Chapitre 4
Le bus s’immobilisa dans un crissement de freins, brisant le silence lourd qui régnait à l’intérieur. Louise, toujours assise, laissa échapper un léger soupir, ses doigts crispés sur la sangle de son sac à dos. Autour d’elle, les autres recrues civiles restaient silencieuses, chacun perdu dans ses pensées, l’air abattu. Ils venaient d’arriver au centre logistique militaire, leur nouvelle réalité pour une durée indéterminée. Dehors, un ciel d’acier pesait sur l’horizon.
Le centre se dressait comme un bloc de béton austère au milieu de nulle part, probablement un ancien établissement pénitentiaire dans Les Vosges. Pas de chaleur, pas de signes de vie. Juste des barbelés, des tours de guet et un silence oppressant. Les recrus descendirent du bus les uns après les autres dans une marche mécanique. Louise inspira profondément. Elle sentait l’air froid mordre son visage.
« Allez, on bouge ! Pas de traînards ! » aboya un sergent posté près de l’entrée du bâtiment. Il ressemblait à une statue de fer forgé, immobile, les traits durs, le regard perçant.
Ils entrèrent dans un grand hall aux murs gris, alignés comme du bétail. L’odeur âcre de désinfectant se mêlait à celle, plus subtile, du métal et de l’humidité. L’atmosphère était lourde, impénétrable. Un capitaine, un homme sec à l’air usé par les années de service, se posta devant eux, tenant une tablette dans une main.
« Bienvenue dans l’enfer. Vous êtes ici pour servir la nation. Vous êtes des recrues civiles, vous obéissez aux ordres. Aucune question. Aucune contestation. Vous faites ce qu’on vous dit, point. Ce n’est pas un centre de vacances. Vous êtes ici pour travailler, comprendre les bases de la discipline militaire, et accomplir vos missions. Clair ? »
Un murmure d’assentiment se fit entendre dans les rangs. Louise garda le silence, observant avec une attention silencieuse. Elle savait qu’ici, tout le monde serait réduit à une fonction, à une tâche impersonnelle. Les individus n’existaient plus vraiment.
Les nouvelles recrues se familiarisèrent rapidement avec leur chambrée. Louise partageait la pièce avec neuf autres femmes, chacune portant sur ses épaules le poids d’une histoire qu’elles gardaient pour elles.
Taïna, la première à s’installer, était une grande brune au visage anguleux, presque sévère, avec des yeux sombres et perçants qui semblaient voir au travers de ses semblables. Ses cheveux étaient attachés en un chignon strict, mais quelques mèches rebelles trahissaient une énergie difficile à contenir. Il ne lui fallut que quelques minutes pour ranger son sac avec une précision chirurgicale. « Eh ben, c’est pas le grand luxe, » grogna-t-elle d’une voix grave, mais non sans un brin d’humour caustique. Son assurance imposait immédiatement le respect, mais une colère silencieuse semblait couver sous la surface.
À l’opposé, Joyce, une petite femme aux cheveux courts teintés de rouge, s’installait avec plus d’hésitation. Ses mains fines s’attardaient nerveusement sur les coutures de son uniforme, et son sourire maladroit ne parvenait pas à masquer l’anxiété qui la rongeait. « Moi, c’est Joyce. » Sa voix était douce, presque timide, et lorsqu’elle s’assit sur son lit, elle jeta un coup d’œil autour de la pièce, comme si elle cherchait un réconfort invisible. Malgré sa fragilité apparente, ses yeux clairs trahissaient une volonté de bien faire malgré la peur qui lui tordait le ventre.
Charlotte, une femme dans la trentaine, restait en retrait, observant les autres d’un regard méfiant. Ses traits durs et ses cheveux courts d’un noir de jais accentuaient son expression, comme si elle attendait le moment où tout allait déraper. Elle déposa son sac sans un mot, prenant le temps d’évaluer chacune des recrues avec une précision froide, presque clinique. À peine un hochement de tête pour répondre aux salutations. Elle donnait l’impression de quelqu’un qui avait déjà vu plus que ce qu’elle voulait bien dire, quelqu’un qui savait que dans ce genre d’endroit, les alliances devaient se construire lentement, prudemment.
