Dies Lýkos 11 Novème Dragonale
Elle
Dragonale 101:6-1 :
L'Apocalypse de Dragon.
« Mon feu deviendra froid ; le soleil disparaîtra ; la lune s'éteindra et la nuit sombrera. Le monde glissera dans le néant au crépuscule de ma vie, car avec moi, plus rien ne vivra plus.
Tel est le tribut du feu sombre, la vie de toute chose à la mort d'un seul être. »
Christophe et moi faisions le tour de l'étang, la lumière du soleil, proche de son zénith, se réverbérait sur l'écran d'eau, perturbée par une légère brise qui nous apportait la fraîcheur de petites gouttelettes.
« Tu sais, Chris, tu n'étais vraiment pas obligé de te battre avec moi », riais-je alors que ce dernier arborait une belle marque rouge sur la joue, résultat d'un coup de coude qui l'avait assommé à l'entraînement de ce matin. Loin d'être de mauvaise humeur à sa défaite, il rit à son tour, les yeux plissés par un grand sourire qui s'étendait jusqu'à faire briller ses prunelles grises.
« J'en apprends plus avec toi, à analyser des techniques de l'ennemi qu'en surpassant la majorité de mes collègues gardiens. En plus, tu n'as pas ton partenaire d'entraînement habituel, il ne faudrait pas que tu t'empâtes à cause de lui ».
Je manquai de peu son clin d’œil, concentré sur ce petit mot.
« Ennemi ». Les spiritualités n'avaient plus réellement fait la guerre depuis presque un millénaire, tout au plus quelques petites escarmouches entre paysans ont dû ponctuer ces derniers siècles. Et pourtant, pour les différents clergés, nos patries étaient encore considérées comme ennemis. J'aurai bien aimé analyser ce sujet plus en profondeur. Sur ce point, pourtant, Christophe ne différait pas des autres prêtres. Il restait étonnamment fermé à une discussion sur les spiritualités qui ne se terminait pas comme « Dragon est le meilleur ». Débat clos.
« Ce ne sera sûrement pas la dernière raclée que je te mettrai avant la fin des congés, Chris. Tu ferais mieux de t'habituer à prendre des coups sur les prochains jours. » Il me fit passer par une petite porte dérobée dans le mur du donjon, s'ouvrant directement sur une pièce modeste à haut plafond, grouillant de prêtres de tout âge et de tout rang, portant bure, soutane, ceinture de corde, fascia argentée et capuche dorée. De la nourriture à la main.
« Je m'attends à ce que tu me mettes des raclées jusqu'à la fin de l'année ! Ou au moins jusqu'à ce que je comprenne tes étranges mouvements de combat. » Je lui souris, une mimique tremblotante, manquant d'assurance à ce sujet. Angie ne serait certainement pas la plus heureuse de voir que je traînais avec son frère après l'avoir refusé. Quoi que ce dernier m'affirme, je pensais que ça risquait d'envenimer ma situation.
« Tu sais bien que je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée de continuer de te voir quand ta sœur reviendra. J'apprécie beaucoup la vie plutôt tranquille que je mène pour le moment, mais ce ne sera pas pareil quand les autres représentations seront de nouveau là. »
Je ne me faisais pas d'illusions : entre sa sœur et une femme qui l'avait éconduit, son choix se ferait vite.
« Angie n'est qu'un petit louveteau qui veut montrer qu'il a de grandes dents sans mordre. Elle ne se montrera pas toujours hostile avec toi, laisse-lui le temps de me mettre une nouvelle fille dans les bras. » Je réprimais la chair de poule qui montait. Je n'aimais pas particulièrement venir en salle des prêtres, même si, vêtu de la tenue d'entraînement, j'y passais relativement inaperçu. Il s'y trouvait à chaque fois un clerc pour me reconnaître et, comme un aimant au métal, des regards intrigués de prêtres finiraient par se porter sur moi.
« Tu as besoin de ta sœur pour te trouver une femme ? – le taquinais-je, en nous asseyant sur une petite table en bois simple. – Est-ce une des mœurs de Dragon que je ne connais pas ? Les membres d'une famille choisissent nos unis ? » Des plats nous arrivèrent à l'instant, une assiette de lentilles fumantes, du lard et des carottes me faisant saliver. Le goût de la nourriture me revenait enfin, depuis le départ des autres représentations. Plongeant une première cuillère dans mes lentilles, je regardais le rouge colorer les joues de Chris, montant jusqu'à ses oreilles.
