Chapitre premier - Eliza Brightwell
Eliza Brightwell fit sa valise. Mrs Grisham, qui l'avait élevée à la mort de ses parents - un accident sur le chantier du Brightwell's à l'époque de sa rénovation - avait bien du mal à la voir partir ainsi, mais il en allait ainsi de la vie. Les oisillons ne pouvaient pas rester infiniment chez leurs parents, ils devaient quitter le nid et aller chercher eux-mêmes les vers de terre qui... que... oui, bon, elle se perdait peut-être un peu dans ses métaphores.
« Êtes-vous sûre de vouloir aller à Londres ? s'enquit Mrs Grisham.
— Je ne peux pas rater le mariage de mon frère, tout de même ! » s'exclama Eliza.
Mrs Grisham voulut répondre qu'après n'avoir pas donné signe de vie pendant cinq ans, son frère pouvait aller au diable, quand bien même c'était son mariage, mais ce n'était même pas la question la plus importante, aussi opta-t-elle pour :
« Mais vous pourriez passer la nuit chez vos cousins Albert et Victoria, et revenir par le train du lendemain. Pourquoi voulez-vous aller vous installer là-bas ? »
Eliza ne répondit pas tout de suite, d'abord parce qu'à chaque fois qu'elle entendait parler de ''ses cousins Albert et Victoria'', elle avait subitement l'impression d'être propulsée au rang de cousine de la Reine Victoria ou, à défaut, d'Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, et ensuite parce qu'elle ne voulait pas se fâcher avec Mrs Grisham, qui avait veillé sur elle toute son enfance et toute son adolescence, mais qu'elle voulait tout de même lui faire comprendre qu'il était temps qu'elle prenne sa vie en main et cesse de s'appuyer sur sa vieille gouvernante. Cela faisait plus de dix ans que ses parents, John et Eliza Brightwell, étaient morts dans un effondrement d'échaffaudage en visitant le chantier de réfection des vieux bâtiments qui deviendraient le Brightwell's, et depuis, elle avait l'impression de se cacher, quoiqu'elle ignore de quoi.
« C'est une question de courage personnel, finit-elle par répondre. Mais pas seulement. Admettez qu'à Londres, je trouverai soit un meilleur parti qu'ici, soit un meilleur emploi qu'ici. »
Mrs Grisham était de la vieille école, elle n'aimait pas trop le principe d'une jeune fille travaillant à l'extérieur, surtout quand la jeune fille était noble, mais Eliza ajouta :
« Un emploi de gouvernante bien entendu, je ne vais pas aller travailler dans une filature, et je n'ai pas la plume pour être journaliste. »
Mrs Grisham hocha la tête d'un air entendu. Une Brightwell n'était peut-être pas une duchesse, mais elle n'allait pas faire un travail manuel pour autant ! Non, gouvernante, c'était parfait, c'était un travail pour une jeune fille qui n'était ni de la plèbe, ni noble, et qui n'avait pas l'intention de se marier tout de suite - parce qu'alors, concilier la tenue de sa maison et de celle d'une autre devenait compliqué - mais il fallait bien sûr non seulement être douée avec les enfants sans en avoir eu - ce qui en faisait un travail idéal pour les aînées de fratrie nombreuse - mais aussi savoir leur apprendre tout ce qu'il était nécessaire de leur apprendre avant que les garçons ne commencent une éducation plus poussée et que les filles ne fassent leur entrée dans le monde, éventuellement après avoir eu également une éducation poussée mais dans ce cas plus couramment au sein du foyer, grâce à la bibliothèque familiale par exemple.
Autrement dit, une gouvernante devait savoir tenir une maison, élever des enfants, connaître suffisamment de mathématiques et de latin pour aider les jeunes garçons si c'était nécessaire, exceller aux travaux d'aiguilles pour les apprendre aux jeunes filles, et bien sûr connaître de nombreux jeux et des berceuses pour les plus jeunes des enfants. Bien sûr, certaines devenaient gouvernantes d'un seul enfant, ou de deux, et dans ce cas, si les deux enfants étaient du même sexe, ou s'ils avaient tous deux plus de dix ans, il était inutile de s'y connaître en berceuses ou dans le champ d'étude assigné de l'autre sexe, mais Eliza n'avait pas encore de famille d'employeurs et ne savait donc pas si son premier poste de gouvernante serait facile ou difficile, ni quels enfants, en quel nombre, elle garderait.
« J'espère que vous tomberez sur une bonne famille, dit Mrs Grisham. Je veux des lettres quotidiennes ! Et bien sûr si vous rencontrez un jeune homme, je veux être la première à le rencontrer - enfin, après votre frère, bien sûr, chez qui vous logerez sans doute ?
— Sans doute, répondit Eliza, ne voulant pas avouer à Mrs Grisham qu'elle logerait sans doute à l'étage du pub que sa belle-sœur avait l'ambition d'ouvrir plutôt que sur le canapé de son frère James. Au mariage, je serai présentée - sans doute par Albert ou par Victoria, étant donné que James sera occupé - à tous leurs amis, et parmi eux, je trouverai peut-être une place de gouvernante.
— Vous devriez trouver une place de débutante, riposta Mrs Grisham, qui s'imaginait bien mieux Eliza Brightwell, portrait craché de sa mère, en train de danser au bras d'un prince russe dans un bal à Buckingham, qu'à s'user les yeux à montrer à de petites filles comment broder des fleurs sur du taffetas ou à crocheter des gants de coton.
— Cela viendra peut-être, répondit Eliza. Entre nous, je préfère rester une obscure gouvernante, qui se trouvera peut-être, d'ici une demi-douzaine d'années, un mari en la personne du cinquième fils d'un petit noble ou d'un bourgeois, ou encore d'un secrétaire ou d'un majordome, plutôt que d'avoir à danser avec des inconnus et à sentir tous les yeux d'une salle se poser sur moi si l'inconnu se révèle être plus haut-titré que je ne le pensais. »
Au-delà de ces exemples, Eliza voulait surtout aller sentir le vent de liberté et de progrès qui soufflait à Londres plutôt que de continuer à ne humer que la fange de la campagne. Assister au mariage de son frère était un prétexte (après tout il ne lui avait pas adressé la parole en cinq ans) : ce qu'elle voulait, elle, c'était gagner Londres, vivre de son travail, et évidemment, comme toutes les filles, trouver un mari aimant.
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