présence au côté de Chris.

 « Je vous présente Aurore, une camarade du Saint-Siège – répondit Angie, un sourire radieux éclairant son visage – et voici Anna, la future unie de Christ- » La totalité de ma gorgée d'alcool venait d'être recrachée sur la table par mes voies nasales. Un mélange ambré gouttait de mon nez tandis que mon visage rougit formait une grimace grotesque d'un mélange de toux en partie étouffée par la brûlure de la boisson et d'yeux irrités de larmes.

 « Angie ! - l'interpella Chris pendant que je réussissais à peine à retrouver ma respiration – tu n'avais pas à dire ce genre de chose. C'est terriblement inconvenant et tu nous mets mal à l'aise tous les deux. »J'osais croire qu'elle avait voulu plaisanter, Chris ne pensait pas sérieusement à parler d'unification ? Angie extrapolait.

Sainte Manticore, soit miséricordieuse.

Elle nous refit le même coup en présence de Sofia avec un homme assez âgé, en affaire avec leurs parents. Ce dernier m'avait regardé comme un vieux torchon usé.

 « Angie, tu n'as pas honte ? À ta place, je n'oserai pas présenter une apostate comme un futur membre de ma famille. » Elle afficha un petit air de contrition savamment travaillé en s'excusant à l'injonction sévère de Christophe.M'appeler ainsi allait contre les ordres de foi, elle le savait.

Mais le mal était fait. Je ne devais pas le prendre pour moi, d'après elle, ce n'était pas grand-chose au fond. Juste un mot. Un mot qui brûlait douloureusement à mon épaule.

Sofia quittait régulièrement nos bancs avec son cavalier, rejoignant des tables pour lesquelles j'aurais presque eu de l'empathie. L'heure qui précéda le souper fut ponctuée par la gêne grandissante d'un murmure qui s'amplifiait dans l'assemblée. À de nombreuses reprises, des têtes se sont tournées vers notre table sans raison valable. Je ne voulais pas paraître paranoïaque, pourtant la prise de Christophe se fit plus crisper dans mon dos. Je ne mangeai rien de ce qui nous fut à nouveau servi, un nœud grandissait dans ma poitrine, jusqu'à ma gorge.

La tablée ne perdait pas en gaieté, Angie et Ryan tenaient à eux seuls toute la conversation, amusant même Aurore. Repoussant l'assiette pleine que Christophe m'avait galamment remplie, je fronçais les sourcils, fixant outrée mon verre quand il se pencha à mon oreille.

 « Je m'inquiète, Anna – me chuchota Chris, alarmé – veux-tu que je te fasse raccompagner ? » La lumière du jour déclinant avec la fin de la course du soleil, je regardais des petites gens comme moi monter d'immenses lanternes sur poteaux, tout autour de nous.

 « Non. Il doit rester moins d'une heure avant l'office de clôture, ça devrait aller. » Je lui souris bravement en reprenant une grande lampée de mon verre, ce qui sembla le rassurer. Même ce traître d'alcool ne me goûtait plus, seul le feu qui se répandait encore dans mon estomac me garantissait de son action. L'ambiance se refroidissait considérablement, l'intérêt qui se portait encore à notre table ne faisait qu'accentuer le brouillard de voix glaçante qui m'étreignait. Je regrettai ma décision de ne pas être partie quand Chris me l'avait proposé. Le brouillard glaçant me gelait de colère, dans mon esprit, des ombres bruissaient autour de Sofia, elle exhalait de la suffisance en arborant un air trop satisfait pour être honnête.

Il était trop tard pour avoir des regrets.

 « Je dois aller assister les évêchesses. Je reviens après l'office, vous faites attention, d'accord ? » Les prières de quantités de prêtres furent nécessaires pour déplacer la grande statue de Dragon en grenat. À sa place, les effigies de pailles de Léviathan et de Dragon furent posées. Mon cardinal se plaça devant elles, les tables de banquets disparurent, les offrandes de blés, de terres et de pailles furent amenées à ses pieds, la foule se rassembla autour des clercs. Les chuchotis offensés s'élevaient des alentours, proches de nous, certains mots, tels des injures, me parvenaient.

« C'est un blasphème », chuchotaient certains.

« Une apostate ! » murmuraient d'autres.

« Unis… Gardien. Quelle impiété ! »

Les voix dans l'ombre me glaçaient le cœur, plus que nul autre, elles trouvaient comment me faire mal, amplifiaient ma rage, contre Sofia, contre Angie. Même contre Chris.

 « Tu ne seras jamais à ta place nulle part. Cède-nous, avec le pouvoir, viens la paix. Consume ta rancœur. » Le poids d'un regard familier me pénétra par son intensité, il dissipait les voix. Je tentai de m'accrocher à lui, à le voir si beau, son habit miroitant des couleurs du crépuscule.