« Pour les prêtres, les unions sont un peu plus compliquées.– m'apprit-il à voix basse, des regards lancés aux alentours. – En théorie, on peut aller avec qui on veut, du moins jusqu'à une certaine mesure. – Il soupira, l'air résigné. – Dans la pratique, on nous apprend qu'il vaut mieux consacrer notre vie à la foi et nous unir à quelqu'un, après plusieurs années de services, pour offrir des enfants à la spiritualité. » D'où l'intérêt pour sa sœur de savoir si j'aimais les enfants. Apprendre les mœurs de Dragon du point de vue d'un prêtre, voilà quelque chose d'intéressant.
« Avant – commençais-je, prenant bien soin de formuler ma phrase pour en ôter toute mention de Manticore – je pensais que les personnes de foi multipliaient les… unions, pour donner une progéniture de différentes sources à la spiritualité. » Les moines ne s'unissaient d'ailleurs jamais sous la lumière Manticale des terres gelées. Seules les religieuses avaient le droit de s'unir à quelqu'un pour la vie, en ayant fourni un enfant d'un autre mâle auparavant. Cette loi des prêtres me paraissait moins barbare à Dragon qu'à Manticore.
« Je suis un homme de foi, Anna — ses fins sourcils blonds étaient froncés, il affichait un air perturbé à ce que je venais de lui dire —, mais je peux t'assurer ne jamais avoir multiplié les aventures ni même avoir un seul enfant, où que ce soit. Ce serait un déshonneur inqualifiable pour un prêtre d'avoir un enfant en dehors d'une union. » Un grand rouquin, que je reconnus comme étant Clovis, vint nous interrompre à ce moment, un bras autour des épaules de Christophe, ses yeux marron chaud posés sur moi.
« Qui parle d'union ? Peu importe la conversation, je veux en être ! - Le grand roux se comportait avec désinvolture en s'asseyant – Chris, parler d'enfant avec une dame que tu ne devrais plus courtiser, c'est contre-productif, surtout quand celle-ci t'a déjà repoussé ». Son ton se voulut taquin, mais une pointe de rancune vint se perdre dans ses mots. Aucun des proches de Chris ne semblait oublier que je l'avais refusé et me le reprochaient, avec une certaine dose de vergogne.
« Anna et moi sommes simplement amis. Elle s'intéressait aux unions des prêtres de Dragon. Je lui expliquai ce que nous apprenions durant le parcours paroissial. » Peu importe ce que Christophe avait pu comprendre de mon sous-entendu de tout à l'heure, il décida de ne pas l'inclure devant son ami.
« Échange intéressant, tu envisages peut-être le parcours de prêtre Anna ? Qu'est-ce qui t'en empêche ? Tu as peur de ne pas pouvoir t'engager comme tu le souhaites ? » Les questions de Clovis m'auraient apparu badines si je ne discutais pas avec des hommes de foi.
« J'ai une autre voie à prendre. Je rêve de devenir herboriste spécialisé en alchimie. C'est un travail malheureusement incompatible avec la haute fonction de prêtre, je le crains. » Et surtout, je n'avais pas l'intention de passer ma vie au Saint-Siège. Mon rêve le plus fou serait de partir à la fin de l'année accompagnée de mon Primordial. Il ne le serait plus en partant avec moi.
« Bah – souffla Clovis – de toute façon, tu n'es pas encore partie, tu verras bien qu'il y a des intérêts qui pourraient te plaire au Saint-Siège aussi. » Il se désintéressa soudain de moi, interrogea Chris sur leur patrouille à pégase de l'après-midi. Les deux hommes discutèrent de leurs bestioles plumeuses ainsi que de l'itinéraire à emprunter, vers les hauts flancs de la montagne, si je comprenais bien leur charabia. L'heure avançant, je prévins Chris que j'avais des choses à faire, le sortant un bref instant de la discussion qu'ils entretenaient.
« Si tu comptes ressortir du Saint-Siège, il y a une patrouille à cheval sur le versant ouest, celui qui descend jusqu'à la ville de Sombre-Aile. Ne t'apeur pas si tu les croises – un demi-sourire se forgea sur ses lèvres, évitant le côté de son visage qui s'enflait à vue d'œil – je vais à une réunion avec Iris ce soir, elle est donnée par le grand-évêque des landes crépusculaires. Ce n'est pas fermé à la représentation, veux-tu venir ? » Il lui arrivait encore parfois de me couver du regard ; d'être prévenant sur ses disponibilités, comme il le faisait au début.