Les autres recrues rejoignirent rapidement le reste du groupe. Il y avait Fatou, une jeune femme dynamique, toujours prête à faire des blagues pour alléger l’atmosphère. Sa voix claire et pleine d’assurance tranchait avec la gravité du lieu. Son rire, bien qu’un peu trop bruyant pour le camp, réussissait à briser la tension. Avec ses yeux pétillants et son sourire éclatant, elle avait ce don de rendre l’insupportable un peu plus léger.
Marie-Caroline, quant à elle, était d’un tout autre genre. Ses vêtements soigneusement pliés et son attitude distante montraient qu’elle venait d’un milieu plus aisé, même si son allure bourgeoise semblait décalée dans cet environnement spartiate. Elle parlait peu, mais son regard distant laissait deviner une certaine résilience, une capacité à se réinventer dans la pire des situations. Ses manières étaient raffinées, mais lorsqu’on la voyait manier les caisses d’approvisionnement, on devinait qu’elle avait plus de ressources que son apparence délicate ne le laissait supposer.
Puis il y avait Yasmina, toujours prête à sortir une plaisanterie, même quand personne n’en avait envie. Ses cheveux bruns bouclés encadraient un visage au sourire perpétuel, mais ses yeux cachaient une forme de mélancolie qu’elle n’admettait jamais. Son sens de l’humour parfois décalé la rendait à la fois agaçante et attachante. Elle trouvait toujours un moyen de faire rire, même lorsque l’épuisement pesait sur leurs épaules. « Si on finit au front, au moins on pourra dire qu’on aura eu un entraînement de stars », lançait-elle souvent, un sourire en coin.
Joséphine, quant à elle, était le pilier du groupe, solide comme un roc. Grande, carrée, avec une force physique évidente, elle ne parlait jamais pour ne rien dire. Quand elle ouvrait la bouche, c’était toujours pour apporter une solution pratique, une aide concrète. Elle dégageait une aura de calme rassurant, un peu comme ces anciennes militaires qu’on imaginait capables de tout, mais qui restaient dans l’ombre, discrètes et efficaces. C’était vers elle que les autres se tournaient instinctivement dès qu’un problème se posait.
Enfin, il y avait Bérangère, une femme à l’apparence frêle, avec de grands yeux curieux, presque enfantins. Mais derrière cette apparente fragilité, elle était d’une ingéniosité étonnante. Toujours en train de bricoler, de trouver des solutions à des problèmes pratiques que personne n’avait encore identifiés, elle était une sorte de “couteau-suisse”. Elle parlait souvent dans des métaphores étranges, à la limite du poétique, mais c’était ce qui la rendait unique. Son imagination sans bornes contrastait avec la réalité dure et froide du camp.
Ensemble, ces femmes formaient un groupe hétéroclite, un équilibre fragile entre personnalités différentes, mais complémentaires. Chacune à sa manière essayait de s’adapter, de survivre dans cet univers de rigueur et de soumission. Et au milieu de tout ça, Louise, l’observatrice silencieuse, commençait peu à peu à comprendre que la solidarité entre elles serait la seule chose qui pourrait les sauver.
La première nuit au camp ne fut pas de tout repos. Le froid glacial se glissait dans les murs du dortoir, malgré les couvertures fines comme du papier à cigarette qu’on leur avait données. Louise était à peine endormie lorsqu’un bruit étrange la réveilla. Des rires étouffés et des murmures lui parvinrent depuis le couloir. Puis, soudain, la porte de la chambre s’ouvrit brusquement.
« Debout ! » hurla une voix nasillarde, suivie du claquement sec d’un bâton contre la porte en métal. Deux recrues plus anciennes, visiblement aguerries, entrèrent en trombe dans la pièce. L’une, un sergent à la carrure de charcutière, tenait une lampe de poche qu’elle braqua dans leurs visages. L’autre, rigolait d’un air sadique.
« C’est quoi ce bordel ? » grogna Taïna en se levant d’un bond.
« Le comité d’accueil, ma chère, » répondit la femme en uniforme. « Vous croyiez vraiment qu’on allait vous laisser vous installer tranquillement ? Allez, dehors, tout de suite ! On va voir ce que vous avez dans le ventre. »
Louise sentit la colère monter, mais elle se contint. Elle avait déjà entendu parler de ce genre de pratiques : des tests, des humiliations pour voir qui tenait le coup. Ce n’était qu’un jeu pour ces crétins. Cela la révoltait.
