Chapitre cinq - Le troisième jour d'Hecatombeion
Contrairement aux craintes de Zenon, il ne fut pas assigné à résidence par sa mère. Quand je lui demandai si c'était bon signe, il doucha mon enthousiasme en répondant qu'il ne pouvait pas en être sûr tant qu'il n'aurait pas eu l'assurance de pouvoir épouser Nirosia et, ainsi, la protéger de sa famille à tout jamais. Le reste de mon temps dans l'Empire sous-marin se déroula ainsi entre excursions secrètes et repas avec les esclaves du Palais. Je déjeunais donc avec Julia, l'esclave qui m'avait été attribuée, et au bout d'une semaine, elle finit par m'avouer qu'elle avait été placée à mon service par la Reine dans le but de m'espionner. Elle ajouta que c'était très courant d'utiliser les esclaves pour espionner et me proposa d'être mon espionne. Je la remerciai mais répondis que je n'aurais pas l'usage de ce genre de service. En revanche j'étais curieux de savoir ce qu'elle avait bien pu dire sur moi à la Reine, mais répondre lui aurait vallu la peine de mort.
Deux jours plus tard, Zenon m'annonça qu'il allait enfin recevoir son patronage à l'issue de la cérémonie qui aurait lieu le lendemain. Il m'invita et j'y allais, tout à fait logiquement. C'est ainsi que le troisième jour du mois d'Hecatombeion, la reine Stratonice fit appeler les trois princes, Leonidas, Néarque et Zenon, pour une audience extraordinaire. Je me trouvais pour la deuxième fois seulement dans la salle du trône où j'avais été accueilli. Je me tenais derrière une colonne, parce que je n'étais pas le plus noble, loin de là, et que ceux-ci avaient les meilleures places, mais également parce que je ne voulais pas que Stratonice me voit. Je n'aimais pas être dans son champ visuel, j'avais l'impression d'être menacé sans trop savoir par quoi.
Zenon devait gagner ce jour le patronnage d'un des Olympiens, puis, dans un mois, il se battrait contre ses deux frères pour décider lequel des trois aurait le trône. C'était du moins le calendrier prévu, et celui qu'il m'avait annoncé.
Cela ne se passa, bien entendu, pas tout à fait comme prévu.
A peine une heure après que je suis entré dans la salle et que tout le monde s'est mis à sa place, Zenon arriva, dans une tunique de lin toute simple. Il n'était pas armé, ce qui était étrange à voir bien que tout à fait normal pour la cérémonie, car tout le monde se promenait armé dans la cité - moi-même, je me retrouvai avec une lame d'orichalque dès le lendemain de mon arrivée.
Il s'agenouilla devant sa mère, qui lui dit :
« Tu connais la règle, Zenon. Tu t'avanceras vers la statue d'Hébé, déesse de la jeunesse, et recevras ton patronnage. C'est avec ce patronnage uniquement que tu pourras te battre contre tes frères. Puissent les Olympiens avoir pitié de ta vie et te donner un puissant appui. »
J'ignorais pourquoi, mais j'avais l'impression que Stratonice n'était pas vraiment sincère lorsqu'elle disait qu'elle voulait qu'il reste en vie.
Zenon s'avança vers la statue d'Hébé. Il resta planté ainsi comme un piquet. Je pensais qu'il fallait faire quelque chose, mais il fut enveloppé d'un halo orangé presqu'aussitôt et il y eut une rumeur dans la foule. Apparemment, indiscernable pour le non-initié que j'étais, il venait de se passer quelque chose de majeur.
« C'est... inhabituel, dit simplement la reine Stratonice. Le patronnage d'Hestia, gardienne du foyer et déesse vierge... Eh bien, soit ! Maintenant, vas-y, montre-nous ce dont tu es capable ! »
Mon voisin s'étouffa. Je l'aidai à reprendre son souffle à grandes tapes dans le dos puis demandai ce qui avait provoqué cette réaction. Il pointa juste du doigt Néarque et Leonidas qui s'avançaient... et qui, eux, étaient armés.
« Si ils le tuent maintenant, ce sera considéré comme légal, ajouta le voisin de mon voisin. Il a son patronnage, ils peuvent prétendre qu'il s'agit du combat rituel. Même si il devait théoriquement bénéficier d'un mois pour apprendre à le maîtriser.
-Vous êtes en train de me dire qu'on va assister à un massacre ? murmurai-je, désespéré.
-C'est très probable, répondit mon voisin sans montrer plus d'émotions. Bah, le roi savait qu'il déclencherait la haine de la reine en légitimant le fils qu'il a eu avec une de ses maîtresses. Qu'il ait reçu le soutien de la déesse du feu importe peu. »
Je songeai subitement que si Zenon se retrouvait à être finalement le frère de Nirosia, nous étions tous les trois dans la panade. Mais Zenon plus encore, puisqu'en l'occurrence il était entre ses deux demi-frères qui voulaient le tuer.
Alors, sans trop savoir ce que je faisais, je bondis et criai :
« Attrape ! »
Puis, alors qu'il se tournait vers moi, je posai ma lame d'orichalque à terre et la faisait glisser le plus loin possible dans sa direction. Il la rattrapa et la leva juste à temps pour bloquer un coup de Leonidas.
« Mère ! protesta Zenon. Le combat ne peut commencer maintenant !
-Bats-toi, ordonna-t-elle simplement.