« Non, merci, les prêtres du feu sombre ; très peu pour moi ; je les vois déjà assez la journée ! Et puis, avec le travail que j'ai encore à faire, je ne suis même pas certaine d'avoir fini pour la messe. » Je les saluais tous les deux rapidement, coupant court à la moindre protestation de Christophe. Ce n'était pas un mensonge, me disais-je en sortant à l'air libre. J'ai des devoirs à faire, ma potion à terminer et mon Primordial à aller voir. Je m'arrêtai sur le chemin de la tour. Je ne l'avais plus aperçu depuis le dernier Dies Lyncis, ni à l'office, ni pour manger. Ce pouvait-il être malade ? D'après Chris, des décoctions avaient été envoyées avec des prêtres de soins dans tous les hameaux des montagnes alentours. Peut-être que l'un d'entre eux avait ramené la maladie jusqu'au Saint-Siège ? Je m'inquiétai sans doute pour rien, nous possédions les prêtres de soins les plus qualifiés du territoire, il était un maître alchimiste de talent. Il n'avait pas besoin de moi pour le guérir. Arrivé au dortoir, je cédai à mes doutes sur sa santé en prenant bien plus de matériel que celui prévu initialement. Mon livre de recette glissé parmi les ustensiles.
Ce fut une longue après-midi.
Ma potion initiale se termina sans encombre, bien que je ne fus pas tout à fait satisfaite de l'opacité du mélange. J'avais atteint mon objectif. L'intérieur de ma casserole reluisait désormais comme un sous-neuf, une quinzaine de fioles prêtes à être scellées reposait précieusement au fond de mon sac. Ce qui me pris du temps s'était de monter à chaque arbre noueux entouré de jeunes plumes, à la recherche des derniers nids pleins de la saison, de glisser deux fois au bord de la rivière, les fesses les premières dans l'eau, avant d'enfin attraper une truite. Je m'étais également résigné à utiliser plus de magie que nécessaire pour récupérer un morceau de rayon de miel. Le dernier tour de cuillère s'effectua, l'air s'était rafraîchi en bordure de ruisseau, le soleil se rapprochait déjà de l'horizon. J'emplis la quantité d'une gourde de mixture rouge sanguinolente ; épaisse, à l'odeur de viscère de truite, de fleur de bruyère et de miel.
J'envisageai que mon labeur n'ait servi à rien, il pouvait être en chemin, ou même déjà être sur l'estrade de la cathédrale, prêt à démarrer l'office et répandre la foi de Dragon. Les nombreux prêtres de soin qui patientaient devant la foule m'incitèrent à penser que nous attendions un office pontifical plutôt que celui de mon Primordial. Les vêtements crasseux, les cheveux trempés, je me glissais par la petite porte des coursives. Je ratai rarement les messes, personne ne m'en voudrait d'éviter celle-ci en la troquant contre une bonne douche chaude. Surtout après m'avoir reniflé.
Durant toute la soirée, du moment où je suis entrée dans l'eau jusqu'au repas que je pris seule, je pesais ma motivation à aller le voir. Tournant dans mon dortoir toujours vide, je fixais les minutes qui s’égrenaient, les secondes qui défilaient, l’heure qui avançait. Le bon sens me convainquait qu'attendre le lendemain serait le plus judicieux. Je devais pourtant avoir la réflexion d'un poisson-bulle, ma volonté s'équivalent à celle d'un petit pois, je ne voyais que ça comme explication à ma conduite.
Mes pas me portaient, étage après étage, les pointes de mes cheveux encore humides, vers mon Primordial.
À la vue de la porte du cours d'alchimie, l'allure rapide que je maintenais jusqu'alors se ralentit. Mon courage se mit à fondre. Il était encore temps de rebrousser chemin. Je pouvais repasser demain, à une heure plus décente. Qu'avais-je pu bien avoir dans la tête, sinon le vent du nord, à penser que je pouvais me permettre de venir le déranger à une heure pareil ? Je tergiversai tant qu'un bruit de couloir m'apeura. Sans m'en rendre compte, je fus dans la salle de cours sombre, éclairée par les seules fenêtres des bords de pièce. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. La décoction à la main, le sac de fiole contre ma hanche, je m'approchai du bureau. Mon collier ne vibrait pas, rien ne semblait bouger à l'intérieur. J'osai toquer, appeler, une fois, deux fois. Rien. Les ombres de la pièce prirent de l'ampleur, les battants grincèrent, la porte s'entrouvrit, poussée par un courant d'air imperceptible. L'hésitation me fit reculer à nouveau. Mon sac serré contre moi, un pas après l'autre, j'y entrai.
