La soirée battait son plein dans la gigantesque salle de réception de la célèbre marque. Une centaine de personnes, dont une multitude de célébrités de différents domaines, discutaient ça et là, avec un verre à la main. D'autres dansaient de manière fébrile, au son de la musique pop qui sortait des platines du DJ international que la direction de Kassoumaye avait dû remunérer à un prix exorbitant.

• Adalé, toujours aussi magnifique, dit une voix derrière moi, que je reconnus aussitôt.

Je me retournai et il s'agissait bien, comme je l'avais pensé, du Directeur régional de la marque, Adesso Kassy. Son épouse, Leyla, âgée de quinze ans de plus que lui, l'accompagnait et elle ne semblait pas enchantée de me voir, malgré le sourire de crocodile qu'elle affichait.

• Bonsoir M. Kassy ! C'est très gentil, vous êtes toujours aussi élégant, tout comme vous, Leyla. Vous êtes très en beauté !
• Merci, Adalé, répondit l'intéressée sur un ton froid, mais poli.

Elle maintenait son bras sous celui de son époux, comme si ce dernier allait s'envoler tel un ballon en hélium un soir d'orage. Je me contentai d'arborer un sourire bienveillant. Dans ce milieu, personne n'était dupe. Tous reconnaissaient en Adesso le fait qu'il était un coureur de jupons invétéré et j'avais eu à refuser catégoriquement ses avances à de nombreuses reprises. En ce qui concernait Leyla, tout le monde savait que nos échanges d'amabilité étaient fortement teintés d'hypocrisie ; sa jalousie maladive ne faisait qu'empirer les choses.

• Kassogba vous a-t-il fait part de notre nouveau projet ? me demanda Adesso. Depuis le weekend dernier, j'étais en voyage d'affaires à Johannesburg, à la maison mère de Kassoumaye. Je n'ai malheureusement pas eu le temps de vous envoyer un e-mail depuis lors, j'étais très occupé.
• Je comprends. Effectivement, il m'en a brièvement parlé mardi, dans vos locaux. Il s'agit bien du format de l'émission, que la direction générale souhaite désormais mettre en place, de manière quotidienne ?
• C'est exact, me confirma-t-il sur un ton satisfait. Vos audiences hebdomadaires sont excellentes et dépassent même celles de votre consœur Michelle Peters, qui, comme vous le savez, présente la version anglophone de l'émission. Nous pensons à garder la vôtre, afin de l'exporter dans de nombreux pays à travers le monde, en version originale sous-titrée et filmée en direct. Qu'en pensez-vous ?

J'eus énormément de mal à dissimuler mon excitation et lui adressai un sourire étincelant :

• C'est tout simplement formidable, Mr Kassy ! Je vous remercie de votre confiance à mon égard et j'espère que...
• Adesso, tu m'avais promis qu'on ne parlerait pas boulot ce soir, se plaignit Leyla sur un ton qui se voulait aimable. Vous pourrez en parler au bureau plus tard.
• Oui, chérie, tu as raison, lui dit-il avec un sourire en coin. Au fait, j'ai cru voir dans les médias il y a une demi-heure une actualité vous concernant, Adaley. Une altercation, je crois, lors de l'AFW ?

Une décharge électrique parcourut mon corps de long en large, mais mon visage resta de marbre.

• Oui, en effet, mais le problème a été traité hors de son contexte, mentis-je avec une certaine assurance. Comme vous pouvez le savoir, dans ce métier, nous sommes souvent confrontés à des détracteurs et je me devais de me défendre à ce moment précis. Mais je peux vous garantir que d'ici la fin du weekend, les médias auront une autre actualité à se mettre sous la dent et que cela ne va pas entacher ma collaboration avec votre marque.
• Cela me rassure. Très bien, profitez bien de la soirée ! Nous nous reverrons lundi à 9h, pour confirmer le projet et signer quelques contrats !