 « Enfant de Dragon – appela mon cardinal – voici venu le temps de la clôture et du recueillement. Unifions-nous sous le crépuscule, prions notre père à tous et rendons lui grâce pour que nous puissions tous renaître avec sa volonté. » Malgré l'appel au temps du recueillement, les bruits bas ne s'arrêtèrent pas complètement. Je m’enserrais dans mes bras, tremblante de la vague glacée, d’une froide colère montant en moi. Je me concentrais sur le vrombissement de la voix de mon Primordial, les yeux ostensiblement fixés sur lui. Son intonation tonnante grondait comme un orage furieux.

 « C'est ta faute – susurra une ombre – tu perturbes la messe. Va-t-en ou brûle. Brûle-les tous. » Les prêtres mélangeaient les grandes bassines en étain rempli de terres, un tambour entamait un rythme lent, les êvéchesses entourant les offrandes psalmodiaient une prière sur les moissons suivie par les instruments de l'orchestre, en rythme avec la prière. La musique parlait des pluies et des tempêtes, de la férocité de Léviathan et de la protection de Dragon.

 « Par mon pouvoir – entonna mon Cardinal - j'appelle et j'unis le pouvoir de la flamme du Primordial, le feu sacré de Dragon, à la terre. Par le sel mêlé, unis à vos moissons, vous serez. Par ce philtre sanctifié, le Saint des saints se met en gage et protège vos récoltes. » Des flammes apparurent dans les bassines d'étain, brûlant haut, elles éclairaient le ciel devenu indigo.

 « Enfant du feu de Dragon, le festival des moissons prend fin à cet instant. Que le souffle de Dragon vous accompagne, que son feu réchauffe vos foyers et ses écailles protègent vos récoltes. Si telle est votre voie, alors le Dragon l'exaucera. » Les voix cessèrent à l'arrivée du loup de brume. Ses émotions mêlées aux miennes, il rodait dans mon esprit, les crocs découverts.

 « Essentia Mea – grondait sa voix sépulcrale — Tu dois lutter et ne pas te laisser consumer par le pouvoir. Va, unis ton âme et le feu sombre nous liera. » Je pensais à mon Cardinal à l'envie irrépressible de le rejoindre au centre de la place et de me blottir contre lui. Je me mis en marche, hypnotisé par ce seul désir.

 « Ne sois pas impatiente ! — ria Angie en me maintenant près d'elle — Il va revenir, ne te précipite pas comme ça ! » Un homme d'âge mûr à la barbe poivre et sel, accompagné d'une jeune femme, vinrent ouvrir une discussion, sur un ton fortement réprobateur.

 « Mademoiselle Bennets, cette jeune femme ne serait-elle pas l'apostate dont j'ai entendu parler ? Que faites-vous avec elle ? » Je m'extirpai de la poigne d'Angie sur mon bras, ma tête me faisait souffrir d'un tumulte ; d'une multitude de voix glacées répétant en écho ce mot. « Apostate »

 « Elle l'est, – en convint Angie, – c'est aussi mon amie e-et, un futur membre de ma famille. »

 « Vous n'êtes pas sérieuse, jeune fille ? – Une dame s'arrogea le droit de se mêler à la conversation – vos parents n'accepteront jamais ce… cette engeance de Manticore chez eux ! »  Un loup hurla dans mon esprit, la température baissa aux alentours, un feu froid s'étendait sur ma peau. L'obscurité s'intensifiait sur la place de l'église, chaque flamme dans mon champ de vision devint noire.

Je cédai au froid glacé d'une emprise mortelle.

 « Vous parlez d'apostasie » – un rictus cruel étirait mes lèvres, les phrases se formaient poussées par le brouillard glacé – voyez, le pouvoir du feu sombre de Dragon. Regardez mortel, celle que vous traitez d'apostate. »  La lune d'onyx vibra avec force, me sortant du brouillard qui engourdissait mon corps. Au centre d'un cercle de contemplation apeuré, la solitude m'étreignait.

Un contact arriva sur ma hanche, mais pas celui que j'attendais.

« Ne me touche pas – sifflai-je à Christophe en m'éloignant de lui d'un bond.– Je ne serai jamais ton unie tu entends ? Je ne suis qu'une apostate ! » Je pris la fuite, facilité par ce que j'imaginais être du dégoût et de la peur, les gens s'écartaient sur mon passage. Le festival battait encore son plein dans les rues adjacentes, les bruits des événements de la grande place n'avaient pas encore atteint tous les quartiers de la ville. Ivre et en colère, je fuyais loin, prenant les rues plus vides, je me glissais jusqu'à la sortie de la ville. La nuit s'étendait au loin, la silhouette de la chaîne de montagnes se recoupait sur le ciel nocturne. Sans plus de réflexion, je courus, engloutie par la nuit, sur les pentes menant vers le Saint-Siège.