La pièce parfaitement rangée s'ornait d'une superbe cheminée de marbre noir avec à sa tête une splendide horloge lunaire finement ouvragée. L'arche-nêtre, deux fois plus grande que celle de mon dortoir, laissait passer les lumières des torches de feu magique accrochées aux murs extérieurs. Des rideaux sombres noués à la texture aussi légère qu'un voile en paraissent les contours. Tout y était placé avec une précision minutieuse, du simple herbier aux milliers de fioles étiquetés sur des étagères en bois sombre. Des parchemins scellés traînaient encore sur le bureau, plusieurs piles de documents cachetés s'entassaient sur sa longueur. Je humais les fragrances présentes ici, de la reliure de cuir à la forte odeur de sous-bois, mélangée au parfum de la lavande qui séchait, suspendu à une ficelle clouée.
C'était drôle, je l'imaginais bien apprécier le parfum des fleurs, saisir l'arôme délicat des pétales ou plus terreux des racines. Cette pensée me fit rire, d'un geste délicat, je souris de ma bêtise. Je croyais le connaître ; mais quand savais-je ? Il devait avoir des manies, des rêves, des envies qui m'étaient inconnues.
En m'approchant des appartements, je n'osai plus faire le moindre geste. Mon collier me chauffait, m'indiquant sa présence relativement proche. Le froid me gagna. S'il n'avait pas répondu la première fois, il devait avoir une raison. Quel génie m'avait fait pénétrer sans invitation dans son bureau ? C'est au moment où j'allais me retourner, fuir une fois encore, que la lune d'onyx se mit à vibrer d'un coup. Soudainement, la porte s'ouvrit et, dans son encadrement, se trouvait l'homme auquel je n'avais cessé de penser tout le jour. Il était passablement échevelé, une natte lâche et simple pendait dans son dos, des épis sortaient ça et là. Les traits de son visage pâle étaient tirés, des cernes sombres empochaient ses beaux yeux noirs. Son regard brûlant me détaillait, la surprise se reflétant sur son visage.
« Bonsoir Anna – me dit-il, d'une voix de basse à l'écho teinté de fatigue – que me vaut ce plaisir à cette heure ? Tu souhaitais me parler ? » Il partit allumé un feu dans la cheminée. Penchées au-dessus de l'âtre, en quelques mains de secondes, les flammes brûlaient haut, donnant des teintes chaudes au mobilier sombre de la pièce.
« Je -ne – ne – balbutiais-je, le feu montant à mes joues – je ne voulais pas vous dé – déranger. J'ai, - je voulais- ». Dès que je me trouvais près de lui, je me mettais à baragouiner de manière totalement inintelligible. Sa proximité me ravissait tant que, peu importait la suite de la conversation, le début demeurait des plus catastrophiques.
« Tu m'as apporté quelque chose ? De nouvelles potions ? Viens t'asseoir et montre-moi ça. » Son évident état de fatigue ne l'empêchait pas de se mouvoir avec fluidité, il me tira une petite chaise en bois et vint s'asseoir sur les rebords de son bureau, tout près de moi. Sa présence me faisait rougir de plus belle, mon visage me chauffait. Si nous étions en plein dans l'un de mes rêves érotiques, c'était le moment où, sans aucune pudeur, je lui sauterais dessus.
« Je – j'ai fait des élixirs pour l'entretien des métaux – expliquai-je en sortant l'une des fioles au liquide verdâtre – Je pensais que vous pourriez l'analyser pour moi et me faire une, euh, lettre de recommandation ? » En parlant, je lui tendis la petite fiole. Dans le mouvement, ses doigts frôlèrent les miens, me laissant parcouru d'une décharge d'intense chaleur qui me laissa perplexe. Nous nous étions déjà touchés bien plus que ça, que ce soit à la messe ou même aux entraînements. Pourtant, ce simple contact fit flamboyer un feu dans mon ventre. La forte odeur du musc de sa peau s'éleva dans la pièce, prenant le pas sur toutes les autres. Plus forte qu'aux entraînements, j'inspirai la délicieuse odeur qui accentuait mon excitation de l'avoir si proche.