De la fumée semblait être sur le point de sortir des oreilles de son épouse, tellement celle-ci était agacée uniquement par ma simple présence. Elle entraîna Adesso de l'autre côté de la salle, avant même de me donner le temps de le remercier. Je levai les yeux au ciel puis me dirigeai ensuite vers le bar. Je commandais à l'un des serveurs un cocktail sans alcool, à base d'une boisson pétillante aux agrumes, mêlé à un jus d'orange sanguine pressé avec de gros glaçons. Une minute plus tard, j'étais sur le point de porter la coupe à mes lèvres, lorsqu'un jeune homme surgit brusquement sur ma gauche.

• Bonsoir. Pourrais-je avoir l'honneur de m'asseoir aux côtés d'une déesse telle que vous ?

Je le regardai au-dessus du rebord de mon verre, sans pour autant répondre. Ce genre d'approche, que certains hommes sortaient de leur bouche pour séduire une femme qu'ils jugeaient à leur goût, commençait, avec le temps, à me fatiguer sincèrement.

• Non, répondis-je, en buvant quelques gorgées de mon cocktail.

Comme je l'avais prévu, il s'assit sur le siège à côté de moi et commanda à ma grande surprise un diabolo menthe, ce qui me força à tourner ma tête dans sa direction.

• Un diabolo menthe ? Sérieusement ? m'écrais-je en raison de la forte sonorisation.
• Vous-même avez commandé une boisson sans alcool, non ? se défendit-il avec un sourire. D'autant plus que cela m'a visiblement permis d'attirer votre attention.

J'haussai un sourcil et je me mis à le dévisager sans m'en rendre compte. Curieusement, quelque chose chez lui faisait palpiter mon coeur à un rythme effréné. Il avait un beau visage et semblait être un sportif, étant donné les lignes de ses muscles qui se profilaient légèrement sous son costard impeccable.

• J'ai l'impression d'être un mannequin en plastique dans la vitrine d'un magasin, me taquina-t-il.
• Désolée, ce n'est pas très poli de ma part.
• Il n'y a rien de mal, m'assura-t-il en posant doucement sa main sur la mienne.

En tant normal, je lui aurais abruptement demandé à ce qu'il aille voir ailleurs, mais étrangement, je n'y parvins pas. Le souffle court, je commençais à l'interroger :

• Comment vous appelez-vous ? Et que faites-vous dans la vie ?

Il retira sa main, puis sirota son jus à la menthe avant de me donner en guise de réponse :

• Je ne savais pas, qu'en plus de vos nombreux dons, que vous étiez également inspectrice de police, Mlle Okowessi.
• Comment connaissez-vous mon nom ?
• Qui ne vous connaît pas ? Des millions de followers vous suivent à travers vos différents réseaux sociaux. Votre magnifique visage se trouve actuellement sur une bonne partie des panneaux publicitaires de la ville, liés à l'African Fashion Week. Vous êtes également l'égérie d'une célèbre marque internationale et votre émission sur la mode et les peoples est suivie dans l'ensemble des pays francophones. Malgré votre corps sublime, vous adorez manger deux burgers par jour et boire un verre de jus d'ananas chaque matin. Vous avez trente-trois ans depuis le 04 Août dernier. Arrêtez-moi si je me trompe.
• Ok, vous m'impressionez, admis-je, après avoir repris quelques gorgées de ma boisson pétillante.

Mais bon, ce bouffon avait très bien pu la veille lire ma fiche Wikipedia et y glaner la plupart des informations qu'il venait d'énumérer.

• Vous n'avez toujours pas répondu à ma question, repris-je.

Je levai les yeux à un moment donné et j'aperçus vers l'entrée la dernière personne que j'aurais imaginé voir ici.

• Excusez-moi, je reviens, dis-je à l'attention de mon interlocuteur.

Je me levai aussitôt et pressai le pas vers l'entrée, où ma grande sœur semblait complètement perdue au milieu de cette effervescence monstreuse. Elle finit par m'apercevoir et se dirigea vers moi, en tentant de se frayer un chemin dans la foule.

• Kaléwane ! Mais... Qu'est-ce qui se passe ? Il est arrivé quelque chose de grave ? la questionnai-je sur un ton affolé.
• Non, non, calme-toi. On pourrait... On pourrait aller dans un endroit plus calme pour parler ? s'écria-t-elle en apposant sa main sur une de ses oreilles.
• D'accord, allons dehors, lui proposais-je, en lui désignant une porte située à l'arrière de la salle.

