Chapitre quatre - Le dîner
Mr Grisham appela pour le dîner peu de temps après la disparition de FitzHenry, en frappant un coup sec sur un gong chinois rapporté de l'Empire du Milieu par le père des cousins Thorne. Victoria sortit de sa chambre et vit aussitôt Rebecca qui refermait la porte de la sienne. Les deux amies se rejoignirent en haut de l'escalier et, se saisissant naturellement par le coude, elles commencèrent à descendre en bavardant joyeusement. Victoria chercha des yeux FitzHenry à table, mais ne croisa que les regards de Bennet, Harmon et Lincoln Thorne.
Le plan de table plaçait Bennet, l'aîné, en tête de table, entouré par Rebecca - à sa droite - et Laura - à sa gauche, puis ses deux frères et Alicia et Victoria après les frères. Victoria se retrouva donc face à Alicia, et à côté de Lincoln Thorne.
« Dites-moi, demanda Lincoln à Victoria, dans quel quartier de Londres vivez-vous ? »
Elle lui donna l'adresse du Brightwell's (son père, Andrew Brightwell, lui avait bien fait comprendre, ainsi qu'à son frère, qu'il valait mieux lui envoyer trop de membres potentiels que pas assez, et la ligne de conduite du club n'avait pas changé sur ce point depuis sa mort) et précisa qu'elle habitait dans la même rue. Lincoln hocha pensivement la tête, sembla calculer quelque chose puis dit :
« Vous n'êtes donc pas à plus de douze minutes à pied de chez les Fawn ! »
Victoria le regarda avec des yeux ronds, tandis qu'Alicia pouffait de rire et disait :
« Je vois, Lincoln, que vous ne pouvez toujours pas vous empêcher d'impressionner mes amies avec votre science !
-Je suis étonné, s'incrusta Harmon, voisin d'Alicia, que Mademoiselle Brigthwell soit impressionnée. Au club, elle doit pourtant voir des intellectuels beaucoup plus doués.
-Le Brightwell's est réservé aux hommes, répondit Victoria. Bien que je sois la fille du fondateur, je n'ai pas le droit d'y entrer. D'ailleurs, mon père ne m'a pas légué la moindre part de la propriété. »
Elle passa sous silence le fait qu'il lui laissait par ailleurs une somme d'argent suffisante pour subvenir à ses besoins pour le restant de ses jours. Il était plutôt logique de toute manière que la propriété d'un club pour hommes soit divisée entre deux hommes. James et Albert, son frère et son cousin, étaient tous les deux capables de s'occuper du Brightwell's, d'une manière complémentaire. Leurs caractères en revanche n'étaient pas complémentaires du tout, et Albert avait bien fait comprendre à Victoria lorsque la nouvelle de la survie de James leur était parvenue qu'il n'avait pas l'intention de laisser James accaparer le commandement du Brightwell's. Cela laissait Eliza et Victoria, sœurs respectives de James et Albert, cousines toutes les deux orphelines, sans leur mot à dire sur les destinées du Brightwell's, ce qui leur convenait très bien.
« Les héritages sont toujours des affaires compliquées, conclut Lincoln.
-Oh, non, se plaignit d'avance Alicia. Pas encore cette histoire de FitzHenry ! »
Le nom fit sursauter Victoria. Mais devant la supplique de sa cousine, Lincoln se tut. Mince. Si Victoria insistait pour en savoir plus, elle donnerait l'impression de fourrer son nez dans des affaires qui ne la regardaient pas.
« J'ai croisé quelqu'un qui s'appelait FitzHenry, récemment, dit-elle alors en espérant qu'on ne remarquerait pas qu'elle fourrait son nez, effectivement, dans des affaires qui ne la regardaient pas. Il me semble que c'était aujourd'hui, mais les voyages m'ont toujours décalée, il est possible que ce soit à Londres. »
Si tout était normal, Lincoln ou Harmon répondrait ''ah, vous avez du croiser notre cousin, notre ami, le fils du jardinier...'' et on partirait sur un autre sujet.
« Il n'y a pas de FitzHenry dans le coin, il n'y en a jamais eu, répondit catégoriquement Lincoln. Vous avez du en croiser un à Londres.
-Oui, renchérit Alicia. Il n'y a pas un Rupert FitzHenry parmi les voisins des Richards ? »
C'était bien possible. Il semblait même à Victoria qu'il s'agissait d'un jeune homme de seize ans qui s'attirait toutes sortes d'ennuis et qu'elle avait déjà vu un policier le ramener chez ses parents un jour qu'elle rendait visite à Jemima Richards.
Mais l'éviction du sujet du FitzHenry qu'elle avait - indirectement - vu ce jour-là, dans la maison, lui donna des frissons dans le dos. Pourquoi avait-il fallu qu'elle tombe - visiblement - au beau milieu d'un secret de famille ? Et si FitzHenry était persona non grata ici, pourquoi lui avait-il rendu visite ?
Après le dîner, Alicia annonça qu'elle était fatiguée et allait remonter directement. Laura offrit de l'accompagner. Mais alors que Victoria pensait que tout était revenu à la normale, Rebecca se leva d'un bond et dit à Laura qu'elle allait accompagner Alicia à sa place. Bennet voulut poser une question, mais Lincoln lui donna un coup de pied. Seuls Harmon et Victoria ne semblaient pas faire partie de cette mascarade. Harmon se leva alors, et s'adressant à Victoria, lui dit :
« Puisqu'il semblerait que vous soyez la seule de ces dames qui reste en bas, puis-je me proposer pour vous faire visiter la maison et vous montrer la bibliothèque ? »
Victoria accepta volontiers son bras et ils se dirigèrent vers la bibliothèque, suivis par Bennet qui, apparemment, tenait à jouer les chaperons, ce qui était d'ailleurs compréhensible puisqu'en plus d'être le frère de l'un et le vague cousin de l'autre, il était leur hôte.
La bibliothèque était magnifique, pleine de livres de toutes sortes et éditions, et les trois adultes y passèrent une demi-heure, puis Victoria songea que si Bennet et Harmon restaient uniquement là pour lui tenir compagnie, il ne fallait pas qu'elle abuse de leur bonté, et elle se retira dans sa chambre. En se retournant après avoir fermé la porte, elle crut apercevoir, dans le miroir de sa coiffeuse, le reflet d'un certain jeune homme aux cheveux bruns, celui dont le nom était apparemment banni de cette maison. Elle sursauta, le cœur battant, mais quand elle se retourna, et quand elle regarda de plus près, aussi bien dans sa chambre que dans le miroir - après tout, elle ne l'avait jamais vu qu'à travers ce miroir, pourquoi cela changerait-il ? - elle dut se rendre à l'évidence, elle avait rêvé.
Alors qu'elle se mettait au lit, elle songea que si la maison, l'ambiance, les cousins ou n'importe quoi, ici, lui donnait des hallucinations, elle repartirait plus vite que prévu.
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