Je glissai sur une pierre plate, la lanière en cuir de ma sandale se rompant dans ma chute. La rafistolant d'un nœud, je ralentissais peu à peu, tâtonnant dans l'ombre. Le bas de ma robe se déchira dans une roncière, j'avais les jambes remplies d'éraflure. La douleur physique m'aidait à recentrer mes pensées, à éloigner la colère froide. La conscience de ma bêtise me prit dans toute son ampleur. Je ne savais pas depuis combien de temps j'étais partie, ce à quoi je pensais en revanche s'était à trouver un coin pour passer la nuit.

Hésitante à user de magie, je cherchai toutefois mon lien avec Loup, priant pour un peu de lumière. La petite boule lumineuse vibrante entre mes doigts me montrait ma tenue tâchée, déchirée en partie. Je m'en fichai.

J'étais fatiguée de cette horrible journée. Dormir m'apparaissait comme la meilleure solution. La nuit était fraîche , mais pas trop froide, je pouvais bien me trouver un endroit pour faire un feu et me reposer jusqu'au matin.

 « Dors mea essentia – gronda la voix caverneuse de l'être de fumée – je le guiderai vers toi. » Posé entre les racines d'un pin, le dos contre son tronc, je ne luttai plus contre la fatigue. Convaincu que l'Esprit me protégerai, je me laissais sombrer dans un sommeil sans rêve. Les sabots d'un cheval galopant me réveillèrent, la lune d'onyx se mit à vibrer, palpitant sur ma poitrine à l'arrivée du cavalier. Mon Cardinal sortit de la pénombre, s'avançant près du feu, l'air terriblement en colère.

 « Qu'est ce qui t'a pris de fuir comme ça ? Je t'ai cherché partout ! Mais qu'avais-tu dans la tête, Anna ? » Il s'était inquiété ? Je me sentais honteuse. Bien sûr que j'avais conscience d'avoir agi sous l'impulsion.  Serrant les poings sur mes genoux, je tremblais de frustration contenue.

 « Je ne pouvais pas rester là-bas. Personne ne voulait que je reste là. Ils avaient tous peur de moi. » L'amertume me fit baisser les yeux. Je l'avais dérangé à plusieurs reprises aujourd'hui, je ne méritai pas son inquiétude. Il vint s'installer près de moi, sa cape de cérémonie traînant sur le sol terreux.

 « J'étais tellement inquiet quand tu es parti – soupira-t-il – j'avais peur, pas de toi, mais qu'il t'arrive quelque chose loin de moi. » Pendant qu'il parlait, il m'avait entouré de son bras et m'attirait sur ses genoux, comme si je ne pesais rien pour lui. Ses mains chaudes sur ma peau moite me firent frissonner alors qu'une fournaise brûlait dans mon ventre.

Ma vision s'obscurcit, floutée de l'ombre de larmes que je n'osais laisser couler.

 « J'ai fait raccompagner tes amies au Saint-Siège. La petite Bennets s'est occupée de tes affaires. » Il me caressai la jambe en parlant, passant ses doigts sur les endroits où je m'étais égratigné. Il refermait chacune de mes petites plaies par la magie.

 « Je ne suis pas sûr qu'Angie soit encore mon amie – murmurais-je, pressant ma joue contre la soie sur son torse – j'ai hurlé devant tout le monde que je ne m'unirai jamais à son frère. Elle doit tellement m'en vouloir. » La tristesse m'accablait en y pensant, j'avais sans doute perdu une amie ce soir. Il m'enserra un peu plus contre lui, l'une de ses mains caressant le pauvre tissu déchiré et tâché à ma taille, l'autre continuait à parcourir mes jambes.

 « Tu aurais fini par le faire de toute façon – gronda-t-il, le ton légèrement rauque. Il posa un baiser sur le haut de mon crâne – ce n'était qu'une question de temps. » Désinhiber, être aussi proche de lui dans ce cadre sauvage, me faisait battre le cœur plus vite, ses mains posées sur moi accroissait mon désir. Mes doigts parcourant le tissu soyeux, je tombai sur les boutons recouverts de soie de sa soutane et, un à un, je m'appliquai à les défaire. À tout moment, je pensais qu'il m'arrêterai, mais il me laissa faire, un grondement faisant vibrer sa cage thoracique. Ses longs doigts passaient et repassaient sur ma peau nue, remontant la jupe déchirée de ma robe, son geste se figea quand sa main arriva à la lisière de mes dessous. Ma vue un peu brouillée par les restes d'un trop plein d'alcool et de fatigue, je me laissais galvaniser par la vue de son torse partiellement dévoilé. J'y glissais mes doigts, exauçant déjà, par ce simple toucher, l'un de mes fantasmes.