Nous sortîmes et je me rendis compte maintenant à quel point ce Dj allait finir par nous rendre sourds. Hormis quelques éclats de rires et conversations en sourdine, provenant de petits groupes d'invités qui discutaient ça et là entre eux, le silence qui régnait dans la cour arrière du bâtiment était particulièrement apaisant.

• Tu vas bien ? lui demandai-je avec insistance. Mais tout d'abord, comment es-tu parvenue à rentrer ici ?
• J'ai dis à l'un des gardiens qui surveillent l'entrée que j'étais ta sœur. C'est vrai qu'il y avait une liste d'invités, apparemment triés sur le volet, mais je lui ai dis que c'était une urgence en lui présentant ma carte d'identité. Vu notre ressemblance, il m'a autorisé finalement à entrer.

Elle sembla hésiter un moment, ce qui ne lui ressemblait pas. Ses traits étaient marqués par une intense fatigue et son visage rond et doux exprimait un certain découragement. Elle avait revêtu un ensemble en tissu wax rouge et vert, composé d'une tunique et d'un pagne, qui réhaussaient son teint d'ébène. Elle avait déjà passé la quarantaine mais semblait en avoir dix de plus.

• Encore une fois, qu'est-ce qui se passe ?
• C'est maman. Elle ne va pas bien.

Je fermai lentement les yeux puis croisai les bras, en soupirant sombrement.

• Je sais pas quoi te dire, Kaléwane.
• Tu pourrais venir nous rendre visite au village de temps à autre.
• Je tiens à te rappeler que la dernière fois, lors de mon dernier séjour, elle m'a quasiment foutue dehors, ce qui semble récurrent chez elle. En me hurlant au visage qu'elle n'avait pas besoin de moi et de mon argent. Que j'étais devenue une fille de la ville sans ambitions ! Et tu voudrais que je retourne la voir ?
• Elle ne pensait pas ce qu'elle disait et tu le sais bien, la défendit-elle sur un ton calme. Elle est bipolaire et ça fait varier son humeur, certes, mais elle regrette sincèrement son comportement de la fois passée.
• Elle te l'a dit ? lui demandais-je sur un ton soupçonneux.

Elle garda le silence et j'esquissai un sourire froid.

• C'est bien ce que je pensais, opinai-je. Écoute, je peux essayer de lui passer un coup de fil, mais ça s'arrête là. Également, tu pourrais dormir et rester dans mon appartement le temps de ton séjour et...
• Je suis déjà hébergée chez Ayété, notre cousine qui se trouve au quartier Abelo. De toute manière, je rentre au village demain dans la matinée.

Je sentis une certaine nervosité me gagner.