Les recrues obéirent à contrecœur, sortant en pyjama dans le froid glacial de la nuit. Dehors, elles furent alignées. Taïna jetait des regards noirs à leurs bourreaux, mais garda le silence. Joyce tremblait de tout son corps, jetant des coups d’œil anxieux autour d’elle. Louise, quant à elle, fixait le sergent d’un regard noir, serrant ses poings de rage.
L’humiliation dura une bonne heure. On leur fit courir autour du bâtiment, effectuer des pompes et des exercices absurdes, tout cela sous les rires des plus anciennes. Ce fut au moment où Joyce, à bout de souffle, s’effondra au sol, que Louise craqua.
« ÇA VA PAS LA TÊTE ?! BANDE D’ABRUTIES ! » hurla-t-elle en se précipitant vers Joyce. « Elle va pas tenir à ce rythme, vous êtes complètement tarés ou quoi ? »
Le sergent s’arrêta net, son visage se durcissant instantanément. Elle s’approcha de Louise, chaque pas résonnant comme un coup de marteau sur le béton. « Répète un peu, toi ? Tu es folle … ou suicidaire ?»
Louise ne détourna pas le regard. Sa voix trembla un instant, avant de se stabiliser. « Je dis que vous êtes en train de tuer quelqu’un. »
Le silence qui suivit fut glacial. Les recrues, figées comme des statues, fixaient Louise, bouche bée. Le sergent, maintenant face à elle, la surplombait de toute sa hauteur. Son souffle chaud s’échappait de ses narines comme celui d’un taureau en colère.
« Insolente, » murmura-t-elle. « Une grande gueule comme toi, on sait comment la faire taire ici. » Elle s’éloigna, sans un mot de plus. Ses talons résonnèrent dans le froid de la nuit, tandis que Louise restait plantée là, la gorge sèche.
Un murmure parcourut les rangs. Le bizutage s’acheva en silence. Louise savait que cette confrontation lui coûterait cher.
Les jours suivants furent marqués par un rythme effréné. Le camp fonctionnait comme une machine bien huilée, chaque recrue se voyant attribuer un rôle précis. Louise fut affectée à la gestion des approvisionnements, une tâche cruciale mais épuisante. Le centre était une véritable fourmilière : des militaires, des civils réquisitionnés, des véhicules transportant du matériel, tout cela organisé dans un chaos contrôlé.
La hiérarchie militaire était stricte : en haut de la pyramide, les capitaines et commandants géraient les grandes opérations. En dessous, les sergents encadraient les recrues, veillant à ce que personne ne dévie de son rôle. Chaque jour commençait à l’aube avec une série d’exercices physiques, suivie de longues heures passées dans les entrepôts à inventorier et distribuer les ressources. La discipline était de mise, et toute erreur était sévèrement punie.
Au fil des jours, Louise commença à connaître ses camarades. Taïna, la grande brune, se révéla être une femme intelligente et sarcastique, toujours prête à argumenter et très critique. Joyce, malgré sa nervosité, montrait une grande loyauté envers le groupe. Quant à Charlotte, elle gardait toujours ses distances, observant Louise avec un mélange de défiance et de respect.
Un soir, après une journée particulièrement éreintante passée à trier des caisses de fournitures, Louise se retrouva à la cantine, entourée de ses camarades, et la tension entre elles se dissipa enfin.
La cantine était un vaste espace bruyant, où le cliquetis des couverts et les conversations animées créaient un vacarme constant. Louise s’assit à une table avec Taïna, Charlotte, Joyce et les autres. La soupe tiède dans son assiette ne lui faisait pas particulièrement envie, mais elle avait besoin de toutes ses forces.
« Tu sais, » lança Fatou en s’asseyant à côté de Louise, « tu te rappelle de ton petit coup de gueule contre le sergent. » Elle fit un clin d’œil à Joyce. « C’est pas tous les jours qu’on voit une jeune recrue l’ouvrir comme ça. »
Louise haussa les épaules, peu impressionnée. « Elle était tellement conne, que j’ai péter un câble, c’est tout. Je déteste ce genre d’abus. »
Taïna, en face d’elle, la regarda avec un sourire en coin. « T’as vraiment des couilles, Louise. Faut le dire. C’est rare qu’on voie quelqu’un défendre une autre personne ici. La plupart se planquent et laissent les autres se faire écraser. »
Charlotte, qui était toujours en retrait, intervint pour la première fois. « C’est pas qu’une question de courage. Ici, si tu ouvres trop ta gueule, tu te fais broyer par le système. Tu devrais faire gaffe. »
Louise la fixa, mais au lieu de réagir avec agacement, elle répondit calmement : « Je sais, mais j’ai du mal à rester silencieuse quand je vois des conneries pareilles. »
« Eh bien, » dit Yasmina avec son sourire habituel, « apparemment, t’es pas juste de la chair à canon. T’es aussi une bouche-à-feu. » Son regard pétillait de malice.