 « Anna – m'appela-t-il d'un grognement de désir – avant que tout ça n'aille plus loin, je voudrais te dire quelque chose, tu veux bien me regarder ? » Rougissante, je m'éloignai un peu pour lever les yeux vers lui. Son regard de braise sombre m'enflammait d'une intense ferveur. Je m'y accrochai, avec tout l'amour et le désir que je ressentais pour lui.

« Je veux que tu saches que je suis amoureux de toi, Anna. Aucun peut-être, sans aucun compromis. Je veux que tu le saches pour plus tard. » Il n'avait pas ciller en prononçant ces mots, je pouvais voir la supplique muette luire dans ses yeux. Cette flamme intense qui y brûlait. C'était de l'amour. Sa paume rugueuse vint se poser sur ma joue, essuyant des larmes que je ne sentais pas couler.

Il m'aimait.

« Moi aussi, je suis amoureuse de vou- toi »

Des mots que j'avais souvent rêvé lui dire, même si dans mes rêves, je ne bafouillais jamais.

Mon amour pour lui vibrait, débordait, me faisait chavirer. Il était évident, comme le soleil au couchant et la lune éclairant la nuit. Son beau regard sombre se flouta, bruissant d'ombre, avant qu'un grognement ne me ramène à l'instant.

 « Pour toi, ma douce, c'est Nathan ou tous les petits surnoms mielleux que tu souhaites pouvoir me donner ». Sa bouche vint s'écraser sur la mienne. Enfiévré par des mois de désir réprimé, je fermai les yeux, renouvelant d'ardeur à l'embrasser. Ses mains parcouraient mes courbes, empoignant mes hanches, il me faisait haleter dans ses bras, décuplant mon désir. Notre baiser cessa quand il eut happé jusqu'à mon dernier souffle d'air. Ses lèvres vinrent se poser sur mon cou, embrassa ma gorge, la sensation de ses dents se fit sentir contre ma peau frémissante. Je soupirai son prénom, le souffle court, envahi de vague de désir fiévreux. Il me mordilla, sa gorge vibrante d'un grondement sourd.  Il me bougea trop vite, j'avais été soulevé, relevé, il pressait son corps tendu contre le mien, le nez dans mon cou, une main empoignant l'une de mes fesses. Mon regard se perdit autour de nous, dans les profondeurs de la forêt floutée d'ombre mouvante, le parfum d'une nuit d'été se mêlait au musc de sa peau, amplifié par son excitation. Le cadre me semblait parfait.

 « Nous n'allons pas faire ça ici ni maintenant, ma douce Anna, je veux que tu puisses te souvenir pour toujours de notre première fois. » Il semblait lutter contre son évident désir. Je souhaitai lui dire que je ne pourrai jamais oublier, l'embrasser encore pour l'en convaincre ; mais le monde tournoyait, les ombres se firent plus intenses.Les images se mélangèrent, plus rien n'était sensé, m'avait-il embrassé ? Quand ? Une emprise froide m'étreignait l'estomac, je tentais de garder les images, la sensation. La brume grisâtre m'entourait.

J'avais rêvé.

Mon corps ballottait, mes jambes soutenues pendaient dans le vide.

 « Réveille-toi Anna, nous sommes devant la tour de Loup, tu vas pouvoir aller te mettre au lit pour quelques heures. » J'ouvrai les yeux dans les bras de Mon Primordial. Mes souvenirs étaient flous. Il m'avait rejoint à l'arbre, prise contre lui, et ? J'avais du m'endormir.

Il m'avait porté à cheval ? Sur tout le chemin ?

Quelque chose n'allait pas, mon esprit restait vide de toute trace de souvenirs.

Il se résolut à me poser à terre, sans me lâcher. L'intensité de son regard sombre me rappelait des bribes du rêve que j'avais fait dans ses bras.

 « Va te reposer Anna, nous nous reverrons demain, je te le promets ». Il était peut-être prêt à partir, mais mon corps, lui, me tirait vers lui.

 « Att- attend Nath- Primordial je, merci de m'avoir ramené. » Mon lapsus sur son prénom l'avait fait se figer. Ce rêve m'avait décidément rendu trop audacieuse. Il me caressa d'un dernier regard fugitif, un air triste sur le visage et s'éclipsa sans un bruit. La tour de Loup reposait dans un calme paisible. Les ronflements résonnaient dans mon dortoir. Mon sac était posé près de mon lit, non déballé, sans un mot. J'irai parler à Angie demain. À elle et à Christophe.

Peut-être que j'aurais dû rester dans la forêt.

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