-Non, riposta-t-il. Je suis capable de les battre, mais je le ferai selon les règles, dans un mois. »
Il y eut un instant de flottement, et même Leonidas et Néarque, échangeant un regard, hochèrent légèrement la tête. Ils donnaient l'impression de savoir que ce combat n'était pas légitime. Alors, Stratonice, mielleuse, demanda :
« Tu contestes un ordre de ta reine ? Peut-être te faut-il une autre motivation que la loyauté ? »
Elle fit un geste vague, et Thanateros apparut, tenant Nirosia par le bras. Il la tenait si fort qu'il laissait sur son bras une marque rougeâtre, et elle avait dû se débattre car elle avait la lèvre fendue.
J'aurais du savoir que c'était mauvais signe de ne pas voir l'Anapiros dans le coin.
« Cette esclave furetait dehors, dit la reine avec un sourire gourmand qui laissait deviner qu'elle savait exactement qui était la jeune fille borgne pour son fils. Thanateros, laisse-la. »
Nirosia, poussée par Thanateros, atterrit dans les bras de Zenon, qui la serra contre lui.
« Elle ne furetait pas, tenta de prendre sa défense Zenon. Je l'avais invitée. »
J'aurais voulu qu'il se taise, je voyais venir qu'il tombait dans un piège.
« Oh, comme c'est regrettable ! s'exclama Stratonice, mauvaise actrice, en cachant un sourire avec sa main. Si j'avais su !
-Si vous aviez su... quoi ? Murmura Zenon, pris d'un mauvais pressentiment.
-Jamais, au grand jamais, je n'aurais ordonné à Thanateros de nous débarrasser de cette rôdeuse.
-De vous... »
Zenon n'eut pas le temps de répéter la fin de la phrase, il eut juste le temps, se tournant vers l'homme de main de sa mère, de le voir sortir une triarbalète de sa poche et tirer. Les trois carreaux, reliés entre eux, vinrent se ficher dans le dos de Nirosia, formant un triangle autour de son cœur, qui fut transpercé trois fois, et vinrent ressortir de l'autre côté, s'arrêtant à un poil du cœur de Zenon, qui serrait Nirosia contre lui. Zenon semblait sous le choc, comme s'il avait du mal à comprendre pourquoi Nirosia, crachant du sang, se tenait éperdument à lui, son œil unique se voilant peu à peu au fur et à mesure que la vie la quittait. Zenon allongea doucement Nirosia par terre, tenant encore son buste entre ses bras, et laissa ses larmes couler.
« Nirosia ! Non... murmura-t-il.
-Zenon... »
Elle murmura plusieurs fois son prénom, pendant que sa voix faiblissait. Zenon cria :
« NON ! »
Tandis que la femme qu'il aimait mourait dans ses bras, une étrange lueur orangée les nimba, la même que celle qui l'avait nimbé près de la statue plus tôt.
Le tricarreau sembla se désintégrer, et la blessure que Nirosia avait à la poitrine, les déchirures de son cœur, de sa poitrine et de son dos, se refermèrent. Puis des étincelles oranges semblèrent jaillirent du corps de Nirosia, tandis que Zenon, aveuglé par la douleur, ne se rendait compte de rien. La marque sur son bras s'effaça bientôt, suivie presqu'aussitôt par la lèvre fendue, qui se répara tandis que le sang qui lui maculait le menton, lui, demeurait. Quand les étincelles oranges commencèrent à courir le long de son œil blessé, Thanateros assomma Zenon d'un coup de la crosse de sa triarbalète. Le jeune prince tomba sur le corps de Nirosia, ses vêtements blancs maculés du sang de sa bien-aimée – à moins que ce ne soit le sien ? – donnant l'impression qu'il était mort et qu'elle vivait, tandis qu'elle reprenait son souffle, peu à peu, et se réveillait.
« Que les médecins s'occupent de mon fils et de cette... fille, dit Stratonice. Que les autres sortent. Tous les autres. »
La foule, médusée par la scène qui venait de se dérouler, ne réagit pas.
« MAINTENANT ! » s'égosilla la reine.
Elle utilisa alors le pouvoir qu'elle avait obtenu en pratiquant de longues années pour maîtriser le patronnage que lui avait donné Eole, roi des vents (cela, je l'apprendrais plus tard, quand on m'expliquerait le fin mot de l'histoire) en déclenchant un vent violent pour ouvrir les portes et un autre pour y pousser toute l'assistance.
Pour ma part, j'avais détourné les yeux de la scène un court instant, et j'avais bien vu la reine blêmir quand les étincelles avaient couru sur la paupière blessée de Nirosia, je l'avais vue ordonner, d'un geste, à Thanateros, d'assommer le prince Zenon. Puisqu'elle le voulait mort, pourquoi l'avoir arrêté, alors même qu'il semblait souffrir de ces étincelles qu'il avait produit je ne sais comment ? Et surtout, pourquoi à ce moment-là ?
Poussé hors de la salle par le vent, je ne pus m'empêcher de glisser sur les dalles de marbre, songeant toujours à la raison pour laquelle la reine refusait que Nirosia guérisse. Voyant la petite porte qui menait sur le balcon à ma gauche, je l'attrapai instinctivement et sortit sur le balcon juste avant d'être projeté hors de la salle. C'est ainsi que j'assistai à la suite de la scène par l'entrebaîllement de la porte.
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