« Je vais examiner ça – me dit-il, la voix rauque, ses narines dilatées par de fortes inspirations, une lueur de braise brûlant dans ses yeux sombres. – Pendant que je fais ça, avais-tu autre chose à me demander ? » Je me trémoussais sur ma chaise, gênée. Je voulais affirmer que non, j'étais déjà dans son bureau à une heure déraisonnable. Un autre temps vaudra bien celui-ci pour discuter. Silencieusement, je l'observais ouvrir des tiroirs, récupérer des parchemins, une plume. Il sortit un vieux mesureur alchimique dont le métal des coupelles était patiné par le temps. Seul le récepteur de magie luisait encore intact comme au premier jour. Pendant qu'il scrutait l'épaisseur du philtre les sourcils froncés, je repensais aux paroles de mon inconnu. Y aura-t-il vraiment un moment plus propice que ce soir pour lui parler ? Nous n'étions que tous les deux, je n'aurai probablement pas de meilleures occasions. Je devais me pousser à ouvrir la bouche, m'inciter à activer mes cordes vocales. Le loup de brume me soutenait de sa présence dans mon esprit, je me prononçais les mots de soutien de mon inconnu, inlassablement.
Tout ce que je réussis à faire fut une espèce de grimace, entre le sourire de celle qui veut se donner un air sûre d'elle et l'autre qui retient un épatant éternuement. Cela eut l'air de beaucoup l'amuser. Un tendre sourire éclaira son visage fatigué, le même que je ne voyais que trop rarement, quand il était certain que personne d'autre ne pouvait le voir.
« Tu es certaine que tu n'avais rien d'autre à me demander ? Tu peux tout me dire. » Il plongea une pipette mesureuse dans la fiole, en extrayait quelques gouttes pour les poser sur l'une des vieilles coupelles du mesureur. Les ombres de ses gestes dansaient sur les murs de la pièce. Il notait scrupuleusement chacun des tintements aigus de l'instrument ; leurs intervalles, rien ne lui échappait.
« Oui Je – avouais-je enfin – enfin non-oui, je venais aussi vous parler de mes vœux. J'ai beaucoup réfléchi et j'envisage de – de peut-être demander une maîtrise en alchimie et - » J'arrivais à la partie la plus difficile, celle qui me terrifiait. Des voix froides essayaient d'accentuer ma peur. Avais-je pu tout ce temps me tromper sur ses intentions ? Ce pourrait-il qu'au fond, il ne soit qu'un autre professeur aux mœurs légères ? Je voulais plus que tout croire à l'amour que je percevais dans ses yeux noirs. Je pris une grande inspiration, les paupières closes, je récitais une prière à Loup lui demandant d'apporter l'espoir à cette conversation.
« Je voulais savoir si tu-vou-vous tu m'accompagner à partir d'ici ? » Je me maudissais de ne pas pouvoir faire une phrase complète, je bafouillais tant qu'il ne devait pas avoir compris un traître mot de mon bafouillage inintelligible. Alors forcément, quand il me répondit, un intense soulagement me parcourait à l'entendre prononcer des mots si simples qui provoquèrent un si grand bouleversement heureux.
« Bien sûr que je viendrais avec toi, Anna. C'est une évidence que tu ne dois jamais oublier, ni même en douter ». Le bonheur flouta tout dans mon regard. Je m'étais attendu au pire, il m'offrait le meilleur. J'étais si heureuse que rien d'autre n'avait d'importance. À ce moment, je n'aspirai qu'à faire sortir la joie qui explosait dans ma poitrine. La volonté croissante de le prendre dans mes bras, de l'embrasser, me maintenait fixé. Je ne devais pas ; mais là, j'en mourrai d'envie.
« Je dois quand même te conseiller de placer des vœux provisoires comme tu l'avais prévu à la base – me dit-il sur le ton de l'avertissement – Notre Pape acceptera ton voeu de départ à la fin de l'année, mais jusque là, mieux vaut ne pas t'attirer d'ennui. » Je hochai la tête, fébrile, à ce stade, j'aurais accepté n'importe quoi, mon cerveau ne répondait plus correctement, mon cœur faisait des bonds comme un cabri dans ma poitrine, ma peau frémissait, le moindre contact m'aurait fait réagir. Je m'imaginai déjà nos futurs journées à travailler ensemble, nos soirées et même nos nuits.