Un silence s’abattit sur la table. Puis, lentement, un éclat de rire monta dans le groupe.
« Bouche-à-feu… ça te va bien, » ajouta Bérangère, qui ne souriait pas souvent, mais cette fois, un sourire amusé s’étira sur son visage. « Franchement, tu mérites bien ce surnom. »
Louise fronça les sourcils, ne sachant pas trop comment prendre cette remarque. « Bouche-à-feu ? Sérieusement ? »
Fatou tapota son épaule. « Eh ouais. T’as la grande gueule et le tempérament qui va avec. Tu vois, t’es pas seulement là pour encaisser les coups, tu les rends aussi. »
Le surnom fit rapidement le tour du camp. À chaque fois que Louise croisait une recrue, elle entendait ce mot murmuré dans son dos. Ce n’était pas dit de manière méprisante, au contraire. Elle était celle qui n’avait pas peur de l’ouvrir, celle qui osait parler quand les autres restaient silencieux. Cela lui valut des regards d’admiration, mais aussi quelques inimitiés parmi les recrues plus obéissantes.
La discipline militaire au camp était stricte et impitoyable. Chaque matin, les recrues étaient réveillées à l’aube pour un entraînement physique intensif, suivi de séances de formation sur les bases du maniement d’armes et des stratégies logistiques. Le soir, c’était une autre histoire. L’épuisement s’installait, mais les rires étaient omniprésents dans les chambrées. Les recrues essayaient de garder le moral malgré la rigueur de leur quotidien.
Une nuit, alors que Louise et ses camarades se reposaient dans leur dortoir, Charlotte se mit à parler d’une voix froide. « Vous croyez vraiment que tout ça a un sens ? Qu’on est ici pour protéger le pays ? »
Le silence tomba dans la pièce. Taïna fut la première à répondre, toujours directe. « On est là pour faire tourner la machine. Que ça ait du sens ou pas, c’est pas la question. Faut juste faire ce qu’on nous dit. »
Mais Louise, allongée sur son lit, sentait le poids de cette question peser lourdement sur elle. Elle avait toujours eu du mal à obéir aveuglément, et plus elle voyait la mécanique militaire en marche, plus elle doutait du bien-fondé de sa présence ici.
Joyce, qui jusque-là était restée silencieuse, finit par murmurer : « J’ai peur. »
Les autres se tournèrent vers elle. Sa voix tremblait légèrement.
« Je veux dire… et si ça ne s’arrête jamais ? Et si on finissait toutes au front, à se faire tirer dessus ? »
Louise la regarda avec une certaine tendresse. Elle comprenait. Joyce représentait l’innocence qu’elle-même avait perdu en arrivant ici. Elles savaient toutes que personne ne pouvait réellement prédire la suite.
« On verra, » dit Louise, d’un ton plus ferme qu’elle ne le pensait. « On va faire ce qu’il faut pour tenir, mais on n’est pas obligées d’accepter toutes les conneries qu’on nous balance. »
Taïna sourit en coin. « Bouche-à-feu jusqu’au bout, hein ? »
Un léger éclat de rire résonna dans le dortoir. Malgré la dureté du camp, l’amitié entre les recrues commençait à se tisser, et cette solidarité silencieuse était la seule chose qui leur permettait de tenir le coup.
Les semaines passèrent, et Louise s’adaptait peu à peu à sa nouvelle vie. Les journées étaient rudes, les nuits souvent courtes, mais la camaraderie qui se développait dans le groupe lui donnait la force de continuer. Elle était devenue, malgré elle, une figure respectée parmi ses camarades. Son surnom de “Bouche-à-feu” la précédait partout, mais cela lui importait peu. Ce qui comptait, c’était de rester elle-même au cœur du chaos.
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