Chapitre premier - G. comme Gregory
Cela faisait bientôt quarante-huit heures que Gregory Richards n'avait pas dormi, mais il ne pouvait décemment pas abandonner le combat. Glisser dans le sommeil maintenant signifierait la fin, la perte de tout le travail qu'il avait effectué jusque-là. Non, il ne pouvait décemment pas s'arrêter si près du but. Dans cinq minutes au plus, la lune serait à son apogée, ses rayons tomberaient sur les fioles suspendues au-dessus du fourneau. Le bouillonnement de celui-ci laissait échapper des volutes de buée rousse et une odeur indescriptible embaumait la pièce. Mrs Ratchett, la logeuse, ne serait guère heureuse de sentir tout cela en venant s'enquérir de sa santé le lendemain matin comme elle avait coutume de le faire.
Du reste, il s'en fichait. Il avait déjà mis à la porte un mot demandant de ne pas le déranger avant huit heures le lendemain soir. Dès que son expérience aurait réussi, il dormirait tout son saoul. Et après cela, il mettrait son plus beau costume et irait demander en mariage Jemima McPherson, la fille cadette de Mr McPherson, qui détenait des parts dans toutes les compagnies de chemin de fer anglo-saxonnes et d'ailleurs.
Les rayons de la lune s'engouffrèrent, crus, dans la mansarde par le trou que G. avait pratiqué dans le toit (au grand dam de Mrs Ratchett, qui n'avait toutefois pas protesté plus avant lorsqu'il lui avait glissé une guinée dans la main et juré qu'il ferait tout réparer avant de céder la place au prochain locataire). Ils passèrent à travers les rayons de la loupe qu'il avait installée entre le trou et les fioles. La mansarde s'illumina de mille feux tandis que la lumière se reflétait partout et dans tous les sens. G. dut fermer les yeux, aveuglé, et... tout s'éteignit subitement. Quand il les rouvrit, il fut déçu au plus haut point. À vrai dire, il avait l'impression que son cœur s'était vitrifié, s'était brisé en mille morceaux, chacun doté d'une vie indépendante, qui tous se noyaient individuellement dans un marécage poisseux à l'odeur indescriptible, tandis que la place laissée vacante dans sa poitrine était désormais occupée par deux morses dans la force de l'âge, en train de se battre avec furie pour la dernière femelle de la banquise. Il tituba jusqu'à sa chaise, tout son corps le brûlait, il se laissa choir sur le tabouret le plus proche et tomba aussitôt sur ses notes et fioles et dans les bras de Morphée. La veille l'avait épuisé, entraîné à la limite de ses capacités physiques.
Il dormait toujours lorsqu'un tambourinement violent à sa porte le tira du sommeil. Mrs Ratchett dehors, des gens qui couraient dans le couloir, cette odeur caractéristique et ce bruit... Pourquoi tout était-il si brumeux ? Non, pas brumeux... fumeux...
Le cœur battant à tout rompre, G. se leva d'un bond et sortit de sa chambre en proie aux flammes.
« Mais comment avez-vous pu déclencher un incendie, Monsieur Richards ? le gourmanda Mrs Ratchett entre deux quintes de toux. Et à minuit passée ! Si les policiers de ronde n'avaient pas remarqué la fumée, nous serions sans doute tous morts à l'heure qu'il est. »
G. admira à part lui, au milieu du désastre, la capacité de Mrs Ratchett à le gronder alors que son immeuble partait en fumée. Il en sut la raison l'instant d'après lorsqu'elle ajouta, sans arrêter de courir dans les escaliers pour sortir de l'immeuble :
« Et n'oubliez pas que vous aviez promis de faire réparer à vos frais tous les dégâts que vous causeriez à l'immeuble. »
Il soupira – ou plutôt gémit. L'incendie avait écourté son sommeil à une demi-heure en tout et il se retrouvait encore plus fatigué qu'auparavant, endetté jusqu'au caleçon et sans domicile. Et son expérience avait échoué.
Il resta planté sur le trottoir à la sortie de l'immeuble, traîné loin des lieux par d'autres locataires qui ne voulaient pas avoir sa mort sur leurs consciences. L'Alchimie qu'il pratiquait n'était certes pas très scientifique, mais si les alchimistes du Moyen-Âge avaient été si nombreux, c'était bien qu'il y avait un moyen d'espérer, même en utilisant de la simili-magie plutôt que de la science, non ?
Il en était là de ses réflexions, son esprit voguant sans attaches sur une mer psychique lointaine tandis que, loin, bien loin, Mrs Ratchett listait les dépenses à faire, quand une main s'abattit sur son épaule, le faisant sursauter et le ramenant à une réalité bien moins agréable que ses rêves. Heureusement, ce n'était pas l'architecte de Mrs Ratchett venant réclamer une avance, mais Andrew Brightwell, son meilleur ami et le propriétaire du Brightwell's, un club privé réservé aux hommes en général et aux chercheurs, érudits et poètes en particulier. Tandis que les pompiers de Londres, corps créé en 1832, soit vingt-cinq ans plus tôt, tentaient de confiner le feu à un périmètre restreint, Andrew lui dit :
« Tu sais, tu es un scientifique et un homme, tu peux tenter ta chance au Brightwell's. »
Les flammes atteignirent certaines des fioles de G., soufflant tout l'étage dans une explosion rose et violente, mais étouffant le feu à cet étage au lieu de le propager plus rapidement. Tous sauf G. (qui n'en avait franchement plus rien à carrer du monde physique) sursautèrent et se baissèrent dans un réflexe stupide, puis Andrew ironisa :
« Enfin, aussi longtemps que tu n'y bouteras pas le feu. Viens au Brightwell's pour la nuit, tu y verras plus clair demain matin. »
Voyant que G. ne répondait pas, il le regarda attentivement et s'enquit calmement :
« Depuis combien de temps n'as-tu pas dormi ?
— Je dormais quand l'incendie s'est déclenché, protesta G.
— Et avant cela ?
— Deux jours et quelques ? proposa-t-il approximativement. Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude.
— Tu crois peut-être qu'au front on ne risque pas de mourir à chaque bataille ? L'habitude du péril ne le rend pas exempt de danger. Allez, viens dormir au Brightwell's, je te dis.
— Je ne suis pas membre, protesta G.
— Tu dormiras sur le canapé de mon antichambre pour cette nuit. »
Las de se battre contre le sommeil, G. hocha la tête et suivit son ami jusqu'à son fiacre, dans lequel il s'endormit.
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