Plongé dans des rêves de futurs fantasmes, je ne remarquai pas tout de suite qu'il avait bougé et se trouvait maintenant à côté de moi, un parchemin officiel tendu dans la main.
« Je t'ai noté à quatre-vingt-neuf. Compte tenu du matériel que tu as utilisé, c'est une note exceptionnel. J'y ai apposé le sceau du Primordial ainsi que celui du Cardinal de Loup. Ça te fera une bonne lettre de recommandation auprès des marchands. » Il me notifia le prix qu'il jugea bon d'en tirer, les différents bijoutiers et orfèvres que je pourrais trouver à Sombre-Aile ou du côté de Corne-pourpre. Je l'écoutais également me conseiller sur le temps d'infusion des racines à réduire d'un quart, la quantité d'écaille broyée et le point d'eau clair le moins calcaire auquel je pouvais me fier aux alentours du Saint-Siège.
Tout ce que je sentais, en définitive, c'était sa main posée sur mon épaule.
« Qu'est-ce, le flacon posé devant toi, Anna ? – me questionna-t-il alors. – C'est un essai ? » Je lorgnai sur la gourde contenant la mixture qui m'avait prise l'après-midi.
« C'est une potion pour contrer les effets des maladies dues au froid. Il y a une épidémie dans les villages des montagnes. J'ai pensé, comme je ne vous ai pas vu depuis Dies Lyncis, que vous étiez tombé malade. Je suis désolée. » Je me sentais surtout stupide maintenant que je le voyais. Certes, il n'avait pas l'air au mieux de sa forme, mais il n'avait clairement pas l'air d'avoir besoin d'un de mes remèdes.
« Ne t'excuse pas d'avoir été attentionné – me gronda-t-il tendrement, en venant caresser ma joue du bout des doigts. – Il est vrai que je n'ai pas été très bien, donc ton intuition était juste. Je te remercie ». Le visage levé vers lui, je voyais ses prunelles sombres briller, ce tendre sourire qui m'était en émoi. Mon rythme cardiaque pulsait si vite que l'on pouvait l'entendre à l'extérieur de ma poitrine. Je voulais me lever, en un instant, je fus debout, la main sur son bras, je tentai de l'attirer vers moi, me tirant davantage vers lui dans l'effort, mais ce n'était pas important. Je me trouvais contre lui, les joues roses, faisant ce que je m'étais promis de ne pas faire par bon sens. Le monde autour de nous sembla disparaître, ne laissant plus de place qu'à la bouche qu'il pressa contre la mienne. Je m'abandonnai à ses lèvres, lui offrant tout l'amour que j'avais pour lui. Mon corps s'imbriquait contre le sien, répondant au désir muet d'une chose dont je ne me souvenais pas. J'explorai, enhardi, ce corps entretenu, les mains glissées sous sa chemise, caressant son dos. Un grondement s'entendait en continu, vibrant dans sa gorge. Il m'embrassait passionnément, ses mains pétrissant mes formes. Il attrapait mes hanches, vint se perdre sur ma poitrine. Mon désir se décuplait avec ses mains. Avide de plus encore, je roulais des hanches contre lui, comme il m'arrivait parfois de le faire, à l'office ou à l'entraînement. Tout son corps répondait, tendu, à mon désir.
« Anna — grognait-il, plaintif, notre baiser rompu — je ne veux pas que tu aies à oublier ce moment, arrêtons-nous là et- » Malgré ces quelques mots qui m’auraient alerté, je ne le laissais pas terminer sa phrase, réduisant à nouveau la distance entre nous.
« Si je dois oublier, j'oublierai. Ce que je veux, c'est profiter de chaque instant avec toi… Nathan ». Je ne sais pas d'où m'était venue cette ardeur, l'assurance de prononcer son prénom, mais je venais de faire disparaître la dernière de ses réticences.