• Tu aurais très bien pu me faire signe avant ton arrivée. Tu préfères dormir chez une cousine éloignée, plutôt que chez ta propre soeur ?
• Adaley, ne rends pas les choses compliquées, ok ? Aussi, si tu pouvais m'aider à compléter la somme pour payer l'uniforme des jumeaux. Cette année, l'école privée dans laquelle ils étudient l'impose aux élèves et la rentrée est dans dix jours. Je pourrai gérer le reste.
• Il s'agit de notre frère et de notre sœur, tu sais bien que ça ne me dérange pas. Mais si je comprends bien, ce grand échalas qui nous sert de beau-père ne fait rien pour t'aider financièrement ?
• Ne parle pas de lui comme ça, Adaley. Ardo a beaucoup soutenu Ma' après la mort de papa.
• Hum, c'était le corbeau qui tournait autour de sa proie et qui a su ensuite lui porter ses condoléances et son réconfort, quoi, ironisai-je. Enfin, Kaléwane, tu ne comprends toujours pas ? Ardo séduisait Ma' bien avant le décès de papa et il a réussi à l'épouser seulement un an et demi après ! Il a tenté maintes fois de mettre ses sales pattes sur moi. Quand il a compris que je n'allais pas me laisser faire, il s'est débrouillé pour que Ma' soit en colère contre moi. Ce jour-là, lorsque je vous exprimé mon désir de devenir mannequin, personne n'était d'accord ! Pire, il a persuadé notre mère de me jeter hors de la maison, avec mes affaires. Sans mes économies, mes sacrifices et le combat que j'ai mené pour survivre dans la capitale, je serais morte depuis longtemps.
• Adaley, c'est le passé tout ça, tu y reviens sans arrêt ! Il va sans dire que tu l'as bien cherché aussi, ajouta-t-elle.
• Quoi ?
• Tu as toujours désiré ce que tu ne pouvais pas avoir. Peut-être que Pa' aurait été d'accord avec tes choix de carrière et tes caprices, mais à cause de toi, les miens sont réduits à néant ! Je te signale que je voulais être pharmacienne, mais il a fallu que tu fasses la difficile avec ton sale caractère ! Et me voilà coincée à la maison pour m'occuper de Ma', d'Ardo et des jumeaux !
• Tu n'étais pas obligée de rester là-bas ! vociférais-je, sans me rendre compte que le fait d'élever la voix faisait détourner quelques regards sur nous. Tu aurais très bien pu mener tes études supérieures ici, à l'université et poursuivre tes ambitions. Mais il faut croire que ça te plaît de jouer la nounou au village. C'est donc ton problème si tu y es encore, ne te plains pas.

Elle était sur le point de me flanquer une gifle, mais je parvins à bloquer son poignet.

• Pas de ça ici, lui murmurai-je en fronçant les sourcils, en laissant brutalement tomber sa main. Je pense qu'il vaut mieux qu'on s'en arrête là. Je t'enverrai un transfert d'argent lundi matin, mais à l'avenir, appelle-moi et ne viens plus me voir, d'accord ?
• Un problème, Mlle Okawassi ?

Un gardien vint dans notre direction, l'air méfiant.

• Non, tout va bien. Pouvez-vous raccompagner cette personne dehors ? lui intimais-je en désignant ma sœur de la tête. Elle n'a pas l'habitude de ce genre de soirée et elle risque de causer des problèmes à long terme.

Kaléwane fut momentanément surprise que je puisse la traiter de cette manière, puis elle esquissa un sourire qui en disait long.

• Tu ne changeras jamais. Mais un jour ou l'autre, tu regretteras à ton tour de m'avoir jetée dehors comme une malpropre.

Elle suivit le gardien sans se retourner. Les bras croisés, je la suivis du regard puis je sentis mes yeux picoter inexplicablement. Je me ressaisis aussitôt et, après avoir inhalé de l'air frais quelques minutes, revint à l'intérieur.

De retour au bar, je constatai que mon mystérieux interlocuteur avait disparu. Mon verre également. Ce qui n'était pas étonnant, vu la densité de la foule au kilomètre carré.

• Un Schweppes Ginger Ale simple, sans alcool, mais avec des glaçons, s'il vous plaît.
• Ok, me dit le serveur qui s'était chargé de ma première commande. Au fait, l'homme qui était assis avec vous, tout à l'heure, m'a chargé de vous remettre ça.

Il me tendit une carte de visite imprimée sur du papier pelliculé mat brillant, avant d'aller rapidement servir deux clients assis non loin.

Akossan Djémé

CEO/Directeur Général Accra Restaurants International

Tél. : 8964....

Sur le dos de la carte, un message probablement griffonné à la va-vite - avec le bic du serveur - s'y trouvait :

Si tu lis ce message, c'est que je te plais et c'est réciproque. Je t'invite demain soir à 19h à mon restaurant de la baie de Cassaba, en bord de mer.

J'étais sur le point de froisser la carte et la jeter dans la poubelle la plus proche, puis me retins. Je la rangeai finalement dans ma pochette, puis bus ma boisson d'une seule traite. J'allais ensuite rejoindre le flot des invités surexcités en prenant des selfies, en mettant derrière moi ma colère et ma frustration qu'avaient causé dans la même soirée Zeyna dans un premier temps, puis ma propre soeur, dont j'espérais ne plus avoir de nouvelles sur le long terme.