Il me souleva d'une main sans effort, me posant sur son bureau, le bassin entre mes cuisses. Des documents volèrent sur le sol, je savourais ses baiser, m'électrisai quand il me mordillait la lèvre. Ses mains rugueuses se posèrent partout sur moi, soulevant ma jupe. Il glissa des doigts sur le tissu humide de mes dessous, me caressant au travers. Je la voyais au fond de son regard, cette lueur sauvage et énamourée de celle qui me faisait me sentir comme la créature la plus désirable et éblouissante du territoire. À cet instant, je ne désirai rien d'autre, rien de plus que lui. Son parfum se posa partout sur ma peau, il m'embrassa jusqu'à la gorge, la mordilla. Je gémis son prénom quand ses mains se glissaient sous ma chemise, pressant ma poitrine nue, les mamelons durs de mes seins tendus. Gémis mon amour pour lui au moment où ses doigts glissèrent entre mes lèvres trempées.
Je l'entendais me murmurer des mots doux, gronder des promesses d'amour qui me firent chavirer. Il répondait aux moindres de mes gémissements, par plus d'ardeur encore. Au bout de ce qui me sembla un temps bien trop long, mes dessous atterrirent enfin sur le sol. Je soubresautais, mes jambes tremblaient, entourant son bassin. Sa verge au bord de mes lèvres, je murmurais plusieurs fois son prénom, plaintive, le regard éperdu plongé dans le sien. Je n'eus pas à le lui réclamer, d'un coup fort et ferme, il me pénétra. Une brume de plaisir s'élevait dans mon esprit, je me perdis en gémissement à ses mouvements lascifs qui me remplissaient. Tous ses gestes étaient tendres et attentifs. Je sentais qu'il se retenait, gérait les mouvements, tantôt plus ferme, tantôt plus profond. Nos parfums s'entremêlaient dans l'air, aux odeurs de bois vinrent s'ajouter le parfum de la sauge, à son musc sauvage s'unifiaient les fleurs d'un buisson de mûrier. Je m'abandonnai au plaisir d'amples coups de reins, plus brusques et sauvages. Je le réclamai, plus fort, plus vite. Mes ongles plongés dans son dos, je m'accrochai à lui, atteignant la jouissance. Ses grondements amoureux se mélangeant à mes cris et –
Assise sur ma chaise, je regardai éberluée, la petite Primordiale Riidh présente à mes côtés. Cette dernière nous évaluait du regard, un air suspicieux sur le visage. Je n'avais pas souvenir de son arrivée dans la pièce, ni de la teneur des questions auxquelles mon Primordial répondit.
« Je remerciais Anna d'avoir eu la gentillesse de m'apporter un remède pour mes maux des derniers jours quand tu es arrivé, Amélia. Elle était venue me faire analyser des philtres également. Ça m'a pris un peu de temps, je viens à peine de terminer. » Le ton qu'il employait se voulait léger, mais le masque souriant face à la Primordiale Riidh camouflait un visage triste.
« Si vous aviez fini, je suppose qu'il est temps qu'Anna rentre à son dortoir, n'est-ce pas ? Il se fait tard après tout et nous devions discuter, si tu te souviens bien. » Accompagnée de la Primordiale en tête de file, notre étrange trio se mit en route. Cela me fit drôle de quitter l'ambiance chaleureuse de ce simple bureau, pourtant, à mesure que je m'en éloignais, le sentiment de plénitude s'évapora. L'impression étrange d'oublier quelque chose se mêlait à la sensation plus tangible d'un désir satisfait. Mon corps, semblant s'aimanter à celui de mon Primordial, traînait les pieds arrivé aux grands escaliers à vis de l'étage.
« Anna – m'appela mon Primordial, la voix à nouveau plus tendre – Surtout, rappelle-toi de ce que je t'ai dit. Tu ne dois jamais oublier, ni en douter. » Les émotions refluaient sur le visage de mon Primordial. Vrillé dans les miens, je pouvais voir cette étincelle d'amour éclaircissant la tristesse de son visage.
« Je n'oublierai jamais, je vous le promets, Primordial. »
Je ne pourrais jamais oublier, jusqu'à l'écho même de cette promesse d'avenir. J'en gravai un à un, chacun des mots dans mon esprit. Ma réponse eut l'air de le satisfaire, assez pour qu'il me quitte enfin des yeux. Je me promis, en le voyant partir, que jamais, ni la brume ni le brouillard, ne pourrait m'ôter ce qu'il m'avait dit ce soir.
Les prémices du froid tordaient mon estomac. Arrivé à la tour de Loup, de sombres voix m'assaillaient douloureusement. Mais même le dortoir vide ne réussit pas à voiler ce reflet de bonheur qui m'avait été offert.
Mes rêves prirent une nouvelle dimension cette nuit-là.
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